ITW – Henri Kermarrec, une envie manifeste de faire bouger les lignes
Nous voici avec Henri Kermarrec que nous aimons interviewer pour son franc parler et son regard aiguisé sur le secteur, même s’il a mis sa carrière d’auteur de côté, en tant qu’ex-Président de la SAJ et membre du jury du prix Lizzie Magie, monsieur Henri continue d’observer le milieu ludique et d’y contribuer. Dernièrement, il a signé avec quelques camarades le Manifeste Métaludique affirmant que le jeu de société (JdS) a le droit d’être autre chose qu’un objet commercial dédié au divertissement.
Shan : Commençons par prendre de tes nouvelles. Tu as été un moment ultra prolifique en tant qu’auteur, et puis tu as pris du recul avec tout ça. Peux-tu nous en parler ? Quel est ton regard sur l’industrie d’aujourd’hui en tant qu’auteur ?
Henri Kermarrec : On va dire que j’ai fait une petite crise de foi. D’un côté, je voyais bien le travail que ça demandait de réussir à se faire publier 3-4 jeux par an, pour que ça ne rapporte pas grand-chose ; de l’autre, je ne trouvais plus trop de sens à continuer à réfléchir à des jeux juste malins et/ou amusants, avec des vikings ou des lapins sur la boite. Je n’arrivais simplement plus à créer correctement. Pour faire de bonnes choses, il faut avoir confiance dans le fait qu’on peut y parvenir, et j’ai douté.
Aujourd’hui, je suis bien moins « auteur » dans le sens où je n’ai rien sorti depuis quelques années, mais je continue de travailler sur des jeux – ceux des collègues du collectif, ceux de mes élèves… mais mon regard sur l’industrie a forcément évolué avec cette prise de distance. Je ne fais plus la même veille, et j’ai moins de contacts avec le milieu, donc mon opinion est sans doute moins pertinente que quand on est dans le bain. Malgré tout, je vois les difficultés des auteurs et autrices du collectif à faire aboutir des projets, signe de l’engorgement du marché ; on me transmet des contrats pour relecture, et ils ne sont pas tous très corrects ; et en tant que graphiste, je vois les distributeurs prendre plus de place dans les décisions éditoriales…
Shan : Quid de ton activité de graphiste ?
Henri Kermarrec : Je continue d’être directeur artistique et graphiste pour une poignée d’éditeurs du milieu, c’est un de mes métiers alimentaires – fort heureusement, il se révèle aussi très souvent créatif. Il m’arrive de plus en plus de faire de l’illustration autant que du graphisme, ce qui me challenge pas mal, ce n’est pas ma compétence première. Comme tout job d’indépendant, il y a des périodes de plein et de creux, c’est difficile de composer seulement avec ça. Du coup depuis 5 ans je suis également enseignant en game design dans une école de jeu vidéo sur Paris.
Shan : Il y a aussi ton rôle au sein de la SAJ dont tu as été le président entre 2019 et 2021 : Que retiens-tu de ces années ? Où en es-tu de ce côté ?
Henri Kermarrec : J’en garde le souvenir d’un engagement très fort, et d’une grande satisfaction à pouvoir faire avancer plein de choses très concrètement. Mais je m’y suis beaucoup investi, peut-être trop, et du coup ça a été un réel soulagement de laisser le poste à Benoit Turpin, parce que j’avais besoin de passer à autre chose. Aujourd’hui je continue de relire des contrats quand des collègues me le demandent, et je suis de loin les avancements du GIJS, qui fédère les associations professionnelles du jeu de société. Le prochain jalon, c’est vraiment la reconnaissance légale et administrative du jeu de société, c’est notre plafond de verre. La SAJ a déjà fait considérablement avancer le statut de l’auteur, notamment auprès de l’URSSAF, mais il ne faut pas que ça serve d’excuse aux pouvoirs publics pour ignorer tout le reste.
Shan : N’oublions pas le prix Lizzie Magie, qui a pour vocation de mettre en valeur un jeu ou un acteur pour son engagement politique, sociétal et environnemental. Peux-tu nous en parler un peu ?
