► E.D.I.T.O. de l’avancée de la reconnaissance des auteurs de j2s

Avril 2024 voit la fin d’un long travail administratif aboutir concrètement pour les auteurs et autrices de jeux français qui peuvent enfin faire leur propre déclaration en tant que tel : C’est en effet la première année où l’URSAAF propose dans ses nomenclatures les catégories “auteur de jeu de société”.

Youpi !

 

Que cela signifie-t-il en termes de reconnaissance ? En quoi est-ce l’arbre qui cache la forêt ? Est-ce que vivre du métier d’auteur est plus accessible aujourd’hui ? Pourquoi l’enjeu majeur pour tout le secteur reste la reconnaissance du jeu comme objet culturel ou œuvre de l’esprit ? 

 

Des chiffres !

Le mois d’avril signifie pour beaucoup déclaration administrative, comptabilité, bilan chiffré. Que du bonheur. Souvent le moment de faire le point sur la situation et d’observer le chemin parcouru, et ce qu’il reste à accomplir. Il en va de même pour de nombreux auteurs et autrices de jeux de société. Même s’ils ont eu la joie de trouver une nomenclature dédiée à leur activité ludique dans leur formulaire administratif, le bilan n’est pas toujours si positif. L’occasion de se rendre compte qu’être auteur·ice de jeux à temps complet en France reste un pari compliqué (même pas réellement souhaitable in fine pour certains).

Droits d’auteur : répartition pour Romaric Galonnier


Suivant l’exemple de Matthew Dunstan qui avait
rendu ses chiffres publics il y a quelques mois, Romaric Galonnier publiait dernièrement sur sa page FB un rapport sur ses revenus en tant qu’auteur. Malgré son ancienneté et sa notoriété dans le milieu, il constate : “Le revenu total est relativement faible si on le compare au temps consacré à la création et tout ce qui va autour : démarchage, tests, animation, promotion (ce qui représente au moins 50h par semaine).” Pour 2023, il parvient à se tirer l’équivalent d’un SMIC brut annuel en cumulant tous ses droits d’auteurs auxquels il faut déduire les cotisations sociales. 

 

Matthew Dunstan donnait ses chiffres sur son blog


Suivant le pas, Bruno Faidutti a aussi publié ses chiffres de droits d’auteur sur son
blog ce 1er mai : “Mon premier jeu publié, Baston, est sorti il y a exactement quarante ans, en 1984. Ce n’est cependant que dans les années 2000, avec Citadelles, Castel et l’Or des Dragons, que j’ai commencé à percevoir des droits d’auteur relativement importants, qui ont depuis régulièrement augmenté.” écrit-il. Avec Citadelles qui continue de se vendre comme des petits pains, et Le Roi des nains ainsi que Diamants qui ne sont pas en reste, force est de constater que les jeux qui lui permettent de vivre confortablement se sont fait leur place dans le monde ludique il y a tous plus de 10 ans. “J’espère qu’Asmodée va tenir le choc…” commente-t-il en référence aux derniers événements qui ont secoué le géant du jeu (news). En tout cas, il est clair que sans longs-sellers établis ou autres ventes récurrentes (d’où le déploiement vers les TCG), vivre de l’autorat ludique reste une affaire bien compliquée en l’état actuel des choses. 

 

 

D’après la SAJ (Société des Auteurs de Jeux) seule une cinquantaine de personnes parviennent à en vivre comme d’une activité principale – dont seulement 4 ou 5 femmes – sur environ un millier d’auteurs et d’autrices en France qui cherchent à se faire éditer ces dernières années. Pour la majorité d’entre eux, continuer son activité ludique à côté de leur autre métier ou de leur travail principal est donc une nécessité, mais aussi parfois un souhait. C’était d’ailleurs le cas de Bruno Faidutti qui aurait pu arrêter le métier d’enseignant mais a préféré continuer jusqu’à la retraite : “Plus encore que l’écriture, la création de jeux de société est une activité que l’on peut aisément mener en plus d’un emploi régulier, en prenant des notes rapides dans un coin de sa tête lorsque les idées viennent pour les formaliser ensuite durant son temps libre. Si vous êtes tenté par la création ludique, c’est comme cela que je vous conseille de procéder, ou au moins par cela que je vous conseille de commencer.” 

Droits d’auteur répartition, Bruno Faidutti – source

 

Pour en vivre, un constat se dessine : en-dessous de 50 000 exemplaires de copies vendus par an (pour un titre autour de 20 euros), difficile de se dégager un SMIC brut. D’après notre Fred (Vuagnat) on pourrait abréger les choses ainsi : “Avec un jeu par an, ou moins, t’es ce que j’appelle un auteur amateur. À 2-3 jeux par an, tu deviens semi-pro, mais ce n’est pas encore ta principale activité. À 4/5 sorties et plus par an, tu peux en vivre. Mais tout cela dépend aussi des tirages, si tu as des long-sellers, si tu es co-auteur…”. 


