E.D.I.T.O. ► Les grandes tendances de la décennie [2010-2019]

Une nouvelle décennie débute, vous en avez entendu parler. Un cap que nous ne passons pas tous les jours ! L’occasion de faire le point sur 10 ans de jeux de société. Quels sont les noms qui ont ouvert durablement des brèches dans les habitudes de game design, quelles sont les tendances qui ont marqué cette décade ? Voyons voir…

 

Asymétrie

Sujet qui me passionne on ne va pas se mentir (cf Edito L’asymétrie, une richesse ?), l’asymétrie a toujours existé du côté des wargames ou des jeux de cartes, mais désormais elle se trouve… vraiment partout.
Merci sans doute à Terra Mystica d’avoir montré queroot même l’eurogame le plus exigeant pouvait y avoir droit, et pas qu’un peu. De fait, de Cerbère à Star Wars Rebellion, de Smash Up à Villainous en passant par Les Voyages de Marco Polo ou Tsukuyumi, l’asymétrie est de plus en plus systématiquement proposée, quelque soit les genres, quelque soit les calibres, quelque soit la forme (asymétrie d’objectifs, asymétrie de moyens) jusqu’à des exercices de style impressionnants d’aboutissement tels que Vast et surtout Root.
Promesse de rejouabilité, qui en ces temps de profusion nous rassure, l’asymétrie pose souvent la question de l’équilibrage (cf – L’équilibrage d’un jeu) mais assure également une certaine incarnation (et on rejoint ici l’importance du thème, sur lequel on reviendra). Bref, pas étonnant qu’au-delà du gimmick, elle se soit peu à peu généralisée.
Alors tu joues l’archère ou le nain cette fois ?

 

Coopération

Le coopératif est un genre qui a littéralement explosé sur ces 10 dernières années. Le One versus All a progressivement disparu au profit du full coop’ (« moi j’en ai marre de toujours faire l’Overlord ! ») et Gloomhaven squatte désormais tous les rank 1 de BGG. Les grandes aventures en JCE ont tenu en haleine des hordes de joueurs, l’ancien Pandemic (2008) s’est réinventé en long en large et en travers, tandis que les Zombies n’ont eu de cesse de se prendre des cocktails molotovs dans leurs gencives pendantes.
Faut dire que la coopération offre plus d’un avantage, comme nous le disait TSR dernièrement : « ils sont plus faciles à sortir, l’explication de règles peut être beaucoup plus progressive (ambiance « l’objectif c’est ça, le tour de jeu c’est ça, et on apprendra le reste au fur et à mesure »), ils sont plus inclusifs (il peut y avoir des différences d’expérience avec le jeu très significatives, les plus aguerris tutorant les moins expérimentés), et moins générateurs de tension autour de la table ».

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2010. Un petit jeu coopératif qui raflait le Spiel des Jahres quelques mois plus tard (le temps d’arriver en Allemagne) donnera bien des idées par la suite. C’est Hanabi, né de l’esprit d’un certain Antoine Bauza. Un matériel sobre et des règles très simples pour un coopératif qui joue sur la communication limitée. 8 ans après, un nouvel auteur, Wolfgang Warsch, opposera The Mind, qui poussera le bouchon encore plus loin : nos cartes, il faut les jouer sans parler… du tout…! Le tour de magie. Les coopératifs ont plus d’un tour dans leur sac pour malmener le funeste « effet leader ». Du terrible Magic maze en passant par l’incongru Witness ou l’excellent petit Yokai (Bon. Signalons tout de même que le génial Chvatil avait déjà sorti Space Alert en 2008…). De fait, la coopération requiert souvent le besoin d’être brouillée [cf – notre article sur la mécanique du bruit] entravée, pour que la lutte contre le jeu soit sérieuse et qu’aucun joueur alpha ne s’impose aux autres. Comme chacun sait, un coop’ trop facile ne donnera pas envie d’y revenir ! Ce qu’a très bien compris Die Crew, avec sa palanquée de défis plus ou moins corsés…

 