Henri Kermarrec : Le Prix Lizzie Magie a été créé il y a 4-5 ans par l’association qui porte le festival Rennes en Jeux. Pour le construire, ils ont simplement fait appel à une dizaine de personnes du milieu ludique local (ludicaires, auteurs et autrices, ludothécaires, associatif, bar à jeux…) dont ils savaient qu’ils pourraient être ouverts à la démarche. L’idée était de créer un prix qui envisage le jeu de société comme un objet culturel plus que comme un objet commercial, ce qui change pas mal la façon de l’évaluer, de le valoriser. J’étais de ce premier jury. Il a fallu qu’on définisse pour nous ce qu’on entendait par objet culturel. La Toile Ludique Rennaise nous a laissé libres de construire l’identité du prix, ce qui était précieux. Il en a résulté un Prix qui valorise des démarches, et pas seulement des jeux. Pendant les trois ans que j’ai passé au jury, on a eu de nombreux débats qui ont fait avancer nos réflexions en interne. On a renouvelé un peu les membres du jury, qui ont apporté leurs propres questions, ce qui nous a fait évoluer encore. Pour que ça continue, et parce que je savais que j’allais être bien occupé par ailleurs, j’ai laissé ma place, et Julien Prothière est venu me remplacer.
Shan : Que cela représente-t-il pour toi ?
H. K. : Pour moi le prix Lizzie Magie est important parce qu’il s’agit d’un signe (parmi d’autres, comme le Manifeste) qui montre que la façon de considérer notre média est en train de changer. Si on veut que des auteurs et autrices créent plus de jeux d’édition qui ne soient pas simplement dédiés au divertissement et à l’évasion, alors il faut qu’il y ait un écosystème qui y réponde : un public qui soit en attente de ce type de production, des critiques qui considèrent les jeux de société sous cet angle, et un prix qui les valorise.
Shan : Comment est née l’envie de faire le Manifeste ? Comment avez-vous pensé la chose ensemble ?
H. K. : L’envie est née de Julien Prothière, qui voulait rassembler quelques auteurs et autrices qui lui semblaient chercher autre chose dans leurs créations, avoir des intentions au-delà du pur game design, ou considéraient le jeu de société comme un moyen d’expression. On a discuté ensemble de ce qu’il nous paraissait important de dire en commun, puis on a trouvé la forme des résidences, par Antonin Boccara. Ces résidences ont créé des temps forts où on évoluaient ensemble dans nos réflexions, et où on formalisait un peu plus nos intentions.
Shan : Est-ce que dès le départ c’était ce groupe-là (Agnès Largeaud, Antoine Tissot, Juan Rodriguez, toi et Julien Prothière) ou d’autres vous ont-ils rejoint au fur et à mesure (d’autres vous rejoindront-ils ?). Est-ce nécessairement réservé aux auteurs et pourquoi ?
H. K. : Non, les auteurs et autrices qui ont participé aux résidences n’ont pas toujours été ceux-là – certains n’ont pas continué de porter le Manifeste pour leurs raisons propres, et d’autres s’y sont ajoutés. On est pas toujours d’accord sur tout, ce qui est plutôt sain, je trouve. Il se trouve que les participants aux résidences sont des auteurs et autrices, parce qu’on a jugé que ça devait commencer par là. Nous sommes l’origine des jeux, si ça doit changer, c’est sans doute de là que ça doit venir : d’auteurs et d’autrices qui créent des jeux différents. Pour cela, il faut d’abord pas mal changer notre façon de penser. Quoi qu’on en dise, tous et toutes, on est pas mal formatés par une vision du jeu de société comme objet de divertissement, comme objet commercial. Les résidences nous permettaient de voir vers quelles directions aller chercher autre chose.
En revanche, à mon sens il n’y a aucune raison que le Manifeste soit réservé à qui que ce soit. Joueurs et joueuses, éditeurs, journalistes, n’importe qui peut décider qu’il partage les intentions du Manifeste, et le signer pour le montrer.
Shan : Que espérez-vous comme effets (sur le public, sur les pro, peut-être sur les auteurs en particulier) ?
