[La Mécanique du Jeu] Le catch-up
Parmi la palette de défauts évoqués de manière plus ou moins justifiée à l’encontre d’un jeu, figurent en bonne place le « win-to-win » et autres problèmes de « runaway leader ». Ces anglicismes de bon ton pour avoir l’air de s’y entendre en matière de game design cachent-ils parfois un réel problème de conception ? Quelles solutions les auteurs mettent-ils en œuvre pour atténuer ces sensations potentiellement négatives ? Et pour aboutir à quel type de jeu ?
Sans prétendre une seconde percer tous les mystères de l’univers ludique ni mettre à jour une recette universellement applicable, essayons de dégager quelques réflexions autour de cet épineux sujet.
Ce leader que je ne saurais voir
Pour éviter toute méprise, une définition s’impose d’emblée :
Un mécanisme dit de « catch-up » ou de rattrapage est un point de règle qui implique un avantage pour le ou les joueur(s) en retard, et/ou un inconvénient pour le ou les joueur(s) en tête.
Le choix de cette définition pour la présente chronique induit notamment deux choses :
- Au cours de la partie, une objectivation du « classement » relatif des joueurs doit être possible. Généralement, la position sur la piste de score fait foi, mais cela peut aussi être l’avancement physique dans un jeu de course, la surface financière ou les revenus du tour précédent dans un jeu sans PV.
- La tendance naturelle des joueurs à pénaliser le leader par leurs décisions n’est pas un mécanisme explicite ; c’est donc hors-scope pour cet article.
À noter que lorsque 1) n’est pas réalisable, l’équilibre du jeu est possiblement délégué à 2). Small World (2009) illustre parfaitement cette prise de relais : du fait des PVs cachés, les positions ne sont connues qu’approximativement, et il n’y a donc pas de mécanisme de catch-up officiel. La « diplomatie » et la propension à détourner l’attention jouent alors une part essentielle dans le résultat final.
La phase d’échange dans Catane (1995) est également considérée comme hors-sujet : certes, les joueurs avisés auront tendance à refuser tout deal avec un adversaire sur de trop bons rails, mais cela repose sur leur propre appréciation et non sur une contrainte réglementaire. Cette balance diplomatique (combinée à d’autres joyeusetés, comme la possibilité de bloquer le réseau adverse ou de cibler un adversaire particulier avec le Voleur) est d’ailleurs nécessaire à Catane, tant le phénomène de « win-to-win » peut s’y faire sentir. Un joueur réussissant à établir rapidement de nouvelles colonies accroît ses chances de gagner plus de ressources que les autres et donc de pouvoir construire encore plus de colonies, entrant dans une spirale vertueuse dont l’issue ne ferait plus vraiment de doute.
L’évolution du score d’un joueur peut être modélisée grossièrement selon la représentation ci-dessous. En bleu, un jeu « markovien » serait un jeu où le score actuel est neutre par rapport à la prédiction du score futur. En vert, le phénomène de runaway leader/win-to-win conduit à des gains de points exponentiels. En rouge, le catch-up étouffe les différences.
Rattrape-moi si tu peux
Comme nous le rappelait fort pertinemment cette chronique de 2015, le sentiment d’accomplissement personnel du joueur ne passe pas nécessairement par la victoire finale. Néanmoins, le genre humain étant ce qu’il est, nos experts sont formels : une probabilité de figurer qui tend vers zéro favorise la perte d’implication. Et quoi de pire que de voir ses partenaires de jeu commencer à soupirer à mi-partie, jusqu’à terminer à contrecœur, sans envie ?
Toutes les typologies de jeux ne prêtent pas autant le flanc à cet écueil potentiel, et n’ont donc pas nécessairement « besoin » d’un remède à la même hauteur. Plus un jeu est court, moins ce facteur a des chances de marquer les esprits. Un joueur largué n’a pas longtemps à ruminer son échec annoncé avant de pouvoir réclamer une revanche. Sur un titre d’une durée importante, en revanche, un écart visiblement irrattrapable peut s’avérer décourageant s’il reste plusieurs douloureuses heures de partie.
