La guilde des expéditions Marchandes – L’art de poser des cubes pour gagner des ronds

Tout fraîchement disponible depuis ce mois de janvier, La Guilde Des Expéditions Marchandes est, sans aller jusqu’à parler d’OLNI, un jeu qui m’a paru difficile à appréhender juste en regardant la boite et quelques photos. Un titre télescopique (« … La quoi ? »), un design un peu terne, typique des jeux à l’allemande, mais dont le thème m’évoque tout l’opposé : de l’exploration, de l’aventure, des contrées à découvrir, et pourquoi pars un ou deux Krakens à occire ! Alors, véritable « eurogame » ou chimère ludique ?

 

 

Avant d’éclaircir ce mystère ensemble, je vous propose deux vidéos de notre cru : un Ludochrono pour vous donner un bref aperçu du jeu, ainsi que ce Dans le Viseur pour avoir les avis argumentés de Matthieu et Fred.

 

Ce que la guilde n’est pas et ce qu’elle est

À vrai dire, La Guilde Des Expéditions Marchandes n’est pas du tout un jeu d’exploration tel que l’on pourrait l’imaginer ! Il n’y a pas de révélation progressive de nouvelles zones à explorer, d’événement particulier, ou d’ennemi à affronter.

Dans ce jeu compétitif pour 1 à 4 joueurs créé par Matthew Dunstan (Elysium, série des Adventure Games) et Brett J. Gilbert (Elysium, Mandala), chaque joueur se place à la tête d’une expédition envoyée par la Reine – on-ne-sait-pas-d-où – et parcourra une carte géographique (je parlerai de « mappe » par la suite) selon des routes qu’il ou elle construira à sa guise.

Pour ce faire, à chaque tour de jeu les joueurs joueront simultanément en plaçant des cubes de bois sur des cases hexagonales, à conditions que ces cubes soient adjacents les uns aux autres, formant un itinéraire. La pose de cube rapportera de l’argent. Le gagnant sera celui qui en amassera le plus. Nous sommes donc bien dans un jeu d’optimisation, où il faudra placer au mieux ses cubes pour scorer le plus possible.

 

La pose de cubes représente les trajets de vos expéditions depuis la capitale au centre. Ils permettent de gagner de l’or de multiples façons.

 

Un jeu de « Flip and pose de cube »

Le hic, ou plutôt le twist, c’est que vous ne déciderez pas exactement du type de terrain sur lesquels vous poserez vos cubes à chaque tour de jeu. Une mécanique de bingo (ou loto) vous imposera le type de terrain à explorer. On pioche une carte Exploration au centre de la table. Elle indiquera un type de terrain et le nombre de cases à explorer, tout le monde jouant sur une copie de la même mappe. La pioche est connue de tous au début d’une manche et vous pourrez facilement anticiper les terrains qu’il restera à placer à chaque manche.

 

Les cartes Exploration qui vont être piochées durant la manche sont connues à l’avance. À vous d’anticiper et de faire les bons choix d’exploration.

 

La mécanique de base s’apparente donc au Flip & Write, mais ici une alternative au papier et au crayon est proposée : on pose simplement un cube sur la case choisie, au lieu de la cocher. Et voilà ! L’idée n’est pas novatrice, mais le résultat est pour moi très satisfaisant.

Session Psychothérapie – J’ai un rapport particulier avec les « roll/flip/quelque chose & Write ». Ayant horreur d’écrire sur le support papier ou cartonné d’un jeu, que ce soit avec un crayon effaçable ou même un feutre. Le feutre, c’est le mal absolu : ça ne tient pas sur la durée. Bon je fais une exception pour l’excellent So Clover (Just Played) ! Je trouve le rendu souvent décevant, et voir le matériel se consumer ou se dégrader avec le temps me chagrine. Ouin. Je suis irréconciliable avec ce concept (la gamme jetable des Exit, n’en parlons même pas ! C’est un peu la même chose avec les jeux « legacy », avec quelques exceptions telles que My City (il n’y a rien d’exceptionnel à faire des exceptions, d’ailleurs hop, le Just Played). Tout cela n’engage que moi, mais vous permet de comprendre d’où je démarre en écrivant cet article, avec tous mes a priori. – Fin de session, merci.