Deck-building 

Le deck-building, tel que nous le définissons dans nos pages, a ceci de particulier qu’il est pour ainsi dire né juste avant la décennie qui nous préoccupe. En d’autres termes, il n’est pas étonnant de constater que sur ces dix dernières années, le deck-building a proprement explosé. On parle ici du genre tel que le fameux Dominion l’a intronisé et popularisé en 2008 – suivi de Thunderstone, Arctic Scavengers, Ascension, Valley of the Kings, Legendary, Star realms, Tyrants of the Underdark, Aeon’s End et de très nombreux autres jeu x- à savoir cette mécanique qui vous propose d’améliorer votre main de cartes durant la partie (et non pas entre les parties comme le faisait par exemple Magic). Il est toujours délicat de donner une date très tranchée à la naissance d’une idée, et il est certain que d’autres jeux ont déjà exploré des mécaniques plus ou moins proches du deck-building avant l’avènement de Dominion (on pense à Starcraft). Mais Dominion a tellement marqué le monde ludique et rapidement inspiré des milliers d’autres jeux qu’il est devenu courant d’accepter son nom comme point de départ au genre.

Dans Dominion, le deck-building était au service de lui-même (on génère son deck et on compte les points de son deck à la fin), mais il est à noter que durant cette décade, la mécanique s’est rapidement mise au service d’autres buts (construire des rails dans Trains, mettre un adversaire à zéro point de vie à la Star realms, avancer sur un plateau comme dans Clank!, alimenter un jeu de contrôle du territoire dans Tyrants of the Underdark, un mélange d’objectifs avec Viking gone wild…), ou s’est parfois même intégrée au sein d’un game design beaucoup plus large, comme dans Mage Knight et A Few acres of Snow (tous deux parus en l’an de grâce 2011). 

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Durant cette décennie, les deck-builders vont varier l’expérience ludique en manipulant certains curseurs : en changeant les façons d’acheter les ressources (marché commun, marché perso ou cartes déblocables sous conditions, rivière centrale à la Ascension), en jouant sur la gestion de l’obsolescence & de l’épuration des cartes (les cartes enterrées dans Valley of the King, les cartes promues de Tyrants), des combo (des synergies simples aux chaînages dans Nightfall, Star realms, Terrors of London, les cartes neutres dans Shards of Infinity, etc), la manière de piocher (on pioche autant qu’on veut dans Flip city, on achète directement en main dans Xenoshyft, on place les achats dans un ordre précis dans la défausse avec Aeon’s End…), ou encore la possibilité d’un set up assez narratif (Legendary) voire évolutif (Harry Potter Hogwarts Battle, Aeon’s End Legacy). 

Le deck-building a également inspiré d’autres systèmes corollaires, comme le dice-building (Quarriors en 2011), le hand building (Concordia, Lewis & Clark en 2013), le bag-building (Orléans et Hyperborea en 2014), et même le « card crafting » de Mystic Vale (2016).

Fait notable : le deck-building est parti à l’assaut du jeu vidéo depuis peu (au-delà des portages) notamment dans des rogue-likes qui collent particulièrement bien avec cette mécanique (on débute faible, on meurt, on progresse, on s’améliore avec des stratégies évolutives). On pense à Slay the Spire, Monster slayers, Night of the full moon, Pirate outlaws, Dungeon Tales, Dream quest, Silent abyss – Fate of heroes, etc. 

 

Draft de cartes

Revenons un instant chez Antoine Bauza, auteur qui aura sans aucun doute marqué notre décennie de ludiste. 7 Wonders. Un titre qui reste une telle référence que je ne vous ferai pas l’affront de le présenter. Swiss Gamers Award, Meeples’ choice award, As d’or, Deutscher Spiele Preis, Golden Geek à la pelle, Japan Boardgame Prize Voter, JoTa Best card game, Juego del Ano, Lys, Spiel des Jahres Kennerspiel, Pion Platine (1 000 000 exemplaires vendus)… Le jeu fait désormais partie d’une grande famille, avec ses extensions et son excellente version deux joueurs conçue avec Bruno Cathala (elle-même riche d’extensions) sortie en 2015. Bref, depuis 10 ans, le soufflet n’est pas retombé, une véritable gageure au vue du nombre de sorties concurrentes. 
 

