IKI : Entretien avec Matthieu Verdier et David Sitbon

Aujourd’hui nous avons le plaisir de recevoir Matthieu Verdier et David Sitbon qui vont nous parler de leur travail au sein du studio Sorry We Are French chez Hachette Edition.
Matthieu Verdier est auteur et développeur chez SWAF depuis 2017. Au quotidien, il s’occupe de trouver des prototypes, de créer des jeux et de leur développement. David Sitbon est quant à lui illustrateur chez SWAF depuis 2017 il est chargé du visuel des jeux. Au moment où nous parlons, ils sont tous les deux en train de préparer l’envoi en production de Iki, de Koota Yamada.
Nous allons donc aborder avec eux tout ce qu’il y a à savoir sur cette nouvelle édition, le travail sur l’illustration, l’ergonomie, les modifications en termes de gameplay, et plus encore. Mais d’abord, prenons quelques nouvelles de SWAF !

 

Ludovox – Nous sommes depuis près d’un an dans un contexte sanitaire fait de confinements, reconfinements, travail à la maison… Comment s’organise une structure comme SWAF dans ce contexte ?

Matthieu Verdier – En 2020, on s’est adaptés de plusieurs façons :

  • En travaillant sur de la création pure.
  • Pour Iki, au niveau mécanique, le jeu existait déjà et les modifications de gameplay sont terminées depuis mars 2020. Depuis fin 2020, on se concentre surtout sur les illustrations et l’édition à proprement parler.
  • Pour Varuna, le standalone océanique de Demeter, on a pu éviter les écueils de développement en reprenant une base de jeu déjà connue, ce qui fait gagner du temps, même si ça engendre d’autres types de problèmes comme le fait de s’éloigner suffisamment du grand frère tout en gardant cet ADN commun.
  • En avançant sans pression sur un projet SWAF (sortie en 2022) qui nécessitait pas mal de développement et en organisant des sessions de tests via Tabletop Simulator. Ce projet était un peu comme une tâche de fond, un fil rouge de l’année 2020 et qui est très bien avancé à l’heure où j’écris ces lignes (avril 2021).

 

Le fait de travailler à distance sur des logiciels est pratique, mais présente aussi des défauts, comme le fait de travailler l’ergonomie d’un jeu, car rien ne remplacera une mise en situation réelle sur cet aspect. Jouer étant une activité sociale, le fait de ne pas passer de réels moments avec nos collègues et partenaires ludiques nous manque forcément ! 

 

 

Ludovox – Du coup comment fait-on quand on ne peut pas beta-tester son jeu avec un public hétérogène ?

MV – L’avantage de l’être humain c’est qu’il a toujours su s’adapter. Grâce à des logiciels comme Tabletopia ou Tabletop Simulator, il est possible de tester les jeux à distance avec la team SWAF et d’autres beta-testeur.euses. Cette possibilité offre beaucoup de latitude (augmentation du nombre de personnes différentes pour tester, pas de contraintes géographiques ou horaires), mais pour moi, rien ne vaudra jamais les sensations en situation réelle comme je le disais.

D’ailleurs, j’en profite pour dire qu’en avril, il sera possible de jouer à Iki sur Tabletop Simulator (sessions privées organisées par la team SWAF) et un peu plus tard, nous ferons jouer des parties live de Varuna sur Facebook. En ce moment, il est important de montrer nos nouveautés d’une autre manière, l’accès aux salons et festivals étant pour le moment incertain.

Ludovox – Quels ont été les impacts économiques de cette crise sanitaire pour SWAF ?

MV – La fermeture des boutiques ludiques pendant 3 mois sur 12 a forcément été compliquée pour les ventes… mais le succès de Demeter et la résilience de l’inoxydable Ganymède ont réussi à en rattraper une grande partie.

 

Ludovox – Peux-tu nous parler de tes inspirations, qui sont tes « maîtres spirituels » si tu en as ?

MV – Je vais répondre par une double liste puisque j’ai une double casquette auteur-éditeur :

Éditeur : Ystari, Pearl Games, Czech Games Editions (CGE), Hans im Gluck, Eggerstspiele pour leur tendance à énormément développer leurs jeux.

