Entretien avec Odin (ou presque)
Odin est un jeu de cartes (article, Ludochrono) qui a fait parler de lui en recevant l’As d’or cette année mais l’opus était déjà sur d’excellents rails avant cette pétillante victoire. Ecoulée à plus de 200 000 exemplaires, traduite dans 12 langues à travers le monde, la petite boîte, éditée par Helvetiq, n’a pas dit son dernier mot comme vous allez le découvrir.
Nous revenons aujourd’hui sur la création et l’histoire d’Odin avec Yohan Goh (l’un des trois auteurs) et Mathilde Spriet d’Helvetiq, nous parlerons aussi de son accueil dans le monde et de l’avenir de ces vikings.
Un jeu illustré par Crocotame, édité par Helvetiq, et imaginé par Yohan Goh, l’auteur de Fold-it qui vit à Séoul, Hope S. Hwang l’auteur de Ganymede, et Gary Kim, l’auteur, entre autres, de Koryo.
De gauche à droite : Trois représentants du distributeur français Wilson jeux (devant : Valentine Janin, Stéphanie Thibaux et derrière : Julien Vahanian) puis Mathilde Spriet d’Helvetiq, puis les deux illustrateurs Crocotame studio (Joëlle Drans et Jérémie Prugneaux) et l’un des auteurs Yohan Goh, et enfin à droite, Hadi Barkat, le CEO de Helvetiq.
Shan : Comment Yohan, Hope et Gary en sont-ils venus à travailler ensemble sur ce projet ?
Yohan Goh : Nous nous connaissons depuis plus de 10 ans. Gary a été le premier à organiser des rencontres entre créateurs de jeux en Corée, au début des années 2000. C’est là que j’ai rencontré Gary et Hope. À l’époque, nous testions mutuellement nos jeux et nous nous donnions des retours.
Des années plus tard, avec l’arrivée du Covid, il n’était plus possible de se retrouver en groupe dans des lieux publics. Alors on a commencé à se voir plus régulièrement, mais en petit comité, chez Gary. Au fil des tests et des échanges, on a senti que nos retours amélioraient vraiment les jeux. Et à un moment, on s’est dit : « OK, les jeux qu’on développe ensemble à ces rencontres seront des créations collectives. »
Shan : Comment se répartissent les rôles entre vous trois sur un jeu de cartes comme Odin ?
Yohan Goh : Gary est celui qui propose le plus d’idées. Chaque semaine, il arrive avec deux ou trois nouveaux prototypes. On les teste ensemble et on discute de comment les améliorer.
Hope, lui, a un excellent sens du gameplay. Il propose souvent des idées très variées pour faire évoluer les jeux. Gary et lui échangent beaucoup sur les règles et les mécaniques. Parfois je ne comprends même pas tout ce qu’ils se disent – mais je sais que le résultat sera excellent !
Et moi, je joue un peu le rôle d’agent. Pendant les tests, j’essaie de simplifier, de clarifier, de rendre le jeu plus intuitif. Je pense que c’est ce que recherchent les éditeurs et les joueurs. Et une fois que le jeu est prêt – c’est-à-dire simple, clair et intuitif – je l’emmène en salon pour le présenter aux éditeurs.
Shan : Quelle a été la genèse du jeu Odin ?
Yohan Goh : Depuis 2020, nous nous retrouvons tous les lundis chez Gary [Gary Kim, Ndlr] pour créer de nouveaux jeux ensemble. Un jour, Gary est arrivé avec l’idée d’un jeu de cartes de type “ladder-climbing”. [Les jeux d’ascension vous demandent de jouer plus fort que le joueur précédent, Ndlr
Au début, le jeu n’avait qu’une seule règle : on doit former un nombre avec les cartes jouées. À partir de cette base, nous avons testé de nombreuses variantes, en expérimentant différentes règles, restrictions et combinaisons de cartes.