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Cherchez l’intru 😉

 

Mais au-delà du tableau de chasse : ses influences se mesurent encore chaque jour. 7 Wonders a su proposer un gameplay fluide et tendu tel que nombre d’éditeurs les recherchent depuis, basé sur un draft de cartes simultané hyper structurant qui génère une construction de tableau sur trois âges. On réfléchit et on joue au même rythme, tuant les temps morts dans l’œuf, le tout pour une durée de partie d’environ 30 minutes. Lost Legends, Treasure hunter, Nevermore, Tides of Time, Among the stars, Mu… sont ses descendants directs. Mais de Blood rage à Sushi Go en passant par Terraforming Mars à It’s a Wonderful World dernièrement, le draft de cartes de 7 Wonders a inspiré un nombre de game designs incalculable.

Le draft peut prendre bien des formes. Mais dans notre cas, c’est ce qu’on appelle aussi le « pick and pass » : on choisit une carte dans un ensemble et on passe le reste à son voisin. Un système de sélection qui viendrait initialement de la méthode utilisée par les équipes sportives de football américain pour choisir les meilleures recrues. C’est une séquence de sélection depuis un ensemble de ressources qui va diminuant, autant dire qu’il peut être important de retenir ce qu’on voit passer et ce sur quoi partent nos petits camarades… Car qui dit draft, dit contre-draft, ou comment introduire une interaction potentiellement douce-amère sans en avoir l’air – essentiellement avec nos voisins immédiats qu’il faudra apprendre à lire. Autant de qualités qui permettent aussi au draft de s’inviter dans des jeux toujours plus familiaux tels que Misty ou Draftosaurus

 

Eurotrash

Souvenez-vous. En 1995 Catan ouvrait une autoroute aux jeux de l’école dite allemande, axés sur de la gestion et une durée de partie courte pour l’époque (ce standard n’a eu de cesse de se réduire depuis), 120 minutes à 4 joueurs, c’était toujours mieux que les après-midis Monopoly. De l’autre côté de l’Atlantique, on aimait pas tant transformer du bois en du mouton que vivre un thème fort durant des heures en serrant les fesses à chaque grands lancers de dés, héritage de Gary Gygax oblige (jeu de rôle Dungeon & Dragons) – c’est ce qu’on appelle l’école américaine. Voilà pour le fugace résumé géoludique. eclipse-jeu-En 2011, l’arrivée d’Eclipse (Touko Tahkokallio) a sans doute permis de rendre les frontières entre les deux écoles plus perméables. La voie avait déjà été un peu débroussaillée juste avant la nouvelle décennie, avec Cyclade ou encore Small world en 2009 (tiré lui-même de Vinci – 1999). Avec Eclipse, on trouve un 4X au thème prégnant, immersif, de l’affrontement bien direct, des flots de dés, mais aussi un système de gestion de ressources (oui, avec des vrais petits cubes en bois d’arbre) très malin au cœur du jeu et on annonce 30 minutes de durée par joueur (exit les journées RTT qu’il faut poser pour sortir son Twilight Imperium).
Une nouvelle opportunité de game design apparaît : garder le meilleur des deux écoles. La flamboyance américaine et l’horlogerie allemande. Le terme « eurotrash » en lui-même n’est pas idéal et ne fait pas l’unanimité. Mais le phénomène de porosité entre les typologies de jeu existe. On pense à Robinson Crusoe, jeu de pose d’ouvriers très narratif qui laisse la porte ouverte aux dés, Conan qui utilise de la gestion de ressources pour jouer ses héros, ou Gloomhaven un dongeon crawler qui réduit l’aléatoire à sa portion congrue, mais aussi à HyperboreaScythe, Lords of Hellas... De l’autre côté du spectre, même les Kubenbois purs et durs s’approprient les arguments créatifs des jeux à thème. Terra Mystica offrait de l’interaction entre joueurs avec ses factions asymétriques hyper marquées, les Lacerda déroulent souvent un décorum et une direction artistique forte, et dernièrement encore un bel exemple d’influence, avec le dernier Pfister qui nous propose de vivre une campagne (Maracaibo) ! 

 

Escape

La grande mode de l’Escape Room aura indubitablement donné un joli coup de boost au secteur ludique depuis 2010. Nous vous le disions dans cet Edito dédié au sujet : « en 2016, une enseigne d’escape game ouvrait tous les trois jours ». Sorte de « lieu-jeu » qui fleurit dans les villes – accompagnant l’essor impressionnant des « lieux de jeux » (cafés ludiques and co) jusqu’à craindre un état de saturation du marché, l’Escape Room vous transporte 60 minutes dans un autre monde duquel il faut paradoxalement absolument s’extraire.