C’est donc à bras ouverts que j’accueille toute idée qui permettra d’adapter ces concepts et mécaniques intéressants à un jeu que je qualifierai de « non destructif », comme c’est le cas ici.

 

Avec son concept de tuiles legacy amovibles (on ajoute des tuiles numérotées sur le plateau et non pas des autocollants), Maracaibo opte pour un jeu Legacy non destructif.

 

Pas d’aventure, mais un grand sentiment de liberté

Si je récapitule, il n’y a donc pas d’exploration. Tout le monde joue donc à armes égales : même mappe connue, étudiée à l’avance et même type de terrains à explorer. Dans ce contexte, on pourrait s’attendre à de la monotonie et de la redondance. Au contraire, une grande diversité de gameplay et de choix est amenée par deux mécaniques intéressantes : la pose de cubes et les cartes Spécialité. Je parlerai de ces dernières dans le chapitre suivant.

La pose de cube permet bien-sûr de marquer des pièces. Sans trop faire l’inventaire des règles, mais pour vous donner une idée de la diversité du gameplay, voilà les différentes possibilités de scorer :

  • Amasser des pièces dessinées sur la carte en posant des cubes directement dessus.
  • Construire un village en coloriant toute une région de même terrain.
  • Fouiller des ruines et piocher une carte Trésor (petit gain aléatoire).
  • Relier deux villes et faire un comptoir commercial.
  • Atteindre les tours d’observation en bord de mappe.
  • Réussir un des trois objectifs aléatoires (en premier si possible).

Vous pouvez visionner le ludochrono pour les règles complètes

Comme vous pouvez le voir, elles sont nombreuses, et surtout, toutes intéressantes pour des raisons différentes.

Par exemple, la pose de village est un autre twist important du jeu. À la fin d’une manche (une fois toutes les cartes terrain piochées), on retire tous les cubes posés, effaçant toute votre progression. Retour à la case départ ! Sauf que si vous remplissez une région de cubes au cours d’une manche, vous pourrez y poser un village. Les villages donnent quelques pièces, mais permettent surtout d’avoir un point d’ancrage pour poser des cubes lors des manches suivantes, et ainsi d’atteindre des contrées plus lointaines en fin de partie.

 

Les villages sont indispensables pour atteindre les régions situées aux bordures de la mappe.

 

Ceci pose un choix cornélien quasi-permanent : vais-je chercher à implanter un village en couvrant une région entière afin de favoriser les manches suivantes, ou bien foncer sur un objectif qui rapporte cash, mais quitte à perdre cet ancrage et peut-être aller moins loin sur la mappe en fin de partie ?

Et comme beaucoup de joueurs le pensent, devoir faire des choix cornéliens, abandonner une stratégie pour prendre des risques et saisir une opportunité qui peut s’avérer plus lucrative, c’est en partie ce qui fait les bons jeux de société ! La guilde des expéditions marchandes offre une panoplie de petits dilemmes, de petits sacrifices, d’échecs, mais aussi de rebondissements joyeux.

J’ai pu constater que ce genre d’hésitation tend à vite se tasser, dès la première partie, au cours des 3e et 4e (et dernière) manches. Et pour les parties suivantes, chaque dilemme devient savoureux. On comprend les possibilités de gains intéressantes, et il n’est jamais possible d’affirmer qu’une manière de scorer ou une autre est toujours la meilleure, ni qu’une zone d’une carte est forcément plus avantageuse à tous les coups. Les différentes voies d’exploration possibles sont d’autant plus intéressantes qu’il n’est pas évident de cerner au premier coup d’œil tout le potentiel qu’elles pourront vous rapporter. Un point super positif.

Parmi toutes ces actions, un léger bémol peut-être pour les cartes trésor, qui ont un caractère aléatoire (poser un cube de plus, c’est génial ; gagner deux pièces d’or, c’est moyen), mais leur impact n’est pas majeur. Pour modérer cela, rien n’empêche d’en piocher deux et d’en choisir une, comme pour les spécialités, et le tour est joué.

