Sabika : Perle d’orient ?

Sabika est la nouvelle création de Germán P. Millán, un auteur espagnol déjà responsable du sympathique Bitoku paru chez Devir et en français chez Iello l’année passée. Un jeu qui a, comme on dit, défrayé la chronique à cause de son titre (on en parlait dans cet article et ce Test). Sabika est donc sa nouvelle création sortie chez Ludonova en espagnol et distribuée en français par Asmodee cette fois. C’est en réalité déjà son cinquième jeu édité, mais seulement son deuxième en France.

Al-Sabika, c’est le nom que porte une colline de l’Alhambra (ce qui faisait dire hier à l’un des plus éminents membres de mon association qu’il existe tellement de jeux que l’on n’arrive plus à leur trouver des noms simples – à méditer). L’opus avait bien buzzé au moment d’Essen à cause d’une petite particularité mécanique : une triple roue (ou « rondelle »). Il a aussi ravi la deuxième place du Diamant d’or dernièrement. De quoi singulièrement s’intéresser à son cas. 🙂 

 

 

Avec ces enluminures du plus bel effet et ces carreaux de type céramique azulejo, ainsi que les palais de l’Alhambra présentés dans une frise, la cover de Sabika est plutôt représentative de ce que nous allons accomplir dans le jeu. Le tout est d’ailleurs mis en valeur par un vernis sélectif du plus bel effet.

Nous incarnons un noble de la dynastie des Nasride qui va contribuer à la construction de ce majestueux palais, de ces jardins, ces tours, etc. Pour cela nous avons quatre ouvriers spécialisés : Deux constructeurs qui vont se charger de récupérer des ressources et construire les palais, un marchand qui s’occupe des relations commerciales avec l’extérieur, et enfin une poétesse qui aura la lourde charge de graver les poèmes sur les murs du palais. Nous avons cinq manches pour gagner le plus de points de prestige.

 

La roue ou triple rondelle 

La roue est centrale au jeu et ça tombe bien, elle est au milieu du plateau. Une triple roue plutôt, avec trois cercles concentriques où chacun de nos ouvriers va se mouvoir. À son tour, le joueur actif va déplacer (ou placer si la partie débute), un de ses meeples sur la zone de la roue qui concerne ledit meeple, à savoir les bâtisseurs dans la roue extérieure, le marchand dans la roue centrale et la poétesse dans la roue intérieure. On ne quitte jamais sa roue. Quand tous nos personnages ont réalisé leurs actions, on passe à la fin de manche et on repart pour une nouvelle. 

 

 

Les deux premiers déplacements seront gratuits, mais si l’on veut avancer plus loin il faudra payer. De même si un joueur (ou plusieurs) est présent sur la case où vous désirez vous rendre. Cela génère vite une économie et une tension très importante sur l’argent. On va déplacer nos membres pour agrandir nos entrepôts, construire des palais, récolter des ressources … Cette roue est interconnectée : on peut sur certaines cases, en plus de notre action, réaliser des actions auxiliaires comme gagner une ressource ou une marchandise, et ce n’est pas le même coût selon le type d’ouvriers utilisé. 

Plusieurs types des ressources, dont une qui demeure cruciale et peut rapidement disparaître, ce sont les matériaux ou marchandises qui ne peuvent être pris que s’ils sont sur les disques du plateau (on peut donc gagner une ressource en théorie mais ne pas pouvoir la prendre en pratique, parce qu’elle n’est pas sur le disque). De plus, ils ne sont pas rechargés avant la manche suivante, et pas de matériau, pas de marchandises, pas de marchandises, pas de voyages commerciaux ! 🙂

Quand un joueur déplace son meeple et prend la dernière marchandise, bon ça fait un peu râler, c’est le jeu ma pauvre Lucette, mais quand c’est une combinaison qui permet de récupérer la ressource que vous alliez gagner, ça pique un peu fort – et c’est sans doute un des premiers travers que je trouve au jeu, à savoir un opportunisme qui ne sied pas vraiment à sa mécanique.

Quoi qu’il en soit, le placement est important : on s’en aperçoit dès la deuxième manche, surtout sur la zone extérieure où l’on a deux meeples (évidemment on n’a pas le droit d’avoir les deux au même endroit) ; par conséquent il faudra d’abord déplacer le premier pour pouvoir jouer le second à cet endroit, et il y a fort à parier qu’entre temps un autre joueur soit venu y faire l’action, rendant celle-ci plus couteuse.