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Les sagas Exit (2016) et Unlock! (2017) demeurent les transpositions j2s indétrônables de cette nouvelle mouvance (Escape room the game, Escape tales, Deckscape, Escape the room, Escape room in a box, 50 clues, Escape from the Azylum, etc). Et là encore, la narration est souvent très mise en avant. On retrouve en général dans les jeux de société d’escape d’une part l’idée du temps limité, et d’autre part l’aspect physique avec de multiples inventions et gimmicks autour du matériel. Un plaisir sensoriel et mental concentré, intensifié par une durée chronométrée, bref de l’hyper calibré pour les joueurs modernes qui veulent leur shot de fun. Unlock! jongle avec les possibilités bonus de son appli tandis que Exit n’hésite pas à nous emmener sur le terrain de la destruction de matériel. Dans les deux cas, nous sommes bien sur de l’énigme à percer, donc du non-rejouable, avec tous les débats que cela a pu susciter, de la rejouabilité à l’impact écologique.

 

Jeu à moteur

C’est quoi un jeu à moteur ? Voilà un terme qui revient régulièrement depuis quelques années et sans doute l’arrivée d’un certain Splendor (2014, déjà !). Hyper populaire, grâce à ses jetons de poker et son système de choix d’actions qui s’appréhende en deux deux, installé en une minute, progressant rapidement dans une dynamique exponentielle satisfaisante, le jeu offre toujours un dilemme tendu gain/risque intéressant. Beaucoup ont tenté de prendre sa place : Century, Majesty, Gizmos, Space explorers, Ganymède… mais le « Splendor Killer » existe-t-il ou est-ce une espèce de dahu ludique ?

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Un diamant particulier 😉

 

Dans Splendor (signé Marc André), le moteur de production que vous parvenez à mettre en place vous permet d’acheter toujours plus coûteux et toujours plus rentable, dans une course qui s’accélère de façon explosive. C’est une saveur de développement, via la construction de votre tableau, dans un vrai mouchoir de poche question durée de partie. Un peu comme dans ces jeux traditionnels chinois, il faut être capable du bon compromis entre l’adoption d’une stratégie nette et le fait de laisser des options ouvertes. Car oui, l’adversaire peut toujours vous bloquer, en réservant une carte, en s’arrangeant pour que vous ne puissiez acheter que du sous-optimal, etc. Vision long terme et flexibilité vont ainsi se mêler avec une épure de règles rarement atteinte et une édition maîtrisée. Splendor, dans la veine d’un 7 Wonders, a posé un jalon, celui du jeu super calibré, des règles où rien ne dépasse, d’une durée sous contrôle. Propre et sans bavure d’un point de vue mécanique, le pur jeu à moteur a souvent un thème oubliable et plaqué, qu’on ne cherche pas vraiment à défendre d’ailleurs. 

 

Jeu de mots

Codenames (2015). Vous allez voir son nom dans cet article. Chvatil par ci, Chvatil par là. Il fallait bien qu’il finisse par avoir son entrée. Le game design innovant et simplissime en apparence de ce titre parvient un tour de force en réalité tout à fait difficile : parvenir à proposer un jeu de devinettes qui soit stratégique tout en étant accessible, basé sur les mots. Codenames explose les frontières traditionnelles du secteur ludique pour toucher l’Eldorado du grand public. Personne n’avait réussi ce pari depuis le Scrabble (1948, Alfred Mosher Butts) ! Faut dire que Codenames n’est pas un jeu de lettres, mais bien un jeu de mots, ou plus précisément un jeu d’associations d’idées. Ainsi, sa rejouabilicodenamesté tient dans votre imagination ! Avec un peu de pratique, on se dirige de plus en plus vers des interactions très fines, on flirte avec les limites du système, on enchaîne les parties et on progresse ensemble. 
Après une version Duet, Pictures, Undercover, Marvel, Harry Potter, Disney, la franchise, traduite dans le monde, ne semble pas montrer de signes de fatigue, avec encore la version Simpsons sortie l’an dernier… Depuis 2015 et ce succès non démenti, nombreux sont les jeux qui profitent du sillon creusé par Codenames. Le jeu d’associations d’idées à communication limitée est presque devenu un genre à part entière, avec Just one, Decrypto, Fiesta de los Muertos, Letter jam, Majority, Alice in Wordland, Trapwords, Crazy theory, etc.