Quoiqu’il en soit, l’incertitude autour du résultat final peut être vue comme une arme anti-démobilisation.
Et c’est là que le catch-up attaque : sa tendance à lisser les positions, à favoriser les retournements de situation, permet de prolonger un certain suspense, d’entretenir l’espoir.
Focus sur les jeux de course Cyrus est un des intervenants réguliers de Proxi-jeux, podcast francophone qui vous parle de jeux de société. Eu égard à ses récentes chroniques de jeux de course, nous lui avons proposé une tribune autour de la question suivante : Un mécanisme de catch-up est-il indispensable pour maintenir le suspense dans un jeu de course ? Pour moi, l’intérêt du catch-up n’est pas lié à une mécanique de jeu, il est plutôt lié au type du jeu. À mon sens, il est intéressant dans les jeux familiaux qui doivent laisser une chance à tout le monde mais qui sont un peu longs pour simplement laisser le hasard faire les choses. Quand on me dit « rattrapage » et « jeu de course », je pense à Mario Kart ! C’est un jeu vidéo, OK, mais je peux y raccrocher directement Rush and Bash (2015) que j’ai chroniqué. Dans Mario Kart, le principe de favoriser les joueurs à la traîne pour donner une chance de rattraper les joueurs en tête est clairement exploité : arme d’attaque (carapace, carapace bleue), étoile, éclair, etc. sont distribués plus facilement aux derniers joueurs qu’aux premiers. Pourquoi ? Cela permet de créer du fun, des retournements de situation et du suspense. Nous y voilà ! Prenons maintenant Flamme Rouge (2016) : on peut de façon basique penser que l’aspiration est un mécanisme de rattrapage puisqu’en effet un joueur à la traîne, s’il est bien placé, peut remonter grâce à ce mécanisme. Soit. À mon sens ce n’est pas ça qui permet de maintenir le suspense. Ce qui maintient le suspense, c’est le fait que tout le monde parte avec le même set de cartes qui permet tout juste d’arriver et qu’il faille s’économiser pour atteindre la ligne d’arrivée, l’économie passant par le fait de rester dans les roues, voire « se faire aspirer ». Dans cet exemple, on a donc un jeu qui utilise le catch-up (à une dose légère) mais ce n’est pas ça qui permet de maintenir le suspense. En tout cas, s’il y contribue, ce n’est pas le facteur premier. Il contribue plus à l’immersion à mon sens. Il est temps maintenant de parler des jeux de course « cachés ». Évidemment ces jeux sont rarement classés dans cette catégorie : Codenames (2016), oui Codenames, est un jeu de course : il faut être la première équipe à faire deviner et deviner tous ses mots (ou images selon la version). Dans ce jeu, point de mécanisme de rattrapage, pas d’avantage au dernier et pourtant, le retournement de situation n’est jamais exclu. Car il est possible de crever en route ! Enfin… ici, il s’agit plutôt de tomber sur l’assassin. |
Dans un registre similaire, le Tour du monde en 80 jours (2016) par Purple Brain constitue un excellent exemple. David Parlett y dépoussière son design original de 1973 (Le lièvre et la tortue), et en ajoutant notamment une bonne dose de catch-up. Jugez plutôt :
- L’effet des cases « Passepartout » est de gagner 1 carte Passepartout parmi 2 piochées… sauf si vous menez la course : vous n’en piochez alors qu’une. Pas de marge de manœuvre pour la tête de course.
- En cas de « Pari » gagné, ainsi que sur les cases « Police », le gain est indexé sur votre place : 10£ multiplié par la position dans la course. De quoi bien se remplir les poches quand on traîne à l’arrière à 5/6 joueurs.
Conséquences et contrecoups
Certains joueurs étant très forts à exploiter la moindre faille et/ou n’hésitant pas à avoir recours à toutes les bassesses, les mécanismes de catch-up ont évidemment une incidence sur le comportement des joueurs.
Le jeu d’attente calculé pour bénéficier des avantages liés à la dernière place, tout en thésaurisant ressources et avantages, devient une vraie stratégie en soi. Lorsque le plan se déroule comme prévu, on peut donc se servir du catch-up comme d’un ressort à tendre tout au long de la partie, et à relâcher au bon moment pour terminer en trombe.