Écouler 50 000 boîtes reste un pari avec une probabilité bien faible dans un marché inondé de sorties où une publication en chasse une autre. C’est d’ailleurs la même problématique pour les éditeurs, avec cette nécessité de publier un minimum de sorties chaque année. Assez rares sont les maisons d’édition (ici on pense à Cocktail Games bien sûr) qui peuvent assumer de publier peu de nouveautés sans mettre leur société en péril. Un chat qui se mord la queue : percer et s’installer durablement devient de plus en plus infaisable dans un secteur de plus en plus saturé. 

 

Besoin de reconnaissance

C’est là qu’une véritable reconnaissance du jeu de société par les autorités pourrait changer la donne – et pas que pour les auteurs. Bien sûr, l’arrivée d’auteur de jeu dans la déclaration URSSAF s’avère déjà une belle victoire concrète et symbolique (le peu qui déclarait leurs droits d’auteur cochaient les cases “inventeur” ou “écrivain”…).

Les choses ont commencé à bouger au moment où la gestion des droits d’auteurs est passée de l’AGESSA à l’URSSAF artistes-auteurs : La SAJ a profité de cette réforme pour faire entendre sa voix au cours de nombreuses réunions avec le ministère de la culture, non sans l’appui d’autres organisations syndicales d’artistes-auteurs. En quelques années, alors que la majorité ne déclarait pas leurs droits d’auteur (“c’est longtemps resté une zone grise” nous explique Benoît Turpin), c’est désormais seulement 20% des inscrits à la SAJ qui ne le font pas. 

Une reconnaissance qui va permettre d’exister aux yeux du ministère de la Culture, mais aussi du nouvel observatoire des artistes-auteurs. En effet, suite à la publication, en janvier 2020, du rapport de Bruno Racine sur « L’auteur et l’acte de création », le gouvernement a mis en place, en mars 2021, un plan destiné à soutenir les artistes-auteurs, confrontés à la paupérisation croissante de leur situation. Un plan en 15 mesures dont un observatoire statistique censé suivre l’évolution de la situation économique des auteurs et la composition de leurs revenus. 

une réunion de la SAJ au festival de Montpellier 2024 – image SAJ

 

Concrètement, pour Benoit Turpin (auteur de jeux, membre de la SAJ, et du GIJS, le Groupement Interprofessionnel du Jeu de Société), la prochaine étape est l’IRCEC [Ndlr : l’organisme de sécurité sociale qui gère la retraite complémentaire obligatoire pour les artistes-auteurs] “qui nous prélève 4 ou 8% de nos revenus sans pour autant reconnaître notre existence. Des discussions sont engagées depuis des années mais la validation par l’URSSAF donne un poids supplémentaire à nos arguments” souligne-t-il.  

Mais le vrai combat de longue haleine (mené conjointement avec les autres professions du secteur) demeure la reconnaissance formelle du jeu de société comme œuvre de l’esprit. Une modification du texte de loi est nécessaire pour aller en ce sens, mais il va falloir convaincre au moment où l’avancement côté URSSAF semble servir de prétexte pour ne pas faire plus… C’est Henri Kermarrec (auteur d’une vingtaine de jeux) qui résume la situation : “En juin 2023, Sylvie Robert, Sénatrice d’Ille-et-Vilaine et vice-présidente de la commission Culture au Sénat, a posé une question écrite au ministère de la Culture concernant la reconnaissance des auteurs et autrices de jeu en tant qu’artistes-auteurs (source). La réponse a été (en substance) que la reconnaissance technique acquise auprès de l’URSAAF était suffisante, et qu’il n’était pas nécessaire de modifier les codes de lois.” 

Pourtant, concrètement, une réelle reconnaissance légale du jeu de société est fondamentale à plus d’un titre. Dans un premier temps, afin d’assurer le fait que l’administration ne puisse pas revenir sur la nouvelle nomenclature. Mais cela permettrait surtout d’accéder à tous les dispositifs légaux lié au statut d’œuvre de l’esprit : le dépôt légal des jeux de société, le cadrage du droit de prêt et d’usage commercial, la création de la fiche ROME dans le référentiel Pôle emploi/France travail, par extension l’affiliation des auteurs et autrices de jeux de société à un organisme de gestion collective tel que la SOFIA (pour la retraite complémentaire) mais aussi, bien sûr une TVA réduite, un éventuel prix fixe, ou encore une modification du code de l’urbanisme pour les ludothèques et autres cafés jeux.