 

Narratif

Avec des hits comme 7th Continent et TIME Stories, il est clair que cette décennie a voulu mettre le ressort dramaturgique au cœur de l’expérience ludique sans doute comme jamais auparavant. En se reposant régulièrement sur des concepts inspirés des bons vieux livres dont vous êtes le héros, ou en poussant le système de campagne toujours plus loin avec notamment l’arrivée du Legacy (2011 : Rob Daviau et Chris Dupuis imaginent Risk Legacy), ou par le truchement technologique – Detective, Chronicles of Crime – le jeu de société n’est pas avare d’innovations quand il s’agit de nous immerger dans un grand récit.

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Depuis l’arrivée des souris mignonnes et épiques de Mice & Mystics (2012) ou des (més)aventures de Robinson Crusoe ou celles d’Andor (même année) à l’intégration de petites idées qui tentent d’apporter du narratif comme les cartes « Crossroads » dans Dead of Winter (2014) en passant par la traduction française en 2015 de l’opus Tales of the Arabian Nights, puis la proposition remarquable des plateaux-livres comme on a pu le voir dans Near and Far (et les jeux de type « Adventure book » de Plaid Hat Games ensuite), le jeu a sans cesse exploré de nouvelles voies narratives. Et les deux mastodontes Kickstartiens de la décade que sont Gloomhaven et Kingdom Death Monster ne viennent qu’enfoncer le clou ! Dernièrement, Holding On raconte les souvenirs de la vie d’un homme qui perd la mémoire, jeu très personnel d’un auteur qui a vu son père atteint par la maladie d’Alzheimer. 

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Comme nous le disions dans cet Edito, le thème, ça compte, ça raconte. Il nous engage, nous concerne, crée des corrélations, de l’affordance, de l’émotion, une mémoire commune. Difficile de s’en passer une fois qu’on y a goûté !

 

Minimalisme

Le « micro-jeu » a fait beaucoup parler de lui durant cette décennie, comme une réponse aux boîtes toujours plus énormes éditées chaque année, elove-letter-jeu--3t c’est peut-être Love Letter de Seiji Kanai qui restera le jeu le plus iconique en la matière (inspiré par R), suivi par Coup, Complots, Mascarade, Braverats et de nombreux autres titres petits mais finauds – On n’oublie pas les croustillants Oink Games (avec l' »énorme » Deep sea Adventure en tête). Il s’agit souvent d’un tout petit deck de cartes, épicétou. Que l’on parle par facilité – ou par fantasme – de « l’école japonaise » (la réalité étant que les auteurs japonais créent des petits jeux avant tout parce que le système d’édition au Japon a des capacités financières très limitées… sans parler du manque de place chez les joueurs !) ou de la « Knizia touch », il s’agit avant tout d’une certaine économie de moyens. Procurer de grands moments de tension avec trois fois rien, un peu comme un musicien qui vous ébahit avec deux cuillères, c’est peut-être ça le vrai talent. La gamme MINI de Iello ou la longue success story des Tiny Epic démontrent bien que le public s’est montré friand de ces petits formats. Nous le répétons régulièrement dans nos colonnes, small is beautiful!… Et pas cher ! 😉

 