Mathilde [Helvetiq] : Nous avons découvert Odin lors de la Toy Fair de Nuremberg 2023. C’est Ludovic, notre chef de projet, qui a eu rendez-vous avec Yohan. Le soir-même, il nous a fait essayer le prototype… et on n’a plus arrêté d’y jouer. Toute l’équipe a eu un vrai coup de cœur. Il y avait une évidence : une mécanique simple, un petit twist malin, une envie immédiate de rejouer.
Shan : Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
Yohan Goh : Nous voulions créer un nouveau jeu de type “ladder-climbing*”. C’est l’une des mécaniques les plus populaires, utilisée dans de nombreux jeux de cartes. On savait que ce type de jeu plaisait vraiment aux joueurs, et on a décidé de créer notre propre version. C’était un vrai défi, mais après un long processus de développement, nous sommes parvenus à créer un jeu de cartes simple et accessible.
Mathilde [Helvetiq] : Ce qui nous a tout de suite séduits, c’est cette capacité du jeu à faire l’unanimité en quelques minutes. Le matériel est minimaliste, la règle facile à expliquer, et pourtant il y a une vraie profondeur. Un équilibre rare entre accessibilité et originalité.
*ladder-climbing (mécanisme) : règle qui demande aux joueurs de jouer une carte (ou ensemble de cartes) de valeur égale ou supérieure. | Ndlr
Shan : Qu’est-ce que vous avez appris les uns des autres en travaillant sur Odin ?
Yohan Goh : On a appris que travailler à plusieurs permet d’aller plus loin. Comme je le disais, on est très différents tous les trois. Et c’est justement ce qui nous a permis de maximiser nos forces tout en comblant nos faiblesses. C’était une collaboration très efficace, et c’est probablement la leçon la plus précieuse que nous retenons du développement d’Odin.

photomaton avec Hadi Barkat, Yohan Goh et Hope S. Hwang
Shan : Avez-vous une anecdote marquante à partager ?
Yohan Goh : Le moment où nous avons trouvé notre éditeur, Helvetiq. J’ai présenté le prototype d’Odin à Ludovic, chef de projet chez Helvetiq, lors Toyfair de Nuremberg en 2023. Il a tout de suite aimé le jeu et m’a demandé de lui laisser le proto pour l’étudier plus en détail. Le lendemain, ils prenaient la décision de le publier et nous envoyaient une proposition de contrat. C’était une décision incroyablement rapide ! Après deux ans de travail, on était très heureux de trouver un éditeur, et très reconnaissants de leur confiance.
Shan : Quelles ont été les grandes étapes du développement ?
Yohan Goh : Tout est parti de l’idée simple de Gary, à laquelle nous avons ajouté des règles petit à petit. C’était un processus long… et parfois ennuyeux. Mais on croyait au potentiel du jeu. Dès les premières versions, la mécanique était fluide et on avait envie d’y rejouer encore et encore. C’est ce qui nous a permis de tenir sur la durée, et c’est d’ailleurs une qualité que Odin a conservée. Au bout de deux ans de tests et d’améliorations, le jeu était presque terminé. Mais on sentait qu’il manquait encore quelque chose. C’est à ce moment-là que Hope a proposé l’idée de reprendre une carte après avoir joué. Dès qu’on a testé cette règle, on a tous été d’accord : le jeu était enfin prêt.
Mathilde [Helvetiq] : Les auteurs avaient déjà énormément travaillé la mécanique, donc de notre côté, ça a surtout été un travail d’illustration, d’ergonomie, de mise en forme. Trouver le bon ton graphique avec Crocotame, affiner les textes de règles, veiller à la clarté et à la fluidité – tout en respectant l’esprit du jeu.
Shan : Quelles ont été les premières pistes graphiques envisagées avec Crocotame ?
[Mathilde Helvetiq] : On a surtout travaillé l’ergonomie : la lisibilité des cartes (notamment pour les personnes daltoniennes), la clarté des informations mais aussi la diversité des personnages… Le style graphique s’est imposé assez vite. Il faut dire que le studio Crocotame nous accompagne depuis longtemps maintenant, donc on se comprend bien. C’est un vrai partenariat, fluide et complice.
Shan : Le thème a-t-il toujours été là ?