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Autre effet de bord qui peut être attribué au catch-up : il tend à rendre les décisions du début de partie moins cruciales que celles de fin de partie. Ceci vient quelque peu contredire l’idée de stratégie censée au contraire récompenser les choix précurseurs avisés. Un jeu avec du catch-up n’est ni intrinsèquement mauvais ni forcément meilleur, c’est juste un type de jeu différent.
Ainsi, dans Isle of Skye (2016), Alexander Pfister laisse planer le doute sur la pérennité d’un départ en fanfare. Il utilise pour ce faire deux ingrédients :
- d’une part, les revenus supplémentaires progressivement accordés aux joueurs qui ne sont pas en tête. Ils représentent une manne de plus en plus substantielle au fur et à mesure que la fin de partie approche.
- d’autre part, l’importance relative des décomptes n’est pas tout à fait égale. Investir sur les critères A et B fait du PV plus rapidement, mais C et D sont plus faciles à maximiser lourdement puisqu’ils arrivent plus tard dans la partie.
On a vu des vieux renards rester en embuscade pour moins que ça.
Des solutions plus ou moins discrètes
Taper au portefeuille
Robin des bois n’a rien inventé, les auteurs de jeux de société connaissent cette technique ancestrale depuis la nuit des temps : prendre aux riches. À défaut d’être particulièrement élégant ou de s’accompagner nécessairement d’un sens thématique, ce procédé a fait ses preuves. La brutalité éventuelle du point de règle contraste d’ailleurs souvent avec la finesse des ajustements stratégico-tactiques qu’il induit. Il s’agit de la jouer fine pour profiter au maximum des « niches fiscales » ludiques.
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Étrange similarité : tous les 10 ou 15 PV, la piste de score d’Aquasphere (2014) figure elle aussi des lignes rouges. Mais il s’agit cette fois de péages. Pour traverser ces lignes, un paiement de 1 cristal est requis. A défaut de cristal en stock, on doit déprogrammer un robot (plutôt dissuasif puisque cela correspond peu ou prou à perdre une action). A défaut de tout ça, le marqueur de score plafonne et les PV surnuméraires sont perdus.
Dans la rubrique « impôts sur les PV », citons Belfort (2011) qui taxe les revenus du tour en fonction de l’intervalle de score dans lequel chaque joueur se trouve. En conséquence, effets de paliers et retournements sur les grosses majorités finales y vont bon train.
Non content de prendre aux riches, il faut aussi donner aux pauvres. Plusieurs titres introduisent ainsi à leur sauce des variantes d’aumône forcée.
Colosseum (2009) est typique de ce type de rééquilibrage bien impactant. Le score n’y est pas cumulatif d’une manche à l’autre : le but du jeu est de faire le plus haut score lors d’une manche, généralement la dernière. Même si la notion de développement joue à plein via le réinvestissement des gains des manches précédentes en améliorations, cette condition de victoire particulière tend au moins à favoriser le suspense jusqu’au bout. Une piste de score, qui recense la meilleure manche réalisée jusque-là par chacun, donne un classement temporaire. Et à la fin de chaque manche, le joueur en dernière position est en droit de demander un élément de spectacle (c’est à dire une précieuse ressource dans ce jeu où il s’agit d’organiser des spectacles romains) de son choix au joueur en tête, sans possibilité de refus. |
Les premiers seront les derniers
Autre paramètre sur lequel il est possible d’agir : l’ordre du tour. Rapidement et sans paraphraser la chronique dédiée, l’ordre du jeu en sens inverse de la piste de score de Fresco (2010), et la préséance sur choix du deck pour la seconde moitié de partie de Santa Cruz (2012) s’apparentent évidemment à du catch-up, sans que cela aille jusqu’à constituer une stratégie en soi. Dans Kemet (2012), le joueur avec le moins de PV choisit l’ordre du tour pour l’ensemble des joueurs, ce qui peut constituer un avantage tactique décisif lors de l’emballage final.
Dernier exemple tout à fait récent et qui dénote que le catch-up continue à être en vigueur de-ci de-là : Overseers (2017) offre le pouvoir de trancher les égalités au joueur qui a fait le plus petit score lors de la manche précédente.
