► E.D.I.T.O. Peut-on rire de tout ?

Il existe un type de jeux dont on parle peu dans nos colonnes, ou dans les colonnes des sites spécialisés dans le jeu de société en général.
Je veux parler des jeux dit “politiquement incorrects”. J’ai nommé “Blanc Manger Coco”, “Limite Limite” ou encore “Juduku” pour en citer quelques uns parmi les plus célèbres.

Mais pourquoi n’en parlons-nous pas alors qu’ils caracolent au top des ventes dans les grandes et moyennes surfaces et même dans certaines boutiques ludiques spécialisées ? Qu’est-ce qui justifie ce silence de notre part et de la part de la majorité des médias spécialisés ? Un désintérêt, un « mépris de classe », un délit de sale gueule ? La peur de se retrouver pris entre deux camps qui s’affrontent ?

Si ces jeux sont régulièrement présents dans les intercours des lycéens et des collégiens ou dans les soirées jeux entre amis, ils ne sont pourtant pas toujours trouvables dans nos cafés-jeux favoris. De fait, les gérants des bars ludiques ne leur réservent pas nécessairement un accueil favorable. Pourquoi ?

Est-ce le ton et le contenu qui pose problème ? Ce qui revient à se poser la grande question : peut-on rire de tout ?
Ou est-ce le fait qu’ils soient tous directement “inspirés” par Cards Against Humanity (2009) ? Ceci soulève bien vite la problématique des droits d’auteur et du plagiat/de la contrefaçon…

Dans cet article, nous allons tenter de nous faire l’avocat du diable autant que le procureur. D’ailleurs, tous ces jeux doivent-ils être mis dans le même panier ?
Ne permettent-ils pas de faire entrer de nouveaux joueurs dans le monde ludique ?  
Tentons de faire le tour de ce vaste sujet…

 

2020-06-26

 

La raison de leur succès ?

Le jeu de société est en plein essor depuis plusieurs années mais reste globalement un marché de niche. Quand un titre dépasse les 10 000 exemplaires écoulés, il est considéré comme un succès parmi ses pairs. Les million-sellers (Aventuriers du Rail, Pandemic Catan, 7 Wonders, Hanabi) se sont construits sur la longueur, avec le temps et la démultiplication des références pour certains. À côté de ça, les jeux dits « politiquement incorrects » dont nous parlons ici se vendent par palettes. Blanc Manger Coco a dépassé le million d’exemplaires, et Limite Limite s’était écoulé à 80 000 exemplaires en 2018. Le succès est si fort que les éditeurs n’hésitent pas à proposer des versions spécifiques pour chaque segment de la population : du Blanc Manger Coco spécial Bretons au Limite Limite Kids. Forcément, de notre perchoir, cela ne passe pas inaperçu.

 

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Un succès mérité ?

Il faut reconnaître que nombreux amateurs et certains professionnels sont un peu consternés par la fulgurance de ce succès. En tant que passionnés, on ne manque jamais une occasion de faire découvrir notre hobby aux personnes dites “casuals“ (d’ailleurs, il faudra qu’on en parle un jour de cette propension au prosélytisme !). Pour ce faire, on met en avant des jeux qui brillent pour leur originalité, leur capacité immersive, leur gameplay intelligent… Mais les jeux dont on traite ici reposent presque tous sur un mécanisme ultra simpliste : associer deux cartes pour composer une phrase. Plus largement, le dénominateur commun de ces jeux qui font le buzz reposent sur des sujets tabous, trash, voire parfois discriminants, comme nous allons le voir. Voilà de quoi heurter les fins amateurs que nous sommes, non ?

Pourtant, chaque distributeur cherche son « jeu offensant » comme il pouvait être à l’affût de son Splendor-like, à une époque. Il faut dire que ce sont a priori des ventes assurées qui peuvent aussi permettre de développer d’autres projets plus originaux. Le succès de Blanc Manger Coco a grandement favorisé l’émergence du distributeur Blackrock. Les ventes de Limite Limite étaient si importantes pour le distributeur Atalia que le fait de le perdre au catalogue a bien failli signer sa perte (histoire qui s’est d’ailleurs réglée au tribunal). Ce sont souvent des titres “locomotives” dont il est parfois difficile de se passer pour ces distributeurs. 

 

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Produit culturel ?

Sans refaire tout l’historique du genre, il est intéressant de voir d’où viennent ces jeux. Je pense qu’ils existent dans une version dématérialisée dans les cours d’école depuis des lustres, comme les “Action ou Vérité” ou les jeux à boire dans les mariages. Leur objectif ? Briser la glace et mettre l’ambiance (bonne ou mauvaise, ça, je vous en laisse juges 😉 ).