 

Asymétrie et montée en puissance

Durant une manche, lorsque la pioche centrale le décide, chaque joueur pioche deux cartes Spécialité, et en choisit une qu’il conservera. Ce sont en quelque sorte des cartes Terrain sous stéroïdes. Elles donnent la capacité d’occuper de multiples terrains, de types variés. Leur pouvoir est puissant (autant que trois ou quatre cartes Terrain réunies), et pourra revenir une fois par marche suivante.

Ainsi, si tout le monde démarre dans la même configuration, la pioche de cartes Spécialité différenciera grandement le jeu des joueurs et renouvellera légèrement le gameplay entre les parties. En effet, une spécialité permettant de traverser simplement des cases océan, mais très loin, permettra d’atteindre des zones en bordure de mappe. Une spécialité offrant moins de terrains, mais au choix, permettra de consolider vos objectifs de proximité, même si rien n’est aussi tranché. À vous de flairer le meilleur courant d’air.

 

Les 28 cartes Spécialité sont diversifiées et apportent une asymétrie forte et intéressante entre les joueurs.

 

Il y a une part de chance dans ce tirage. Certaines cartes sortent peut-être du lot comparées à d’autres, ou du moins arriveront à point nommé, tandis que pour d’autres, eh bien on n’en aura rien à cirer ! C’est aussi ce qui fait que ce jeu est accessible à un grand public. Trop de déterminisme ne donne pas l’opportunité à tous d’avoir son jour de chance, mais cela est un autre débat. En tout cas, il y a selon moi suffisamment d’opportunités dans ce jeu pour ne pas se retrouver bloqué et passer un mauvais moment. Je me laisse convaincre qu’un public expert ne sera pas déçu par la pioche aléatoire de cartes Spécialité, tant il y a de stratégies à élaborer. Qui saura bien lire sa mappe et les routes lucratives à tracer trouvera son compte. En définitive, j’ai le sentiment après quelques parties, que le jeu a été dans l’ensemble bien équilibré, et c’est agréable ! 

Ce qui est tout aussi intéressant avec ces spécialités c’est la manière dont elles sont mises en jeu. Vous jouerez une spécialité lors de la première manche, dux spécialités lors de la deuxième, jusqu’à quatre lors de la quatrième manche. Le sentiment de montée en puissance est aussi fort qu’il est bien dosé. Lors des manches 1 à 4, vous aller scorer à la louche 10, 20, 30 et 40 % des points. Rien n’est perdu si votre départ est trébuchant, et la dernière manche même si importante, ne pèsera pas aussi lourd que toutes les manches précédentes, comme on peut le voir parfois. Encore un point que je trouve intéressant.

 

Pas d’interaction et des scores cachés

J’aborde ce point un peu tard mais sans détour : La Guilde Des Expéditions Marchandes est un jeu quasiment sans aucune interaction entre les joueurs. Seule la course aux objectifs incitera les joueurs à regarder ce qui se passe sur les plateaux voisins, pour juger s’ils sont encore en possibilité de rafler un contrat les premiers. Le plaisir de jouer se situera donc entre la pioche centrale et votre plateau de jeu, et vous vous focaliserez sur les possibilités tactiques qui s’offriront à vous.

 

Trois objectifs aléatoires offriront la seule source d’interaction du jeu. Le ou la  première à atteindre un objectif gagne 10 pièces, les suivants, 5.

 

L’absence d’interaction ira même jusqu’à vous demander de cacher votre score aux autres joueurs. Cela peut paraître futile, voire non justifié, mais après plusieurs parties, on peut comprendre pourquoi : il n’y a pas de « catch up ». Le leader pourrait imposer son avantage, créant un sentiment d’impuissance chez les autres pour le restant de la partie. Ce concept est répandu (Puerto Rico, Jaipur, Concordia) et il est bien passé chez nous. La révélation des scores en fin de partie est évidemment source de surprises et de discussions.

Cependant, les jetons cachés pour comptabiliser le score sont pénibles à manipuler. On est sans arrêt en train de les retourner, pour se remémorer leur valeur, puis de faire de la monnaie entre des jetons de 1, 5, 10, 50. Grrrr. C’est pour moi la seule mauvaise idée éditoriale, voire la seule chose à reprocher dans ce jeu, tout court ! Un système de roue de comptage aurait largement fait l’affaire et nous aurait soulagé de cette corvée. Heureusement, rien n’empêche de le faire avec son propre matériel.