Autre approche certainement plus élégante que la taxation ou les seuils mathématiques un peu arbitraires : l’essoufflement. La perte d’efficacité progressive du deck de Dominion (2008) est probablement l’exemple le plus marquant (voir ci-dessous), mais d’autres auteurs s’y essayent parfois, y compris le verdoyant Friedemann Friese avec Fürstenfeld (2010).
En remontant un peu plus loin dans le temps et en cherchant côté jeux abstraits, on trouve Yinsh (2003). L’idée que toute étape vers la victoire handicape celui qui la franchit y est prégnante. Il s’agit en effet de retirer du jeu trois de ses cinq anneaux, et ce avant son adversaire. Comme chaque anneau en moins est une option de mouvement qui disparaît, attention à ne pas caler au moment de conclure.
Sébastien est une des deux têtes pensantes de Catch Up Games, éditeur autoproclamé spécialiste en matière de catch-up. Le faire intervenir en complément de cet article semblait donc complètement indispensable. Bonjour Sébastien. Quels jeux sont, selon toi, emblématiques des mécanismes de catch-up, et quel y est l’intérêt ? La notion de catch-up est difficile à délimiter. Plus j’y réfléchis, plus je me dis qu’on parle en fait d’un ensemble de choix de game design, plus ou moins dissociables, qui ont pour préoccupation de retarder le plus possible le moment où l’ensemble des joueurs ont l’impression de savoir, avec un peu de certitude, qui va gagner. Plus ou moins dissociables dans le sens où certains choix mécaniques, dans beaucoup de jeux, concourent de fait à limiter l’effet win-to-win. Mais ils ne servent pas spécifiquement à ça. Ceci étant, l’intégration de la problématique de scoring dans Dominion (2008) est un exemple assez brillant. Bien que très impactant, et finalement sous le nez du joueur en permanence, il s’intègre de manière tellement intriquée, progressive et naturelle dans le moteur de jeu, qu’il faut déjà passer un premier niveau de lecture du jeu pour bien en comprendre l’implication. [NDR : Les Points de Victoire sont des cartes mortes à introduire dans votre deck] J’ai du mal à aimer Dominion en tant que tel ; le moteur de jeu lui-même reste trop visible pour mon goût. Mais il serait ingrat et de mauvaise foi de minorer les qualités de ce moteur et tout ce que ça a apporté au global comme utilisations et perspectives. Sinon, dans ma ludothèque, il y a un jeu que j’aime énormément (pas forcément tant pour ça que pour ses autres qualités d’épure) et qui est assez représentatif des jeux à « plancher de points ». L’équilibrage général des actions et l’échelle de scoring concourent à des écarts de score assez réduits. Il s’agit de Endeavor (2009). Certes, ce « plancher de points » peut étouffer la sensation de gratification, mais je trouve qu’il parvient suffisamment à ne pas franchir la ligne en conservant l’excitation des choix des joueurs. Pour un gamer qui valorise la mise en évidence par le jeu de sa compétence, il faut simplement intégrer dès le départ que dans un jeu comme celui-là, une différence de 3-4 points est déjà significative. En contrepartie, il préserve une gratification minimale chez tous les participants. A contrario, y a-t-il des jeux existants qui manquent de possibilités de rattrapage ? Toujours par rapport à ma ludo perso, les jeux sur lesquels a minima je me retrouve à m’arrêter pour me poser la question : Myrmes (2012) : J’ai du mal à dire dans quelle mesure le côté exigeant de la planification fait son charme, sa tension, et sa gratification pour le joueur. Mais force est de constater que j’ai vu pas mal de joueurs autour de moi refroidis par la rudesse de leur première expérience, avec l’impression de tomber derrière à la première erreur de programmation, pour une petite ressource. De ce point de vue on peut penser que peut-être un petit chouille de catch-up diffus supplémentaire aurait pu ne pas être superflu. Vinhos (2010) : C’est un jeu que j’aime beaucoup, mais il faut probablement reconnaître que vu le peu de tours de jeu au global, un retard dans le développement de son nombre de domaines peut s’avérer compliqué à refaire. Mage Knight (2011) : J’avais trouvé un peu frustrant de ressentir un effet win-to-win qui semblait difficile à rattraper dans la rapidité de levelling des persos. C’est « amusant » quelque part de se dire qu’on peut ressentir ça même dans un mode coop, probablement parce que l’impression de faire progresser son perso est centrale dans la