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“Apples to Apples”  nous proposait déjà le principe des cartes à associer en 1999 : sur un sujet imposé, on devait donner une de nos cartes pour répondre le mieux possible. Le jeu a tellement cartonné qu’une multitude de versions et d’extensions ont vu le jour (on note par exemple la surprenante Bible Edition). Aucune réponse n’était mauvaise, puisque tout le sel du jeu se basait sur l’argumentation qui allait en découler. Mais c’est avec Cards Against Humanity (financé à l’origine sur Kickstarter) que le concept a ensuite littéralement explosé. Des cartes avec des phrases à trous que vous associez et surtout du trash et du politiquement incorrect (pour donner le ton, le dernier à avoir fait caca commence la partie). Le règne de l’irrévérence, un peu comme si “c’est arrivé près de chez vous” s’invitait dans votre salon. 

 

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Quid de la créativité ? 

Ce mépris des joueurs passionnés peut donc déjà être expliqué en partie par le manque de créativité du concept et ce côté “copié-collé” basique (cartes blanches et noires que l’on associe) dans la mécanique. Beaucoup de jeux subversifs se contentent de reprendre plus ou moins à l’identique cette même idée (on pourrait citer aussi Tue Fourre Marie qui demande aux joueurs d’associer un personnage à une phrase). Néanmoins, il existe d’autres jeux qui jouent sur le trash mais qui essaient de proposer un peu autre chose. Des jeux comme 3 Œufs sur la tête d’un canard, qui demandent un effort d’imagination et d’improvisation, un peu à la façon d’un Nonsense

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offensive party game, la parodie


Autre exemple avec “Les Gens Qui” où nous pouvons nous adonner à notre plus bas instinct, à savoir juger « les gens qui » fument dans les lieux publics, ne ramassent pas les crottes de leur chien… ou bien plus trash avec l’extension. Lâche pas la Savonnette s’amuse quant à lui avec le thème du viol carcéral (sérieusement ?) : on va essayer de vider sa main ou forcer les autres joueurs à jouer des cartes savonnettes pour les éliminer, bref une sorte de jeu de la patate chaude qui ajoute un thème borderline pour attirer l’attention.

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Un petit air de déjà vu non ?

 

Il existe aussi le format BD ! Qui ne connaît pas le strip « Cyanide & Happiness » (moi avant cet article ^^) ? Joking Hazard en reprend les dessins. Les joueurs vont composer une histoire en posant des cartes pour former une BD. Attention âmes sensibles s’abstenir : c’est plutôt crade, saignant et d’un très mauvais goût assumé ! Mais penser par l’image est un exercice différent pour les joueurs, exercice qui au moins se démarque un peu de Cards against humanity.

 

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D’aucuns citeraient l’éditeur Le Droit de Perdre, mais il me semble difficile de le classer dans cette même catégorie, comme nous le verrons plus loin. Ils proposent aussi des jeux familiaux comme Comment j’ai adopté un Gnou (ou un Dragon) et d’autres jeux plus adultes comme Taggle, Questions de Merde ou encore J’aime Beaucoup ce que vous dites qui surfent sur un humour un peu plus subtil que les autres titres cités ici, mais nous y reviendrons.

 

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Un modèle simple : tu imprimes et tu joues

Ainsi, le point clé expliquant à la fois la démultiplication des titres et le relatif mépris de la part des amateurs de la chose ludique : ces jeux reprennent à la lettre ce qui faisait la particularité de Cards Against Humanity, le ton, la mécanique, et parfois même le look. Mais tout va bien, qu’on se le dise : Cards Against Humanity a été édité sous licence Creative Commons, c’est-à-dire que l’on peut l’imprimer, l’adapter, en faire ce que l’on veut, ou presque !

La question du plagiat, ou plutôt de contrefaçon, son nom légal, est complexe et avant tout juridique (pour qu’il y ait contrefaçon, il faut qu’il y ait un dépôt de plainte). Et comment établir une preuve de contrefaçon puisqu’il est impossible de déposer un mécanisme, et surtout quand les auteurs ont décidé eux-mêmes de rendre les droits disponibles à tout le monde ? Certes. Mais là où c’est plus discutable, c’est quand ceux qui ont repris le concept l’ont ensuite déposé… 

 

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Un marketing agressif ?