Auteur : Vlaada Chvatil pour son côté touche à tout, Martin Wallace pour ses intentions qui relèvent du génie, même si souvent ça manque de maitrise, Alexander Pfister pour sa capacité à mélanger plusieurs mécanismes et en faire un tout à peu près digeste, Mac Gerdts pour son élégance. Les légendes Kramer/Kiesling, Knizia que je comparerais à Mozart / The Beatles pour leur classicisme qui a ouvert la voie et qu’il est toujours agréable de pratiquer. En France, j’aime beaucoup l’adéquation thème/mécanique qu’Antoine Bauza arrive à instiller dans ses jeux, j’ai l’impression qu’il réussit toujours à nous raconter une histoire.

Ludovox – Quel est selon toi le rôle du développeur ?

MV – Le développement c’est la partie la moins visible du processus d’édition : elle s’effectue dans l’ombre et à différents degrés d’intensité. En ce qui concerne SWAF, on aime développer énormément les jeux, les pousser dans leurs retranchements. Par exemple, pour valider une idée, j’ai d’abord besoin de chercher à la démonter par tous les moyens possibles et si elle résiste à ce processus de destruction systématique, je considère qu’elle peut rester dans le jeu. Développer un jeu signifie également que chaque détail doit avoir été pensé et comparé à d’autres possibilités…parfois tout aussi viables.

Ludovox – David, comment travailles-tu en général ? Quelle est ta méthode de travail ? Quels outils ont ta préférence ?  

David Sitbon – Quand j’illustre un nouveau jeu, je commence toujours par me documenter sur le sujet en fonction du thème. Je rassemble des informations et des visuels qui pourraient m’être utiles pour concevoir l’univers sur lequel je travaille. Une fois que je sais quelle direction prendre, j’esquisse les premiers croquis et je finis par mettre le tout en couleurs. Je travaille essentiellement à la tablette graphique avec Photoshop. Après, selon le sujet traité, le niveau de recherche ne sera pas le même. Je trouve que c’est important de comprendre et de savoir sur quoi on travaille, cela permet d’avoir une vraie cohérence dans nos illustrations et dans le sujet que l’on aborde, qu’il soit fictif ou réel.

 

Ludovox – Tu es salarié par SWAF. Un illustrateur salarié et résident, c’est rare ! Peux-tu nous parler du quotidien ?

DS – Oui c’est vrai, c’est ce que j’ai cru comprendre ! L’avantage de pouvoir travailler en interne au sein d’une petite équipe comme SWAF c’est que mon rôle va plus loin que simplement illustrer les jeux. Je suis présent pour tester et comprendre nos projets que l’on développe et cela m’est très utile pour traiter le sujet.

Au fur et à mesure de mes années chez SWAF j’ai également pris part au développement. J’essaie d’y apporter mon point de vue, de comprendre et de trouver des idées, je deviens bien plus que simplement l’illustrateur, je suis plus polyvalent et c’est très enrichissant !

À l’inverse, eux aussi m’apportent leurs opinions et m’aident à évoluer dans ce que je fais. On apprend tous chacun des autres et c’est très fructueux !

 

 

Ludovox – Parlons un peu plus concrètement de jeux : vous avez choisi de rééditer Iki, de Koota Yamada édité par Utsuroi (2015). Matthieu, à quel moment t’es-tu intéressé à ce jeu, et quand t’es-tu dit que vous pourriez le rééditer ? 

MV – J’ai découvert Iki à sa sortie vers 2016. Deux de mes amis avaient pledgé le jeu (un au Havre d’où je suis originaire et un autre à Paris) et j’ai pu y jouer via ces deux groupes. J’aime les mécaniques bien exécutées et Iki a quelque chose de Mac Gerdts et de Stefan Feld, avec cette fois le gros avantage d’avoir un thème très présent. Depuis 2019, Emmanuel [Beltrando, CEO de SWAF – Ndlr] me propose d’avoir un projet personnel annuel chez SWAF. La première chose que je me suis dite c’est « eurogame », puis rapidement la deuxième, « réédition ». J’aime beaucoup travailler sur cette catégorie de jeux, mais moins sur les eurogames trop lourds car on sait qu’ils seront presque impossibles à sortir en-dehors d’un cercle d’initié.e.s.