gratification proposée par ce jeu. Through the Ages (2006) : C’est pour moi un jeu hors norme, un jeu d’exception. J’y ai beaucoup joué (notamment en ligne) et cela atténue probablement l’envie d’y trouver du catch-up. La lourdeur de l’épée de Damoclès qui pèse sur tous les joueurs (via la problématique de guerre) est une partie intégrante de la tension un peu exceptionnelle qui peut habiter chaque tour d’une partie de ce jeu. Ça m’a assez frappé en jouant à Nations, dont on ne peut que penser que notamment le séquencement du tour de jeu apporte quelque chose de plus moderne et rythmé, mais qui reste à mon goût bien moins épique et passionnant que le modèle qu’il tente de simplifier et dé-brutaliser. Ce point fait d’ailleurs l’objet de discussions intéressantes par chez nous. La question que tout le monde se pose : y-a-t-il du catch-up les jeux Catch Up Games ? En quoi était-ce nécessaire ou inadapté selon les cas ? Sapiens (2015) : lors du développement avec Cyrille, l’auteur, on n’a pas, je crois, ressenti de besoins spécifiques d’implémenter du catch-up, pour un mix de trois raisons. Le système de double scoring joue en soi un rôle intéressant d’écrasement naturel des différentiels. Les interactions directes donnent des leviers de rattrapage par le choix du joueur à embêter. Et enfin, on avait en tête d’essayer de faire coexister une accessibilité proche d’un jeu familial (au niveau des règles) et une certaine profondeur quand on prend le jeu avec les réflexes d’optimisation et de planification d’un « gamer ». Pour cette visée là, il était probablement important de conserver une sensation de valorisation suffisante de la compétence du joueur. SOL (2016) : des choix de règles concourent consciemment à retarder la fixation des éléments décisifs d’une partie, comme le fait qu’en cas d’égalité pour déterminer le symbole majoritaire pour localiser le trésor, on donne la prédominance à la dernière carte posée et pas la première. Le jeu repose aussi et surtout sur une structure qui favorise fondamentalement le maintien de l’incertitude jusqu’au dernier lancer de dé, par sa condition de victoire et la facilité de subtiliser le trésor au camp qui s’en est emparé. Freak Shop (2016) : par son format et son fonctionnement profond, ce jeu ne nous a pas trop posé la question du catch-up. Peut-être qu’on pourrait penser qu’il en manque entre un joueur qui a passé le premier pallier de compréhension élémentaire du fonctionnement des échanges et un joueur qui n’a pas encore vu le « truc » (ça arrive bien plus souvent qu’on ne le croirait), mais honnêtement je ne pense pas qu’il y aurait pu y avoir une solution pour régler ça qui ne détruise pas complètement l’intérêt du jeu pour tous les autres joueurs.
Twelve Heroes (2016) : ce jeu m’a tout de suite rappelé Netrunner, au niveau de sa dynamique éminemment économique. Derrière un thème guerrier, ce qui se joue est une course à l’optimisation de la nourriture. Pour aller chercher les 7 PV dont j’ai besoin pour remporter la partie avant mon adversaire, j’ai besoin de dépenser des actions qui mécaniquement me ralentissent dans la course de fond à laquelle peut s’apparenter la partie. Paper Tales (2017) : il me semble que le système de vieillissement tend intrinsèquement à limiter le win-to-win, en créant un jeu dans lequel on ne peut jamais se reposer trop longtemps sur une combo très performante qu’on aurait réussi à mettre en place. D’une manière très différente j’y vois une petite parenté de sensation avec la série 51ème Etat, dans laquelle on ne peut pas actionner plus d’un certain nombre de fois une même carte pour lui faire produire ses bénéfices. |
Le mirage de la recette miracle
Conclure s’avère ici des plus délicats, tant les pistes explorées dans cette chronique mènent à des enseignements peu convergents. Synthétisons néanmoins quelques points-clefs :
- La nécessité d’un recours au catch-up est sensible au profil du jeu et à l’expérience que l’auteur souhaite proposer. Contrer l’effet win-to-win est moins indispensable dans un jeu court ; le limiter – voire l’inverser – semble perspicace dans un jeu voulu « fun », où le suspense fait partie du plaisir, et où les retournements de situations sont les bienvenus. Les jeux de développement compétitifs de longue haleine – ou se pratiquant en campagne tel le récent Seafall (2016) – peuvent être facilement sujets à démobilisation en cas de retard notoirement insurmontable.