[Mathilde Helvetiq] : Oui, dès le départ le thème était celui d’une bagarre entre vikings — et on a tout de suite trouvé que ça collait très bien avec la mécanique. Il y avait quelque chose d’instinctif et de drôle à imaginer les personnages sur le champ de bataille. Comme ça fonctionnait et que ça nous faisait sourire, on a décidé de rester fidèles à cette première intuition.
Shan : Quel a été le plus grand défi entre la signature du jeu et sa sortie en boutique ?
[Mathilde Helvetiq] : Le jeu était déjà très abouti quand nous l’avons signé, donc le vrai défi n’a pas été sur la mécanique, mais plutôt sur le positionnement. On savait qu’on avait un excellent jeu en main — accessible, fun, avec ce petit twist malin — mais encore fallait-il lui donner la visibilité qu’il méritait dans un marché très compétitif. Trouver le bon ton, la bonne promesse, le bon équilibre entre stratégie et fun, c’est ce qui a demandé le plus d’attention.
Shan : Racontez-nous un peu l’accueil du jeu à sa sortie !
Yohan Goh : Comme toujours, c’est un grand plaisir pour nous de voir un jeu publié après toutes ces étapes. J’aime particulièrement le format de la boîte : elle est suffisamment petite pour être emportée partout, et c’est un cadeau parfait à offrir à ses proches. On est très fiers du jeu final, et on remercie chaleureusement notre équipe d’illustration Crocotame et notre éditeur Helvetiq !
Mathilde [Helvetiq] : Nous avons eu un très bon accueil de la part de nos partenaires export et des boutiques dès le lancement. Le premier tirage comptait déjà cinq localisations (adaptation de la boîte pour un pays) ce qui est assez exceptionnel. Tout s’est accéléré dès la parution du jeu en 2024, et 10 pays supplémentaires ont localisé le jeu avant l’annonce de la sélection de l’As d’or. Et avec la nomination à l’As d’Or… Puis la victoire, d’autres pays, boutiques et joueurs ont découvert le jeu, et l’engouement ne faiblit pas.
Shan : Quel est l’impact de l’As d’or sur vos vies ? Sur le jeu ?
Yohan Goh : J’étais bien sûr très heureux lors de la cérémonie, c’est incroyable de voir un rêve se réaliser. Mais juste après, j’ai ressenti une plus grande responsabilité dans ma vie et dans mon travail. Les gens attendent peut-être davantage de nos prochains jeux, et cela signifie qu’il faut redoubler d’efforts pour faire mieux. Cela peut ressembler à de la pression, mais je crois que c’est le prix à payer pour avoir réalisé un rêve de toujours. Nous travaillons actuellement sur de nouvelles idées autour d’Odin, alors restez à l’écoute !
Et si je peux ajouter quelques mots : Merci à toutes celles et ceux qui ont joué à Odin. Merci beaucoup.
Mathilde [Helvetiq] : C’était un moment incroyable, d’autant plus qu’il était vraiment inattendu. Être mis en avant par des professionnels du secteur, avec un jeu aussi simple et modeste dans sa forme, c’était extrêmement touchant. En tant que petit éditeur indépendant, ce prix a été un vrai tremplin : il nous a ouvert des portes, nous a offert une belle visibilité, et nous a permis de nouer de nouveaux contacts avec des boutiques, des distributeurs, des enseignes… C’est aussi une reconnaissance précieuse du travail de fond que nous faisons depuis des années.

Yohan Goh
Shan : Avez-vous des projets ensemble pour la suite ?
Mathilde [Helvetiq] : Nous travaillons actuellement ensemble sur un Odin saison 2 – ou “O’deux”, comme dirait Florence Mendez ^^. Et bien sûr, on reste en contact pour d’autres projets. Au-delà du succès, ce qu’on retient surtout, c’est le plaisir qu’on a eu à collaborer ensemble.
Shan : On est curieux… Pouvez-vous nous dire quelques mots de plus sur O’deux ? Est-ce une suite ou une évolution ?