Lorsque j’ai eu la possibilité d’un projet « coup de cœur », Iki est arrivé aussitôt dans mon esprit avec Rococo (Maitres Couturiers), autre jeu de mon top 10 que je voulais voir réédité et qui boxe un peu dans la même catégorie. Nous avons tous préféré nous lancer dans Iki, notamment grâce à la confiance que peuvent avoir les éditeurs japonais en Emmanuel, qui a participé à l’édition française de Minivilles, Crossing ou encore Imagine, et qui est apprécié des auteurs japonais. Grâce à un contact qui vit au Japon qui est entré en contact avec Koota Yamada, tout cela fut possible …

Et de toute façon, une réédition de Rococo était déjà dans les tuyaux chez Eagle Gryphon Games, pour mon plus grand bonheur !

 

 

Ludovox – Quand avez-vous pris contact avec l’auteur ? Et quelle a été sa réaction ?

On a pris contact avec Koota Yamada vers avril 2019 et nous avons signé le jeu quelques mois plus tard. Koota avait reçu plusieurs demandes d’éditeurs pour Iki et c’est un grand honneur pour nous d’avoir été choisis.

 

 

Ludovox – À l’origine, Iki est un jeu auto édité et même si ses excentricités font son charme, il a quelques lourdeurs dues à l’ergonomie mais aussi au gameplay. Vous avez bien entendu retravaillé le jeu. Peux-tu nous parler des modifications, et de comment vous les avez abordées avec l’auteur ?

MV – Koota a adoré nos modifications mécaniques et c’était très important pour nous. Il est très ouvert et nous avons tenu à ce qu’il valide lui-même chacune d’elles, y compris les illustrations.

Il est très tatillon sur le travail graphique et mécanique (c’est pour moi une qualité) et je peux raconter une anecdote à ce sujet : nous envoyons à plusieurs personnes vivant au Japon les illustrations du jeu. Un jour, il a été remarqué que les kimonos portés par certains personnages ne sont pas fermés dans le bon sens : selon le sens dans lequel est fermé le kimono, cela peut être le sens réservé aux pratiques funéraires.

 

 

Koota a demandé à ce que le Théâtre Kabuki soit modifié, car pour lui, il n’était pas assez représentatif de la période Edo.

Autre anecdote, nous lui avons envoyé un mail pour discuter du bâtiment Auberge, qui rapporte 10 iki dans sa version. Nous trouvions l’Auberge plutôt faible en comparaison de l’Autel (24 iki) et du Théâtre Kabuki (28 iki). Il nous a répondu qu’il considérait que c’était l’Autel et le Théâtre Kabuki qui étaient trop puissants, alors il nous a demandé s’il était possible de diminuer de 2 iki ces deux bâtiments.

De son propre aveu, tout ce qui concerne les pipes et le tabac dans Iki est un peu posé là, sans réel lien mécanique avec le jeu. Nous avons proposé de répartir les jetons Pipe et Tabac comme les jetons Poisson : par saison. Cela permet un renouvellement à la fin de chaque saison et de proposer autre chose que des PV bruts. Pour des raisons d’équilibrage et d’ouverture, nous avons gardé les mêmes quatre jetons en début de partie que ceux de la première édition. Mais ensuite, nous avons proposé des choses intéressantes, comme une pipe permettant de se déplacer d’une case supplémentaire, une autre permettant de recruter des personnages pour moins cher, ou encore du tabac récompensant les joueurs sur des aspects du jeu qui n’étaient jusque-là pas ou peu mis en avant, comme le nombre de mon restants (la monnaie japonaise de l’époque Edo) ou le nombre de personnages du même corps de métier recrutés par les joueurs.

 

Proposer une mise en place variable à chaque partie est un élément important dans les eurogames modernes et c’est pour cela que nous avons créé 4 nouveaux Bâtiments. En début de partie, 6 Bâtiments sur les 10 sont disponibles, ce qui permet de facto d’augmenter la rejouabilité. Parmi ces 4 Bâtiments, 3 sont utiles s’ils sont construits en début/milieu de partie, ce qui n’était pas le cas des 6 Bâtiments originels : cela génère des situations amusantes où il devient difficile d’engager un personnage car la place manque sur le plateau puisque plusieurs bâtiments ont été construits tôt dans la partie.

Concernant l’ergonomie, le plateau personnel de chaque joueur permet de bien organiser son espace de jeu, de placer ses cartes et jetons correctement et contient des rappels sur le décompte final des points. Sur le plateau originel, il manquait un rappel des étapes à effectuer à la fin d’une saison, ou encore le fait que les incendies diminuent en intensité à mesure qu’ils se propagent dans la ville.