Dernière chose, et pas des moindres : l’appartenance au domaine culturel permet de bénéficier du soutien de l’État et des collectivités. Car la création culturelle est soutenue, mais uniquement celle identifiée administrativement comme telle. “Les documentaires télé ou ciné sont financés à 100% par les deniers publics. Le CNL finance massivement les publications en bande dessinée par exemple et le CNC subventionne films et jeux vidéo. Avoir accès ne serait ce qu’à une poussière de ces financements pourraient – dans l’idéal – permettre à des projets ludiques moins rentables, plus engagés de voir le jour plus facilement.” détaille Benoît Turpin. 


Une façon pour les auteur·ices de sortir un peu du cadre, de lutter contre l’uniformisation, que certains osent déjà plus ou moins, mais qui pourrait se développer et venir contrer certains biais commerciaux. En question notamment, la place prépondérante qu’ont pris dernièrement les distributeurs en termes éditoriaux.
Loi du marché oblige, ce sont les décideurs financiers qui orientent les choix éditoriaux vers ce qui est rentable. C’est aussi pourquoi dès qu’un jeu cartonne tout le monde s’empresse de reformuler la recette en espérant profiter de l’effet d’aspiration (Splendor, Skyjo…). Ce poids décisionnaire des distributeurs s’inscrit parfaitement dans la logique actuelle. Henri Kermarrec : “D’une part, cela renforce un formatage du jeu de société en tant qu’objet commercial, et d’autre part, cela rend le processus éditorial plus fragile pour l’auteur, qui doit maintenant convaincre deux partenaires, l’éditeur et le distributeur. J’ai vu de nombreuses fois des jeux signés finalement ne pas être édités parce que le distributeur n’était pas favorable.” 


En quelques années, même si c’est aujourd’hui sans doute plus difficile pour un jeu de s’installer, la situation des auteurs a tout de même vu quelques améliorations notables : avec l’accompagnement de la SAJ, son action politique (prochain combat mené avec les autres organisations professionnelles ludiques : faire évoluer
la situation sur le Pass culture – dont est toujours exclu le jeu de société), leurs contrats sont globalement de meilleure qualité (l’augmentation des pourcentages reste toutefois minimale), l’avance sur droit, le dédommagement des dédicaces et des déplacements pour les salons… 

Les auteurs et autrices de jeux, qu’on se le dise, ont ceci de commun avec nous, humbles créateurs de contenus : ils font d’abord ce qu’ils font par passion. “La plupart ne sont pas là pour faire le prochain Kickstarter de chatons qui se vendra des millions : ils sont là parce qu’ils trouvent le média passionnant, et qu’il veulent prendre du plaisir à créer des jeux, tout simplement. La vague culturelle du jeu de société contemporain continue de porter du monde, parce que le jeu de société est un objet accessible qui offre un espace de créativité considérable.” commente Henri Kermarrec. 

Mais qui dit métier passion dit aussi pièges pernicieux. “On n’échappe pas à certaines situations de mal-être au travail. Récemment par exemple j’ai eu des problèmes de santé liés au stress” nous confie Romaric Galonnier. Et quand on joint à peine les deux bouts alors que l’on sait bien que le secteur ludique connaît une croissance à deux chiffres depuis des années, il est bien normal de s’interroger sur la répartition des richesses.   

 

« Le jeu est plus ancien que la culture », Huizinga


Malgré sa bonne résilience économique et son irréfutable démocratisation, les autorités restent encore à convaincre. Pourtant son jeune cousin, le jeu vidéo, né dans les années 50, est considéré (avec les arts numériques de manière générale) comme le “10e art” depuis bientôt près de 20 ans. Faut-il rappeler au Ministère de la Culture que le jeu de société est né à l’aube de l’humanité, les premiers jeux étant apparus au Néolithique ? 

Espérons que les organisations professionnelles du monde du jeu parviendront à faire entendre leur voix. Car si l’arrivée de cette nouvelle nomenclature administrative est en soi un bon signe pour le monde ludique, le chemin semble encore long vers la légitimation formelle qu’il mérite. Œuvre de l’esprit, produit culturel, art à part entière… Il manque d’une reconnaissance structurelle et d’un réel appui public si ce n’est pour promouvoir son image, pour améliorer la condition de tous ceux qui le portent, et à terme permettre l’exploration de nouveaux horizons. Après tout, la notion économique de “diversité culturelle” (jadis exception culturelle) implique que l’intervention publique dans ces sphères ne cherche pas tant à soutenir des secteurs non rentables dans une économie de marché qu’à contrer la tendance naturelle de ces secteurs à étouffer la diversité de l’offre.  

 

 

Image bannière © AdobeStock

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4 Commentaires

  1. Humpf il y a 10 jours
    Répondre

    Article très intéressant, merci à vous.

  2. Max Riock il y a 2 jours
    Répondre

    Merci pour cet article très interessant même pour les simples joueurs !

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