 

Un Eurogame au goût classique

Si l’on excepte la roue, l’ensemble semble assez classique. Construire des bâtiments, mineurs ou majeurs nous donnera des points. Combien ? Tout dépend des ressources que l’on dépense : pour chaque ressource différente on va marquer des points selon un barème. C’est un peu la même chose d’ailleurs pour les poèmes, qui vont eux nous donner soit un bonus immédiat, soit un bonus permanent à chaque fois que l’on réalisera une action particulière.

Dans ma dernière partie, Madame payait un surcoût de moins pour la présence des ouvriers adverses, ce qui lui offrait une plus grande latitude. Elle avait aussi un poème qui lui permettait de relever un de ses ouvriers pour le redéplacer – elle en a usé et abusé et ça a été bien utile. 

 

 

Les voyages commerciaux nous permettent de placer des bateaux sur les routes commerciales, et si on y livre les marchandises demandées (sucre, tissu et poterie) on pourra gagner des points de victoire et avancer sur la piste de Paria. Celle-ci est loin d’être anecdotique puisqu’à chaque fin de manche on devra payer un tribut sans quoi on perdra des points de victoire (et oui il faut payer ses impôts, on est pas à Levallois Perret ^^).

 

Les voyages commerciaux

 

Premier arrivé, premier servi ! Le premier à placer un bateau sur une ville gagne le marqueur sceau qui peut être dépensé pour un point Tribut ou pour un dinar – et vu qu’il va vous en manquer, c’est loin d’être négligeable. L’action de consolider permet de placer un de ses bateaux sur le côté droit de la ville et cela engendre un bonus ou un revenu à chaque manche, ce qui est bien pratique et permet de se construire un petit moteur pour la suite. C’est sans doute – avec la construction des poèmes qui permet de construire un moteur – la partie du jeu qui a ma préférence.

 

Combos parfois à l’eau 

À chaque manche, on ne déplace qu’une seule fois chaque meeple. Et oui, c’est frustrant, car dans l’exemple ci-dessus, on aimerait bien dans le même tour placer un de ses bateaux et consolider pour vite gagner du revenu. Que nenni, il faudra attendre la manche suivante ; enfin pas tout à fait car un peu à l’instar de Bitoku le jeu nous propose plusieurs moyens de réaliser les mêmes actions. Avec la construction d’un poème, avec un bateau, avec une construction majeure, ou mineure, on va donc tenter de planifier au mieux nos combos pour construire notre jeu et cela s’avère plutôt agréable.

 

 

Gratifiant ?

Ne nous y trompons pas : Le jeu nous brime sans cesse. Il arrive fréquemment qu’une combo ou action gratuite tombe à l’eau parce qu’il nous manque un sou, parce qu’il n’y a plus de marchandise sur le disque, etc. Bilan, soit on diffère l’action, soit on s’assoie dessus.

Dans le même ordre d’idée, on peut déplacer son meeple et acheter une marchandise ; alors ce n’est pas le même prix en fonction du type de meeple. Une chouette idée, sauf s’il n’y en a plus parce qu’un joueur l’a prise avant vous grâce à une de ses actions bonus. On pourrait rétorquer avec justesse que tout est dans la minutie de l’anticipation, sauf que malheureusement c’est directement lié à ce paramètre opportuniste un peu gênant. Bilan, quand un joueur peut prendre une des marchandises sur le plateau, vous tournez le regard espérant que cela ne va pas tomber sur celle que vous convoitez pour le tour suivant.

Cette absence de combos m’a surtout sauté au yeux avec les constructions mineures. Là encore, une idée géniale, pas forcément originale, si vous connectez deux de vos cartes vous avez réussi un équilibre architectural et vous remporter un bonus (rappelé par votre carte aide de jeu). Malheureusement vous risquez d’attendre la carte idéale, celle qui connecte avec votre jeu, et là encore le bonus aura peut-être disparu à ce moment-là. Beaucoup d’efforts si peu récompensés.

 

 

Revenons sur cette roue

Les sempiternels décomptes de fin de manches.

Sabika est ultra tendu, Bitoku était beaucoup plus permissif, beaucoup plus ouvert, il en résultait une sensation plutôt agréable en jeu. Sabika est tellement serré que cela scripte un peu la stratégie. On souhaitait faire une action mais un joueur s’est déplacé et elle nous coûte un de plus que l’on a pas, on va donc se rabattre sur un plan B, voire un plan C qui a le goût vinaigré du pis-aller. On se retrouve à jouer cette action faute de mieux.