 

 

Ludovox – Iki a une certaine aura chez les connaisseurs. Qu’est-ce qui vous a motivé à refaire tout le visuel du jeu alors qu’il aurait suffi d’appuyer sur « impression » pour le ressortir à l’identique, modulo les changements de gameplay ?

MV – Un jeu n’a que l’aura qu’on veut bien lui donner, je ne prête pas trop attention à cela. Nous trouvons le jeu élégant et profond et c’est suffisant pour nous pour avoir envie de le rendre enfin accessible au public.

L’ADN de SWAF est de rechercher le défi, pas de faire dans la facilité. Il faut savoir que les illustrations de la première édition proviennent à l’identique de livres d’estampes japonaises. Je ne suis pas certain de la validité du copyright si un éditeur européen se mettait à reprendre ces illustrations à l’identique et à grande échelle en termes de distribution du jeu. Pour faire court, rééditer un jeu à l’identique lorsqu’il y a changement d’éditeur n’est pas si courant car cela pose plus d’inconvénients que d’avantages.

 

 

Ludovox – David, de ton côté tu as illustré des jeux comme Immortal 8, Greenville ou Paris 1889, avec des univers relevant du merveilleux/fantastique. Quel était le défi sur Iki, qui a un univers plus ancré dans le réel ?

DS – Le défi comme tu l’as souligné, c’est de concevoir des visuels basés sur un univers réel, contrairement aux fictifs où la liberté artistique n’a pas de contraintes. Ce fut le cas pour Paris 1889 pour reproduire la capitale dans les vieilles années. Il y avait quand même une part de liberté avec l’aspect surnaturel qui permettait quelques folies. Iki, quant à lui, respecte à 100% une période historique qui a déjà été illustrée. Mais c’est vraiment très intéressant et enrichissant, il m’apprend beaucoup et me pousse à aller plus loin.

Ludovox – Quand vous avez annoncé la nouvelle édition d’Iki, nous avons vu des retours plutôt agressifs sur le design plus réaliste et moins proche des estampes japonaises, comment as-tu vécu cela ? T’attendais-tu à cette réaction ? Comment en as-tu tenu compte ?

DS – Quand j’ai commencé à illustrer Iki, j’ai fait beaucoup de tests pour trouver vers quoi je pouvais aller graphiquement. Au fur et à mesure, j’ai fini par choisir un style réaliste qui concordait au sujet traité. Les premiers retours de l’équipe étaient très positifs, d’autant plus que l’auteur Kooda Yamada était tout aussi heureux des propositions.

À partir de là, je ne me posais plus de questions et j’avançais dans cette direction. Pour être honnête, je ne m’attendais pas à ce genre de réactions et cela m’a réellement affecté. Après les premières publications, j’ai essayé de voir le pour et le contre, j’ai commencé à restructurer certaines choses en affinant le trait et en poussant quelques détails sur des éléments…

Même si mes choix ne peuvent pas être du goût de tout le monde, Iki est un projet exceptionnel sur lequel je me donne énormément et j’espère que le jeu aura le succès qu’il mérite.

 

Ludovox – Matthieu, tu as proposé plusieurs modifications au gameplay d’Iki. Selon toi, que manquait-il ?

MV – Il manquait surtout de la variété sur deux aspects du jeu : les bâtiments disponibles en début de partie et les pipes/tabacs qui n’étaient que des PV bruts sans réel but ou utilité mécanique dans le jeu. Il manquait aussi une configuration 2 joueurs solide (ce qui pour un jeu à écosystème comme lui est tout à fait normal), ce qu’on a tenté de réaliser en proposant des modifications de règles qui s’inspirent de la version de Koota Yamada.

 

 

Ludovox – Avant de se quitter, un mot sur vos futurs projets chez SWAF ?

MV – Pour 2021, les sorties seront : Varuna, Iki et une extension pour Demeter

Pour 2022, Gosu X, une nouvelle version de Gosu spécialement pour deux joueurs et remise au goût du jour tout en gardant la profondeur du premier (et ses fameuses cartes à texte). C’est un projet qui prend du temps car il nécessite énormément de tests du fait que c’est un jeu de cartes à combos. Pour les autres sorties, je ne peux pas encore me prononcer, mais tout ce que je peux dire c’est que l’année 1610 a été très importante en astronomie …

 

Merci à vous deux !

 

 

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1 Commentaire

  1. -Nem- 14/04/2021
    Répondre

    J’étais déjà pas mal hypé par IKI, mais après ce chouette interview je le suis encore plus !

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