 

Long live the Queen

Enfin, face au gros potentiel que nous offre ce petit trésor ludique, on pourrait se demander si l’envie d’y revenir perdurera. Seul l’avenir le dira ! L’expérience me fait modérer mes propos dans ce sens, mais je reste confiant.

Le jeu de base comporte quatre mappes différentes qui détermineront le scénario en cours. Chacune est associée à six cartes Objectif, dont trois sont piochées au hasard en début de partie. Je dois avoir joué entre 5 et 8 parties, et le sentiment de reviens-y est toujours aussi fort, surtout que 45 minutes mise en place comprise, ce n’est pas grand-chose.

 

Sur la mappe Cnidaria, chaque cristal récupéré vous donnera autant de points que vous avez déjà collecté de cristaux, plus celui-ci. En gros, jetez-vous dessus !

 

Si poncer le jeu au-delà de 10 à 15 parties sera votre crédo, sachez que l’extension Aux ordres de la reine est d’ores et déjà disponible pour un petit prix. Elle ajoute deux nouvelles mappes avec leurs objectifs, ainsi qu’un petit plateau annexe permettant d’étendre un peu le territoire. Je n’ai pas eu l’occasion de l’essayer, mais je suis bien intrigué. Rendez-vous peut-être dans un prochain article pour en parler !

 

En résumé

Je ne cache pas mon enthousiasme. N’étant pas le plus grand fan des jeux de type Roll & Write (peut-être pour de mauvaises raisons), La guilde des expéditions marchandes est une très bonne surprise dont je n’attendais rien. Derrière ce design terne mais esthétique, se dévoile un jeu au gameplay riche, profond et très satisfaisant, destiné aussi bien à un public familial qu’aux initiés. 

Trois aspects intéressants ont marqué mon expérience :

  • La pose de cubes que l’on peut percevoir comme une alternative au trait de crayon, et qui offre des choix presque toujours délicieux.
  • La pose de villages permettant de créer des points de départ supplémentaires pour les futures manches.
  • Les cartes Spécialité apportant une asymétrie forte et intéressante entre les joueurs, ainsi qu’un sentiment de montée en puissance.

 

Si les mécaniques et sensations de jeu m’ont rappelé celles des Gardiens de Havresac, sur le retrait de la progression entre chaque manche, sur l’absence d’interaction (chacun jouant dans son coin), et sur la pose de villages que l’on peut comparer avec les tentes (voir notre Just Played), je le trouve bien plus satisfaisant, profond et rejouable que ce dernier. Amatrices et amateurs d’eurogames, de jeux d’optimisation, public familial et amateur, ruez-vous !

Un mode solo est proposé, mais parler de bon jeu solo serait prématuré. Je vous donne rendez-vous dans un très prochain Solo is Beautiful pour l’explorer en détail !

 

Le matériel de bois et les illustrations sobres mais précises de Gerralt Landman, offrent un plaisir de manipuler et une bonne lecture du jeu.

 

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4 Commentaires

  1. Fabien 31/01/2023
    Répondre

    De loin ca fait pas mal penser a Cartographers. L’as-tu joue ? On ne colorie pas mais on flip et fait evoluer un plateau personnel.

  2. Groule 31/01/2023
    Répondre

    Salut Fabien. Comme je le dis dans l’article, je suis suis pas un gros fan des roll ou flip & write. Je n’ai pas eu l’occasion de l’essayer et c’est pour cela que je ne me suis pas permis de faire la comparaison.

    Mais j’ai entendu plusieurs fois des joueurs le comparer à Cartographers, tu dis donc sans doute juste 😉 

  3. fouilloux 01/02/2023
    Répondre

    Bonjour,

    Perso j’ai joué aux deux. je n’ai pas du tout retrouvé les sensations de l’un à l’autre. Si je dois le rapprocher d’un autre jeu c’est kingdom builder.

    • Umberling 01/02/2023
      Répondre

      Assez d’accord avec ça. Mais peu aimé Kingdom Builder là où j’ai préféré la Guilde, sans avoir le coup de coeur.

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