H. K. : On espère dans un premier temps que des tas de gens pourront y voir la formalisation de quelque chose qu’ils ressentaient déjà naturellement, mais sans forcément avoir de point de référence pour le dire. Verbaliser de simples constats de cette manière peut ancrer de nouvelles certitudes. Le Manifeste, ce n’est pas un mouvement, pas une secte, c’est une pancarte avec des trucs écrits dessus, qu’on a voulu planter là où des gens pourraient le voir. Si certains s’y retrouvent, en discutent entre eux, et que ça mène à des projets bizarres ou engagés, alors tant mieux. Si d’autres collectifs que les quelques auteurs initiateurs du Manifeste se disent que ça pourrait être chouette d’organiser une résidence avec leurs membres que ça intéresse, ce serait top. On en a déjà organisé une au GRAL au printemps 2024, et on remet ça en 2025, parce qu’on a trouvé le moment incroyable. Enfin, si ça peut donner du courage à des éditeurs pour publier des projets expérimentaux, clivants, radicaux, parce qu’ils voient qu’il y a des attentes de ce côté là, alors tant mieux aussi. Mais on a pas plus d’attentes que ça (et c’est déjà beaucoup, non?).
Shan : Le Manifeste commence par “Le jeu de société n’est pas défini par le divertissement”. Il semble difficile de s’extraire de cette vision et surtout du système qui l’impose. Avez-vous des pistes concrètes pour faire exister et diffuser un jeu de société “alternatif”, expérimental ?
H. K. : Bien sûr, il y a le print’n’play, mais jusqu’ici on sait que les gens ne prennent souvent pas le temps de fabriquer les jeux qu’ils téléchargent. Théoriquement, le financement participatif devrait permettre de faire exister des jeux différents, mais j’ai l’impression qu’il est actuellement principalement utilisé pour créer des narratifs poussant à la surédition, avec des stretchs goals qui gonflent des jeux de contenu ou de matériel plus qu’ils n’en auraient parfois besoin, on est pas trop dans la sobriété. Il y a la piste de l’impression à la demande, que je trouve prometteuse. Aux US, des sites comme The Game Crafter, Drive Thru Cards ou Drive Thru RGP proposent déjà de l’impression à la demande pour du JdS. En Europe, Azao a une section dédiée sur son site, pour l’instant sous-exploitée. Je pense qu’il y a un créneau ici qui pourrait permettre à des jeux différents d’être diffusés.
Ah, et bien sûr, on peut rêver et imaginer des jeux de société subventionnés par des initiatives culturelles publiques…
À lire aussi : E. D. I. T. O. sur l’avancée de la reconnaissance des auteurs de j2s (et pourquoi c’est important pour nos jeux)
Shan : Le Manifeste semble vouloir secouer tout le monde en disant “le jeu n’est pas qu’un jeu”, y a-t-il eu un élément déclencheur pour vouloir faire passer ce message aujourd’hui ?
H. K. : Non, personnellement je ne vois pas d’élément déclencheur particulier, c’est à mon sens plutôt le résultat d’une évolution. Un marché qui se renouvelle sans se renouveler, à la longue, ça se voit. Je suis peut-être blasé, mais je pense que je ne suis pas seul à trouver ce grand manège de productions colorées et attractives, qui tournent tous les ans, un peu vain. Si on veut considérer le jeu de société comme un média au même titre que la littérature ou le cinéma, alors on ne peut que constater que ces deux derniers proposent des productions plus profondes, plus subtiles, ou en tout cas beaucoup plus diverses dans leurs intentions.
Shan : Ne craignez-vous pas une réaction défensive de ceux qui ne “veulent pas faire de politique” ou de ceux qui veulent assurer leur vente avec des produits marketés et efficaces pour en vivre ?
H. K. : On s’y attend un peu. Chacun est libre de donner son opinion, il y a de bonnes chances que certains ne soient pas d’accord avec nous. Concernant ceux qui ne « veulent pas faire de politique », bonne nouvelle : personne ne les y force. Mais il y a tout un tas de joueurs et joueuses qui seraient favorables à voir des jeux qui se risquent à aborder des thèmes sociétaux, ou à voir des jeux ostensiblement essayer de dévier des thèmes et des mécaniques stéréotypés, qui souvent renforcent des normes sociales ou des valeurs qui justement ne sont pas politiquement neutres – capitalistes, extractivistes, colonialistes… Les jeux de simulation ne sont pas que des systèmes à computer, ils induisent des visions du monde qui doivent être questionnées.