Un jeu Creative Commons qui cartonne sur les campus ? Vous pensez bien que certains ont vite senti le bon filon. De nouveaux éditeurs, souvent fondés par des personnes à peine sorties d’écoles de commerce, ont produit des jeux réutilisant la mécanique et le principe de Cards against Humanity, et appuyé sur ce qui faisait le buzz, à savoir l’aspect irrévérencieux (en fonction de l’éditeur, le résultat est plus ou moins graveleux et/ou politiquement incorrect). Bref, en ce qui concerne l’originalité, on repassera, même si l’on peut s’accorder à dire qu’il y a un travail dans les phrases à trou et les textes.

Ces jeux sont donc formatés sur un même modèle et jouent la surenchère. Ce que l’on retrouve bien dans leurs campagnes marketing, avec des phrases d’accroche du type :

  • Des cartes demandant de la spontanéité, peu de morale et aucune retenue !
  • C’est le non-politiquement correct dans une boîte
  • Le jeu entre amis sans tabou
  • Scandalise tes potes et remporte la partie !
  • Testez les limites de l’humour de vos amis avec des combinaisons de cartes 100% scandaleuses
  • Jeu malaisant interdit en Malaisie
  • Interdit aux -18

 

Mais leur grosse force de frappe, ce sont les influenceurs mainstream. La vidéo de Squeezie sur Blanc-Manger Coco, postée en octobre 2015, a été aujourd’hui visionnée plus de 9 millions de fois. Celle sur Limite Limite, qui date de décembre 2015, n’affiche « que » 7 millions de vues, et celle avec Cyprien de décembre 2016, 6 millions. Autant dire qu’on est pas près de rivaliser avec nos Ludochronos, ni aucun autre média faisant des vidéos sur le jeu de société d’ailleurs. Autant dire également qu’ils n’ont sans doute pas vraiment besoin qu’on parle d’eux dans les médias spécialisés.

À côté de ça, certains usent aussi parfois d’une autre forme de marketing, quelque peu agressif, auprès des cafés-jeux. Comme nous le verrons, les gérants de bars ludiques ne voient pas toujours ces jeux d’un très bon œil. Certains éditeurs pratiquent donc une forme d’entrisme ou la technique du pied dans la porte, en mettant directement leurs jeux dans les boîtes aux lettres des établissements. Plusieurs gérants se sont sentis dans l’embarras, comme le résume bien Xavier Berret, président du réseau des cafés ludiques (lien).

Pour autant, il est assez amusant de noter que certains de ces auteurs n’assument pas leur création et sur la boîte n’affichent que leurs prénoms, sans leurs noms de famille…

 

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On ne peut plus rien dire !

L’humour nous permet de rire de choses qui ne sont pas dicibles, et la transgression s’accompagne de régression, comme un retour à l’enfance : c’est sans doute là que réside principalement le plaisir dans ces jeux.

Pour avoir essayé l’un d’eux pendant une soirée festive, j’admets qu’il y a quelque chose de drôle et de décalé à entendre ma belle-sœur proposer de prostituer son fils pour payer le loyer ! C’est drôle parce qu’impromptu, inattendu, et bien sûr parce que je sais que c’est de l’humour, connaissant ma belle-sœur. Dans le même ordre d’idée, j’ai assisté à une partie avec des joueurs dans une association où les pires phrases homophobes étaient énoncées par une personne gay (au point qu’un observateur extérieur aurait facilement pu croire que cette personne était homophobe).

Il est clair qu’il existe un contrat social tacite pour pouvoir jouer à ces jeux. C’est le fameux “on peut rire de tout mais pas avec tout le monde”, ou point Desproges (souvent cité, rarement compris). Si je connais, ou si j’identifie les gens à ma table, je serai moins/pas dérangé par les énormités offensantes qu’ils pourront proférer, sachant qu’ils ne les pensent pas et qu’il ne s’agit que de jeu. Du décalage naît le rire.  

 

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Qu’on se le dise, les jeux de société n’ont pas attendu ce type de jeux pour jouer avec la transgression des sujets tabous ! 
D’une certaine façon Holding On: The Troubled Life of Billy Kerr (Just Played et impressions) nous propose une autre forme de transgression d’un tabou, en suivant la fin de vie d’une personne jusqu’aux soins palliatifs.
Des titres avec de l’humour, on pourrait citer Junta qui nous demandait d’incarner des politiciens corrompus (ce qui n’est pas loin d’un pléonasme ?!) (oh, ça va on peut plus rien dire ! 😉 ) dans une république bananière. Trolland nous invitait à renvoyer les étrangers dans leur pays (au travers d’une réflexion) …

Ici, l’humour s’attaque aux puissants, il se fait dénonciateur, sarcastique, piquant. Peut-être que ce qui nous dérange avec bon nombre de ces jeux “politiquement incorrects”, c’est que l’on remarque en les étudiant qu’ils s’attaquent le plus souvent… aux minorités. Penser qu’un jeu fait de la transgression pour le plaisir innocent de la transgression en étant déconnecté de tout est illusoire. Il véhicule, qu’il le veuille ou non, des idées, en tout cas une façon de voir le monde dans lequel il s’inscrit. Les jeux de société, au fond, sont politiques (au sens large du mot) dès qu’ils délivrent un propos, dès qu’ils abordent des sujets, autrement dit souvent. Et un jeu “politiquement incorrect” l’est potentiellement d’autant plus.   