Yohan Goh : Rien n’est encore certain pour l’instant. On teste plusieurs idées, on se pose beaucoup de questions : “Quelle est l’essence d’Odin ?” “Qu’est-ce que les gens aiment vraiment dans Odin ?”
Ce genre de question. Et en creusant O’deux, on redécouvre aussi des choses sur Odin. C’est un processus intéressant. En résumé… on galère un peu en ce moment pour le créer 😀 Mais soyez patients — on espère bien vous retrouver bientôt avec O’deux !
[Mathilde Helvetiq] : Bien sûr, on serait ravis de proposer un “O’deux” — mais pas juste pour surfer sur le succès du premier. Il faut que ça fasse sens, que ça apporte quelque chose de vraiment nouveau, sans perdre ce qui fait l’ADN d’Odin. On avance pas à pas, avec exigence et enthousiasme. Et si ça doit voir le jour, ce sera parce qu’on y croit tous à 100 %.
Shan : Pouvez-vous nous parler en particulier de la carrière du jeu à l’international ? Odin est disponible en 12 langues. Y a-t-il eu des ajustements culturels ? Qu’est-ce qui, selon vous, le rend aussi universel ?
Mathilde [Helvetiq] : Le jeu est aujourd’hui disponible dans de nombreux pays : République Tchèque, Hongrie, Italie, Pologne, Corée, Chili, Serbie, Belgique, États-Unis, Allemagne, Japon, Mexique, Danemark, Canada !
La mécanique est universelle, donc peu de choses ont dû être modifiées : parfois le titre, le dos de boîte et les règles. Certains pays ont aussi un format de boîte différent car le jeu fait partie de collections (Argentine, Brésil ou au Chili par exemple).
Ce qui explique son succès ? Un petit format, un prix accessible, des principes familiers (le joueur est en terrain connu) mais avec un petit twist qui renouvelle le plaisir. Il est facile à sortir, à expliquer, et il fonctionne tout de suite.
Shan : Que pouvez-vous nous dire sur les adaptations numériques du jeu ?
Mathilde [Helvetiq] : La version en ligne sur Board Game Arena est déjà un vrai succès, avec plus de 250 000 parties jouées. Une application mobile est en développement, et une version est également prévue sur Game Park.
Shan : Pouvez-vous nous parler de votre partenariat avec Le Cartable Ludique (cf interview) ?
Mathilde [Helvetiq] : Simon nous a contactés avant même que le jeu ne reçoive l’As d’Or – il a du flair ! On a tout de suite adhéré à sa démarche. Chez Helvetiq, on est convaincus qu’on n’apprend jamais mieux qu’en jouant. Si nos jeux peuvent être utilisés en classe ou pour accompagner des apprentissages, on est forcément partants.
Shan : Quel est votre rêve ou objectif ultime pour Odin dans les prochaines années ?
Mathilde [Helvetiq] : Bien sûr, on rêve qu’Odin devienne un classique, un jeu que les gens transmettent, ressortent, offrent. Peu de jeux durent plus de deux ans – et pour un éditeur indépendant, avoir des jeux “long sellers”, c’est vital. Ils nous permettent de prendre des risques créatifs, de soutenir des projets plus audacieux, tout en assurant une certaine stabilité.
Shan : Merci et bonne continuation !
Un jeu de Gary Kim, Hope S. Hwang, Yohan Goh
Illustré par Crocotame
Edité par Helvetiq
Distribué parWilson Jeux
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elniamor il y a 7 jours
Intéressante histoire, je n’aurai jamais imaginé un temps de développement aussi long pour un « petit jeu » comme celui-là ! (nota : tant qu’il ne font pas « O’Dieux » en mélangeant les mythologies ça ira :-))
Shanouillette il y a 7 jours
O’Dieux quel jeu de mot terrible j’adore avec que des dieux vilains ! XD
Mathilde Helvetiq il y a 7 jours
Merci beaucoup pour l’article ! C’était très chouette de se replonger dans l’aventure éditoriale de Odin !
Morlockbob il y a 6 jours
Comme quoi l art de l’épure n est pas un vain mot