Offensive Adulte Party Games

moins18-interdit-jeux« A party game for horrible people. » c’est ainsi que se définissait Cards against Humanity en 2009. En se mettant sous licence Creative Common (le principe du jeu est d’ailleurs lui-même inspiré de Apples to Apples – 1999), les auteurs de cette petite boite politiquement incorrecte se doutaient-ils qu’ils donneraient naissance à toute une ribambelle de jeux du même type ? Aux US on appelle ça les « Offensive Adulte Party Games », ou les jeux d’ambiance outrageants pour adultes. En France, c’est au beau milieu de la dernière décade que l’explosion a eu lieu, suite à une vidéo postée par l’un des plus gros youtubeur français, Squeezie, jouant à Blanc Manger Coco, en 2015. Le buzz est énorme (la vidéo approche aujourd’hui les 10 millions de vues). Peu après vient celle de Limite Limite, confirmant le carton auprès des adolescents en particulier, friands du ton décalé et impertinent proposé par ces titres. C’est alors l’avalanche : Juduku, Kantoutacou, Actif ou passif… Tout le monde y va de son petit jeu provoc. Mais le manque d’originalité probant (la mécanique reste la même, celle des phrases à trou) et l’humour parfois très douteux (en particulier quand le jeu vous pousse aux blagues racistes ou sexistes) génère le malaise chez les passionnés de j2s. Dur de voir ces jeux-là devenir ambassadeurs de leur hobby auprès du grand public. 

 

Pose d’ouvriers 

Bien sûr, de nombreuses mécaniques ont continûment exploré de nouvelles voies et proposé des twists plus ou moins inspirés durant ces dix dernières années. Mais on pense en particulier à la pose d’ouvriers, qui a vu naître pelletés de jeux et des noms clefs du j2s, avec de vraies idées nouvelles, comme par exemple Robinson Crusoe et sa pose modulable, Keyflower et ses meeples colorés qui servent aux enchères, Lords of Waterdeep et son plateau évolutif, Descendance et ses habitants qui trépassent, Tzolkin et sa roue, Troyes avec ses ouvriers-dés, Orléans et le bag-building, Anachrony et ses exosquelettes, Pillards de la mer du Nord et sa pose/retrait d’ouvriers, etc, tous parus entre 2010 et nos jours.

Mais notons que le placement d’ouvriers existait déjà bien avant, avec des noms comme Agricola (2007), L’age de pierre (2008), Kingsburg (2007), Les piliers de la terre (2006), Le Havre (2008), Dungeon Lords (2009), Age of Empires III: The Age of Discovery (2007), même Keydom (1998) ou encore bien sûr Caylus (2005)… Bref, de nombreux titres majeurs qui restent aujourd’hui des références parfois ardues à détrôner. raiders-

Autrement dit, ces dix dernières années, le genre s’est considérablement développé en suivant une certaine continuité et en sondant des terrains plus ou moins étudiés précédemment tels que le nombre d’ouvriers que l’on joue à la fois (Dominant Species), les types d’ouvriers dont on dispose (The Manhattan Project), le concept d’espace d’actions (Viticulture, Tzolk’in), l’évolution des ouvriers (Caverna, Praetor) ou leur attrition (Descendance, Dawn of mankind), ou encore les variations dans la façon de poser (Five tribes, Pillards de la mer du Nord). Tant et si bien que certains jeux sortent avec parfois une bien maigre innovation à offrir, il faut bien le reconnaître : difficile de sortir du lot !

 

Polyominos

jeu-patchworkCette décennie fut peut-être celle des polyominos ! Ok, on connaissait tous les jeux de placement de tuiles depuis Carcassonne et Blokus (2000), et Galaxy Trucker avait commencé (encore Chvatil…) a retourner le terrain dès 2007. Mais quand Patchwork arrive en 2014, on ne se doute pas encore que ce petit jeu à l’allure modeste et au thème quotidien va marquer son monde. Uwe Rosenberg était sorti de l’anonymat avec Agricola des années plus tôt, il surprenait ici avec un petit jeu sur le thème de la couture.
Mais quelle idée fraîche, ces polyominos ! De New York 1901 à Xia, en passant par Copenhagen ou Jetpack Joyride, les jeux qui usent des petites pièces en forme de Tétris n’en finissent pas d’arriver sur les étals et n’ont pas encore dit leur dernier mot (essayez les Petites Bourgades qui arrive bientôt !).
Notez tout de même que le grand Alex Randolph avait déjà pensé à un jeu de type puzzle avec ces formes là avec son titre abstrait Pan-Kai sorti en 1960… Qu’elles soient morceaux de tissus ou bâtiments en construction, pièces de votre vaisseau interstellaire ou parterres de fleurs, leur simple présence apporte une dimension spéciale, et un certain challenge, imposant observation et intelligence de logique spatiale.