Je me suis même retrouvé à reprendre un de mes bâtisseurs, ce qui donne trois dinars mais fait perdre un point de prestige. J’ai eu beau tourner les choses dans tous les sens, c’était la moins mauvaise de mes actions. Je me rassurais en me disant « à la manche prochaine je pourrais le placer où je veux et ce point perdu sera vite rentabilisé ». Malgré tout, cela donne la sensation d’avoir perdu son action. Rappelez-vous, des impôts tombent chaque fin de manche, et bien sûr de plus en plus élevés à chaque fois. Il faut donc obligatoirement contribuer, ce qui va scripter notre jeu (on va évidemment tout mettre en œuvre pour ne pas perdre de points de victoire).

Le tempo est important et l’ordre du tour s’avère primordial … mais pas forcément dans le sens que l’on penserait. En effet le joueur le plus haut sur la piste de Paria à la lourde tâche de décider qui va commencer la manche suivante : premier pour bénéficier des places chaudes, des constructions convoitées ou plus loin dans le tour en espérant que les joueurs déplacent leurs pions gênants ?

 

 

 

Sabika : Perle d’orient ?

L’édition est très classieuse, les meeples joliment ciselés, les plateaux (central et joueurs) sont beaux et le tout s’avère propre et lisible. L’ergonomie est en effet plutôt bonne, si l’on excepte deux petits points plus discutables comme deux icônes bâtiments (fenêtres et portes) qui sont un peu trop proches et peuvent occasionner des erreurs (dommageables les erreurs), et les cartes poèmes qui sont écrites avec une police d’écriture arabisée du plus bel effet, mais qui rendent malheureusement la lecture un peu difficile. Pour le reste, rien à redire.

La mécanique de la roue façon Mac Gerdts nous oblige à faire des choix forts. On sait les actions que l’on abandonne pour un moment avant qu’elles ne reviennent. Dans Sabika les actions sont doubles, ce n’est donc pas vraiment cela qui génère de la frustration. En théorie, on peut toujours faire ce que l’on voudrait, enfin presque. Ce qui crée la frustration, c’est l’argent, car il nous manque toujours un dinar. Autrement dit, je ne retrouve pas vraiment le feeling d’une roue (ou rondelle) telle que je la conçois et l’apprécie. À mon sens, c’est ici surtout un système de sélection d’actions comme un autre.

 

Configuration à deux joueurs.

 

Nous l’avons testé dans toutes les configurations : à quatre joueurs, l’opportunisme est très présent et la partie un peu longue, on a parfois la sensation de ne pas maîtriser, surtout si l’on est dernier dans l’ordre du tour. À deux ou trois joueurs, il existe des meeples “Bot” (nécessitant très peu d’entretien) que l’on va déplacer à chaque tour et la tension est un poil moins forte (mais il y a moins de marchandises sur le disque), mais la partie est un peu plus maîtrisable et surtout plus rapide. À deux joueurs, comptez une heure et quart contre plus de deux heures à quatre. À noter tout de même que le jeu reste intéressant dans toutes ses configurations.

Le gameplay de Sabika est construit sur la frustration et la pénurie. Si ce que vous cherchez dans un Euro, c’est la sensation de manque, de tiraillement, alors Sabika devrait beaucoup vous séduire. Il en résulte une absence de moments forts, pas de vrais sentiments d’accomplissement, pas de moments réjouissants, explosifs. On est plus dans une gestion au cordeau, à la ressource près. Entendons-nous bien, j’adore Barrage qui n’est pas le jeu le plus permissif que je connaisse, mais même si on peut souffrir dans sa partie, on a toujours des moments plus gratifiants. Dans Sabika c’est à mon avis la frustration qui domine, la faute à un opportunisme pas toujours de très bon aloi.

Le thème ne nous transporte pas, mais il fait sens. Il permet juste de comprendre ce que l’on fait dans le jeu et c’est le minimum syndical. J’ai traversé mes parties sans avoir la sensation de construire quelque chose, de vivre quelque chose. Sabika est bien réalisé, propre, solide, mais je garde l’impression de passer à côté. Malgré de bonnes idées, il reste relativement classique, avec ses revenus, ses constructions, ses collections, ses objectifs. On termine par une bonne grosse salade de points (méditerranéenne) des familles.

Si j’ose la comparaison avec Bitoku (du même auteur), je dirais qu’ils sont assez dissemblables : Bitoku est plus valorisant, en revanche il est aussi moins pur mécaniquement parlant. Avec Sabika l’auteur a évité la tentation de la règle en trop, il propose aussi un gameplay plus old school. On peut apprécier l’un et ne pas aimer du tout l’autre. Quoi qu’il en soit, s’il a obtenu la deuxième place au Diamant d’or, c’est qu’il a ses aficionados, et c’est comme toujours une question de goût.

 

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

Et également en cliquant sur le lien de nos partenaires pour faire vos achats :

acheter sabika sur espritjeu

Laisser un commentaire