- La présence de mécanismes de catch-up impacte en profondeur le gameplay d’un jeu et donc le public auquel il se destine. Un peu trop présent, il tend à écraser la portée des décisions du joueur et donc le sentiment de gratification. A contrario, l’absence de possibilités de rattrapage à la moindre erreur ou déconvenue donne un titre impitoyable et donc probablement clivant.
- Implémenté de manière un peu trop marquante ou simpliste, le catch-up peut faire de la position d’attente une posture évidente, jusqu’à stéréotyper la tactique gagnante voire scléroser la partie. Heureusement, les exemples aussi caricaturaux sont rares. Certains titres, au contraire, subliment leur intérêt par une utilisation subtile du catch-up. Dans son jeu d’affrontement Tash-Kalar (2013), le génial Vladimir Chvátil a prévu de puissantes actions bonus accessibles uniquement aux joueurs fortement dominés. Au leader de trouver un délicat équilibre : garder une longueur avance sur son adversaire sans l’écraser.
Au final, la question du rôle et de la pertinence des mécanismes de catch-up ramène surtout chacun à son rapport au jeu de société. Le même jeu proposant du catch-up ou au contraire une absence totale de catch-up peut tout simplement être perçu de manière diamétralement opposée selon l’approche, les attentes et le profil du joueur. Plus on souhaite approfondir un jeu de manière experte, plus on monte en compétence au fil des parties, moins on a envie que la compétence soit lissée. Un connaisseur terminera certes frustré de planter sa partie pour une erreur de rien du tout ou des circonstances défavorables. Mais cela peut parallèlement augmenter d’autant sa fascination pour le jeu en question et sa satisfaction de la partie suivante où il aura bien manœuvré sur le fil du rasoir. À l’opposé du spectre, un néophyte ou un joueur Kleenex aura certainement plus d’appétence pour le plaisir immédiat sans trop de courbe de progression, et la lutte éventuelle pour la gagne dès sa première partie. À l’image globale du game design, la recette miracle n’existe pas en matière de catch-up. La notion de « bon jeu » reste de toutes manières particulièrement subjective, relative aux attentes du pratiquant, et dépendante de l’air du temps.
Webographie :
[EN] Un billet sur gamesprecipice à propos du « positional balance »
[EN] The Thoughtful Gamer pense parfois au catch-up.
[EN] La geeklist du win-to-win.
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Shanouillette 12/09/2017
J’ai joué à la route des vignes récemment et j’ai trouvé leur système de catch up disons intéressant, mais un peu punitif, je sais pas si tu connais, on doit faire plus en plus de PV progressivement de manche en manche, si on fait moins que la manche précédente on fait -5, ce qui oblige à ne pas « partir devant » ni faire de départ en fanfare (ce que j’ai fait bien entendu).
Grovast 12/09/2017
Je ne connaissais pas, mais ça m’a l’air d’un twist original. A essayer!
TheGoodTheBadAndTheMeeple 12/09/2017
Ah ouais c’est un peu punitif quand meme… Pas top agréable. Mieux vaut donner un plus aux autres qu’un moins au premier, psychologiquement parlant.
bgarz06 12/09/2017
Pour info c’est un jeu en simultané… Donc chacun construit ses routes avec la même carte piochée.(Faut juste pas scorer de trop et anticiper sur les scorings suivants).