 

Roll & write

True fact : Une grosse vague a priori inexplicable de roll and write a submergé les étals ludiques de la fin de la décade. Comme si revenir triturer le bon vieux concept rassurant du Yams allait engranger le succès assuré (alors que King of Tokyo avait tout compris en 2011 – décidément une grande année – : on lance des dés pour éliminer les autres, c’est ça la vraie vie ! Gniarrrk !). Au final, à part sans doute Très futé, Qwinto et Welcome To, le roll and write c’est beaucoup d’appelés, et peu d’élus. (Et les puristes reprendront d’eux-mêmes, Welcome To s’est techniquement débarrassé des dés pour être avant tout un « jeu à cocher » de type « draw & write » mais n’ergotons pas). 

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Doodle city, Penny Papers, Encore, Dungeon Academy, Imperial Settlers, Corinth, Railroad Ink, Harvest dice, Les chateaux de Bourgogne version dés, Kingdomino Duel, Second chance, Patwork doodle, Tag city, Fleet, Steamrollers, On Tour, Dice stars, Zooloretto version dés, Copenhagen roll & write, Dice quest, Brikks… La liste continue. 

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La production du genre a littéralement explosé. Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils conviennent au plus grand nombre et vont dans le sens de la démocratisation du hobby : Courts, accessibles, peu encombrants, acceptant souvent un nombre très large de participants en simultané, les roll and write permettent d’amener du jeu sur la table très facilement. Bonus marketing, ils sont souvent l’occasion de faire revivre une licence (Kingsburg, Imperial Settlers, Patchwork, Gold West, Yspahan, Chateaux de Bourgogne, Lanterns…) et de vendre du consommable. 

 

Solo

Le mode solo, on l’a dit de multiples fois dans nos pages (Edito), s’est énormément démocratisé ces dernières années. Les ludistes passionnés et curieux de découvrir les nouveautés n’ont plus besoin de galérer à convaincre/trouver/rapatrier des potes ; on peut jouer, en autonomie. Le mode solo permet aussi de s’approprier les règles en s’amusant, tranquillou bilou, la veille d’une soirée jeux par exemple. Et puis, après tout, entre le sudoku ou les mots croisés, ça a toujours existé, pas de quoi fouetter un chat !

vendredi boite a plat

Seul sur le sable

Bref, ses bénéfices sont pluriels, les mœurs évoluent, et le marché solo se développe touchant toujours plus de monde. Mais dès 2011 l’inénarrable Friedemann Friese sent le vent tourner et propose un petit tour sur la plage avec Vendredi, deck-builder malin (qui verra sa suite spirituelle arriver il y a peu avec Palm Island). Pendant ce temps, Mage Knight est élu 5 années de suite comme meilleur jeu solo sur BGG. Force est de reconnaître que la plupart des titres évoqués dans cet article offrent aussi un mode solo… Est-ce que cela a participé à leur renommée et leur diffusion ? Hasard ou coïncidence ? Je ne crois pas !

 —

En 10 ans, on aura vu le marché du j2s évoluer de façon exponentielle avec un nombre d’acteurs et de sorties se démultiplier.
On aura assisté à la démocratisation de l’hybride et à l’avènement des jeux générés par algorithme, mais aussi à l’arrivée d’auteurs avec une intention personnelle, une démarche créatrice authentique, des histoires à raconter. À côté de ça, bon nombre de rééditions (« c’est dans les vieux pots… » tout ça tout ça), de redites, d’OK games, de surproduction, de surédition aussi. On aura prédit 20 fois l’explosion de la bulle, vu tout le secteur se professionnaliser tant bien que mal, l’entérinement de Kickstarter et du financement participatif, mais aussi assisté à des rachats en pagaille – sans mentionner les faillites… Une chose est sûre, si les chiffres officiels manquent encore, le secteur a connu une croissance à deux chiffres et dans ce grand boom, les auteurs et éditeurs français se sont clairement fait leur place sur la scène ludique internationale.

Rendez-vous en 2030 pour faire le point sur ce qui nous attend dorénavant 😉 

 

 

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15 Commentaires

  1. moi 29/01/2020
    Répondre

    Ouah bel article détaillé !

    P.S. les décennies vont de 1 à 10, pas de 0 à 9. Il n’y a pas d’année 0.