Concernant ceux qui veulent créer des produits efficaces pour en vivre, j’aurais du mal à les en blâmer. J’ai moi-même voulu vivre de mes droits d’auteur, et j’ai créé des jeux familiaux que je voulais efficaces, pour en vivre. Il ne me semble pas que le Manifeste indique qu’il faut arrêter de créer tel ou tel type de jeu. On est pas dans la censure (qui serait-on pour ça ?), on demande aux gens de tenter une remise en question : qu’ils décident eux-mêmes par la suite de ce qu’ils veulent créer. On dit simplement qu’on aimerait voir plus de jeux différents advenir. J’espère qu’ils le comprendront.

Image jeu vidéo Kids
Shan : Pourquoi le jeu vidéo ou le jeu de rôle semblent-ils avoir une scène indé très dynamique en comparaison avec le jds ?
H. K. : Il me semble que le jeu vidéo s’est posé ces questions il y a déjà 15 ans, dans les game studies en tout cas. Ensuite, diffuser un jeu vidéo expérimental est beaucoup plus simple : envoyer un jeu sur une plate-forme, c’est plus direct et moins coûteux que d’avoir à payer un stock de boîtes. Enfin, c’est un média qui forme des jeunes gens dans des écoles depuis plus de 20 ans – il n’est pas surprenant que sur la masse, il en sorte régulièrement des jeunes créatifs et compétents qui veulent faire bouger les choses. Il n’y a presque aucune formation dédiée exclusivement au game design de jeu de société, sans doute parce que l’employabilité derrière est plus que douteuse.
Concernant le JdR, il me semble que les raisons sont différentes : d’une part, le ou les joueurs sont clairement impliqués de manière créative dans la production de l’expérience ludique. Un Meneur de Jeu s’approprie un jeu mais y apporte toujours beaucoup de lui, et les joueurs finissent de parachever la création de la narration, et pas seulement par des choix mécaniques, mais souvent par une forme d’expression individuelle. Le Jeu de Rôle est encore une réelle culture populaire plus qu’une culture manufacturée : elle est portée et évolue par ses joueurs, qui sont de fait eux-même souvent à moitié auteurs. Enfin, ce sont des jeux faciles à diffuser : pour bon nombre de rôlistes, un pdf suffit. Les accessoires nécessaires sont souvent génériques – une bourse avec des dés, quelques crayons, voire ni l’un ni l’autre.
Shan : À quoi joues-tu en ce moment ? Est-ce qu’un jeu ou une démarche t’a particulièrement touché ces derniers temps ?
H. K. : J’ai fait un Genius Square cet après-midi avec ma fille, et je prévoie de faire un Château Combo avec mon autre fille. Je ne suis pas un idéaliste qui refuse de jouer à autre chose que des jeux bizarres ou engagés. Mais plus récemment, j’ai découvert le jeu vidéo Kids, qui m’a retourné. Malheureusement, je ne me souviens pas d’avoir joué à un jeu de société qui m’ait réellement « touché » depuis longtemps. Le dernier doit être Alice Is Missing, qui m’a hanté pendant 10 jours. Et j’ai une tendresse particulière pour Protocole IOMV2236472L, le jeu d’Antoine Tissot publié à l’occasion de Rennes en Jeux et développé par le GRAL [Ndlr : Gang Rennais des Auteurs Ludiques]. C’est un jeu qui parvient à parler de politique sous la forme d’une fable, et qui le fait bien, à mon sens. Voir les réactions des gens quand on leur explique son principe (c’est un jeu sur la discrimination, la notion de norme), c’était souvent un moment particulier. Je suis bien content que ce jeu existe.
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fouilloux 18/02/2025
Super interview, je me retrouve complètement dans les propos cités ici (en particulier la citation mise en avant). De mon côté c’est al démarche d fil rouge qui m’a touché dernièrement (et spirit aussi)
Timothée Decroix 19/02/2025
Merci ! L’apport de H. Kermarec à la réflexion sur le média est majeur.
Kayson 20/02/2025
Merci pour l’interview, c’est toujours chouette d’entendre des discours différents sur le jeu.
Hebus il y a 29 jours
Superbe itw, sans langue de bois, et qui résonne particulièrement avec mon positionnement sur ce milieu depuis quelques années. Merci de donner la parole à des gens qui pensent autrement, ce qu’étaient d’ailleurs les premiers auteurs du milieu, avant que le commerce de masse ne salisse tout.