C’est punitif pour chaque joueur et pas un seul 😉
atom 12/09/2017
J’allais le dire, et ça évite le cas du joueur qui prépare ses routes, de la même façon a chaque partie. ça oblige a s’adapter. Et puis c’est pas si punitif ça finalement. Par contre il faut pas oublier que pour le tour suivant on repart de zéro. Donc si on joue bien on ne peut pas être puni deux fois (ce que nous faisions la premiére partie).
atom 12/09/2017
Je ne connaissais pas le terme, mais dans la lecture je n’arrêtais pas de penser a l’éditeur, et me demandait si le lien était fort. Du coup quand je suis arrivé a la partie interview, j’ai eu un petit sourire.
Cette méca est indispensable pour moi pour ne pas justement que le jeu devienne insipide, inintéressant. que ça soit en perdant, mais aussi en gagnant, et écrasant la partie. Un jeu ou l’on s’arrache et ou on stresse pour tenir la partie, c’est autrement plus intéressant qu’un jeu ou l’on sait que l’on a gagné (ou perdu) deux tours avant. « a vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». L’autre possibilité pour que les joueurs ne soient pas tentés de se relâcher, c’est le score caché. Sur Concordia, on ne peut pas savoir précisément ou en est tel ou tel joueur. A moins d’avoir la mémoire d’un joueur de belote qui compte atout et carte dans la partie. On ne peut qu’avoir une idée flou d’ailleurs souvent il y a des surprises a la fin.
bgarz06 12/09/2017
Dsl, erreur d’aiguillage…
LePionfesseur 12/09/2017
Encore un excellent article de ta part, merci de nous fournir un contenu d’une telle qualité !
Un autre exemple de catch-up que je trouve très dommage c’est dans Gosu : le jeu se joue en plusieurs manches gagnantes (le premier à gagner 3 manches emporte la partie) et la plupart des cartes ont un effet qui sera plus puissant si l’on est parmi les joueurs en retard. Résultat, si un joueur remporte une manche, il est quasiment sûr de perdre la suivante et « l’effet ressort » qui permet au dernier joueur de remonter est très présent.
Alors j’adore quand même ce jeu mais c’est vraiment pas élégant comme manière de contre-balancer le hasard.
Djinn42 12/09/2017
Enorme fan du jeu à sa sortie . Beaucoup joué avec frère et amis.
Quand j’ai vu sa déclinaison en ligne arriver j’ai foncé. Etonné par le peu de joueurs sur BoardGameArena, j’ai vite compris.
Comme dit dans l’article, la « communauté » en ligne joue à fond sur le catch up. Les parties sont sclérosées au possible. C’est complètement inintéressant. Les discussions avec les joueurs qui jouent comme ça n’ont jamais été satisfaisantes.
Je considère qu’ils détournent l’esprit de cette règle. Ils considèrent qu’une règle est faite pour être appliquée et que c’est une stratégie en soi.
Y a qu’à voir la communauté de trois pékins sur ce jeu sur BGA pour comprendre que ce catch up l’a largement desservi. En tout cas dans sa version en ligne où personne ne craint de jouer les enflures. Autour d’une table, ça se terminerait mal j’imagine.
Ce sujet est véritablement intéressant et c’est un article très intéressant, une fois de plus. Il amène des réflexions sur les jeux qu’on aime et pourquoi. Et sur ceux qu’on déteste et pourquoi.
-Nem- 12/09/2017
Très bon article 🙂
Perso mon pire souvenir fut sur ma découverte du jeu de plateau du trône de fer. On était 5 et les deux dernières heures furent cauchemardesque tant j’avais accumulé du retard… Du coup j’ai plus envi d’y jouer na.
J’ai aussi vécu ça récemment avec une partie découverte de Trough the ages, mais de manière très positive cette fois. Les autres joueurs ont fait attention à bien me mettre en garde sur certains paramètres (par exemple ne jamais être à la traine militairement), et même si les deux dernières heures je savais que j’allais finir dernier j’ai pris du plaisir à tenter malgré tout de pas être complètement à la ramasse 🙂
fouilloux 13/09/2017
Même expérience pour moi. Dans la V1, il n’y avait pas de port de base, et si un Stark se faisait prendre son bras de mer d’un côté ou de l’autre, c’était fichu il ne pourrait jamais le récupérer. C’est ce qui m’est arrivé dès les premiers tours et en effet la partie a été longue…. mais longue.