  2. Salmanazar 29/01/2020
    Répondre

    Comme je me retrouve dans l’article. Chaque partie cite une mécanique et un jeu pionnier que j’affectionne et possède : splendor, 7 wonders, hanabi, codenames, Dominion, Terra Mystica, Unlock, Love letter, Vendredi…
    Puis, viennent les rejetons de ces pionniers. Si je connais la plupart, très peu ont remplacé leurs aînés chez moi.
    Élégance des pionniers ? Davantage d’espace et de temps pour se faire une place ? Je ne saurais dire d’où vient ma préférence.

    • Shanouillette 31/01/2020
      Répondre

      Bien joué 😉 tu as donc la fameuse ludothèque idéale que tout le monde recherche ! Les pionniers ont souvent une élégance en effet, que les influencés/copistes/suiveurs peinent à atteindre. La beauté fulgurante de l’idée originale !

  3. Pikatchoum 29/01/2020
    Répondre

    Sacré article très intéressant et très complet. Bravo et chapeau

  4. Jahz 29/01/2020
    Répondre

    Super article, un régal à lire, c’est top de voir cette synthèse des genres en un seul article.

    Et ce qui est marrant, c’est que je me suis retrouvé dans chacune des tendances (sauf « Offensive Adulte Party Games », ça passe pas), en profitant des « meilleurs » titres de chacune 🙂

  5. Zuton 30/01/2020
    Répondre

    Super article qui retrace bien certaines méandres de mon parcours ludique de ces 10 dernières années avec le grand plongeon dans les JS modernes lors de la découverte de Age of Empires 3 fin 2009 (depuis je reste dans le bain avec de plus en plus de jeux et de joueurs / joueuses aussi !).

    Les perdants ludiques de cette décennie semblent les jeux de rôle, jeux type pur ameritrash, et figurines ou je me trompe ?

     

  6. Astien 30/01/2020
    Répondre

    Génial cet EDITO :). Très plaisant à lire.

    Je m’attendais à un chapitre sur les jeux connectés / hybrid qui ont trouvés une place dans le monde du jeu aujourd’hui ;). Même si ce ne sont que les début, ils ont su, pour la plupart, être de vrai propositions de qualité.

    Avec du Unlock, Detective, Chronicle of Crime, World of Yo-ho ou encore X-COM. Mais aussi avec les Overlords qui sont devenu des applications maintenant : SW : Imperial Assault, Descent, Horreur à Arkham et j’en passe :).

    Mais aussi les jeux Legacy, qui ont eu leurs moments de gloire et ont marqué le monde du jeu.

  7. Math 30/01/2020
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    Très bel article, plaisant à lire, juste dans son analyse et… que de connaissances ludiques! C’est impressionnant.

  8. alfa 31/01/2020
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    Toujours pas de Wingspan … hum hum … COMPLOT !!! ^^
    (super article merci !)

  9. Zyelyz 31/01/2020
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    Excellent et passionnant article. Bravo !

  10. Max Riock 31/01/2020
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    Et ben , ça nous rajeuni pas … Personnellement, je suis content d’avoir survécu à cette décennie ludique, d’avoir pu absorber un max de règle ! Vivement la prochaine décennie !

    Et merci pour cet excellent article, on attends les chiffres de vente, de chiffe d’affaire, du nombre d’éditeurs apparus et disparus, … de cette décennie

  11. Antoinette 31/01/2020
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    Bel article, vraiment !

  12. RoulioLombric 01/02/2020
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    Déjà dit, mais je prend mon clavier pour dire combien un tel article m’a plu : mérite d’être diffusé largement, notamment à tous les joueurs « récents », pour leur ouvrir des pistes et leur faire découvrir les jeux « de référence » d’il y a quelques années.

  13. Metadna 01/02/2020
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    Une très belle rétrospective ! dans la décennie avenir on verra de plus en plus apparaître nombre de ces titres (Codename, Splendor, Mysterium, 7 Wonder, Unlock, Blanc mangé coco) dans les rayons jouets de la grande distribution au côté des Risk, Monopoly & Co

  14. L’Acariâtre 19/03/2020
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    Très chouette article qui montre bien que le jeu de société est toujours aussi vif et créatif !

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