TheGoodTheBadAndTheMeeple 12/09/2017
Super article 🙂
J’ai tout de suite pensé aux thunes de Isle of Skye qui font du mecanisme de catch up partie intégrante de la stratégie. Etre second ou tout simplement dans le peloton de tete mais dans les derniers permet de faire un meilleur finish en général mais pas simple a maitriser.
Dans Signorie, le catch up aussi est intégré directement avec un super bonus a celui qui prend de petites valeurs de dés. Subtil et ca en devient un autre axe stratégique…
Bref le catch up est pour une des mécaniques phare du jeu moderne, pour que tout le monde prenne du plaisir.
atom 12/09/2017
marrant, je n’avais pas réalisé que c’était un mécanisme de compensation dans Signorie. Par contre sur Isle of Skye, je trouve que c’est une utilisation dévoyée. A la base c’est pour permettre les joueurs a la traine d’avoir une chance de revenir dans la partie, mais s’il suffit de rester en queue pour s’enrichir et gagner des points sur la fin c’est un peu moins bien (mon opinion).
TheGoodTheBadAndTheMeeple 13/09/2017
IOS = Ben ca permet aux derniers d’avoir de meilleures tuiles surtout pour pouvoir se les payer. Pour le scoring de 1pt pou 5 pieces en fin de partie c’est quand meme pas un gain fou… sur les habituels 60-80 points réalisés.
Si t’es dernier de 10 points, c’est toujours aussi dur a remonter ^^
JoJo Says No 13/09/2017
Très sympa cette chronique.
En voyant le paragraphe sur Dominion, je ne peux m’empêcher de penser à Innovation et je me demande comment Grovast aurait traité son sujet sur ce jeu.
En effet, il arrive fréquemment qu’un joueur soit en avance et surexploitant une carte qui lui confère un véritable avantage. Toutefois, limité à 2 actions par tour, il devra se passer d’une de ces actions s’il souhaite scorer pour avancer vers la fin de partie. Et c’est la perte de cette action qui permet de donner au(x) joueur(s) en retard le temps nécessaire pour contrer la combo de l’adversaire.
On se sent souvent perdu quand on est derrière et finalement une force invisible nous donne généralement assez de temps pour préparer la contre-attaque. Je trouve ça tout simplement parfait !
Seb Catch-Up 14/09/2017
Merci beaucoup Grovast pour la sollicitation pour le clin d’oeil, qui nous rappelle qu’il faut ( / eût fallu) faire gaffe à bien choisir son nom de scène 🙂 (idéalement un concept moins compliqué 🙂 ) . Ca m’a fait super plaisir d’avoir l’occasion de participer. A la fois parce que je trouve que tes articles sont à chaque fois très intéressants (et du coup trop rares), et pour l’opportunité de réfléchir et parler de jeux sous un angle inhabituel (pour moi, en tant qu’éditeur, en tout cas).
snaketc 17/09/2017
Ca c’est du lourd. Merci pour cet article même si je ne suis pas toujours d’accord 😉 Pour Paper Tales, le vieillissement affecte en effet le jeu mais ce n’est pas du Catch Up car il n’y a que 4 tours. Il est hors de question de rater les 2 premiers tours autrement c’est impossible de revenir.
Avec un tel article, je trouve ma culture ludique ridicule.
Pounitus 18/09/2017
Moi qui étais déjà dans mon lit j’ai eu le malheur de cliquer sur l’article, qui m’a tenu éveillé pendant toute la lecture et même après… pour une fois que je me couchais à une heure « raisonnable » !
Merci pour ton travail, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire (euh, j’ai un doute pour la formulation… >_<)
Shoum 19/09/2017
Article très intéressant, fouillé, bien construit, merci ! On en redemande
Rammillica 20/09/2017
Bravo, très bon article quoique touffu, il m’a bien calé 😀 . Great Job Mister Grovast !!!
Buskapé 17/02/2019
Super article ! Merci Vivement les prochains ;-P