 

Mais qu’est-ce qui te dérange, alors ?

En fait, le problème du sujet des minorités (comme celui du sexe), c’est la représentation qui en est faite et/ou leur surreprésentation. Dans certains des jeux de ce genre, on a beaucoup plus de cartes avec les “Arabes”, “les Noirs”, “les Juifs” que sur les « blancs ». Mais encore une fois, tous les jeux ne sont pas à mettre dans le même panier. Par exemple un rapide examen sur la boite de Blanc Manger Coco montre qu’il y a un relatif équilibre. C’est d’ailleurs une volonté de l’éditeur : « Il ne faut surtout pas qu’un groupe de personnes se sente visé, on tâche de parler de tout et de tout le monde. Il n’y a aucune arrière-pensée derrière ce jeu. »

Dans “Juduku”, les cartes ciblent quelques groupes en particulier (les Marseillais, les gens du voyage et les femmes, par exemple) et en évitent soigneusement d’autres. Les cartes sont parfois sans équivoques : “Citez 3 façons de différencier un Chinois d’un autre”, mais beaucoup d’autres jouent sur des sous-entendus. Rien n’est franchement dit, mais on comprend très bien vers quels clichés on veut pousser les joueurs.

Mais alors, si l’on se moque de tout, pourquoi si peu de blagues sur les hommes/les blancs/les hommes blancs ? Vous ne pensez pas que l’on pourrait rire du “bourgeois de Neuilly” et ses mocassins à glands avec son pull autour de la taille ? Il y aurait aussi un truc à faire avec la start-up nation et le vocable managérial, non ? Je propose : « Toi aussi vends ta mère » : le jeu où il faut vendre des concepts abscons à ton n+1. On lance un KS ?

Tout cela est d’autant plus problématique quand on sait par exemple que l’éditeur de Cards Against Humanity est actuellement dans la tourmente depuis que plusieurs employés et ex-employés l’accusent publiquement de sexisme et de racisme. Gus de Gus and Co en parle dans cet article. Pour être fair play, vous avez aussi la réponse de l’éditeur qui a commencé une enquête interne. Il faut savoir que Max Temkin, un des co-fondateurs, a tout de même démissionné suite à cette histoire. 

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La question des limites

Alors peut-on rire de tout ?
N’y a t-il aucune limite ?
Comment les fixer ?
Cela dépendra de chacun. Selon les créateurs de Blanc-Manger Coco « Bien sûr il y a des limites, l’objectif est seulement de faire rire et pas de blesser quiconque. Le fait d’écrire des cartes réponses neutres, sans blague, permet d’éviter d’écrire des choses inacceptables. Lorsque la partie démarre, les combinaisons qui sont jouées sont elles fréquemment choquantes, mais c’est bien le hasard qui a créé cette combinaison: c’est pour ça que le jeu est drôle.

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Certains jeux préfèrent prévenir avec un petit encadré « il n’y a aucune visée politique » ou « nous ne souhaitons offenser personne ». D’après le jeu, si les limites sont dépassées, cela relève de la responsabilité des joueurs, tandis que les joueurs répondront bien sûr « c’est pas moi c’est le jeu ». Bref, une façon de se dédouaner à bon compte. 

La question des limites est importante pour l’éditeur du Droit de Perdre. Selon Yves Hirschfeld : “Oui, il y a des “limites” ! On peut et on doit rire de tout, mais là encore il faut savoir équilibrer le suggestif (imaginaire) et le 1er degré, trop bourrin et trivial à mon goût. Lorsque l’on joue à Taggle, on constate très vite que nous ne sommes jamais au 1er degré et jamais « trash ». Au contraire, on laisse les joueurs ressentir des choses. Jamais vulgaires, souvent à la limite de la grossièreté (sans y tomber), nous offrons simplement des clefs pour que l’imagination de chacun prenne le pas sur le facile ou le crado basique.
Nous avons, je pense, un style plus humour anglo-saxon que Bigard. Nous travaillons à fond tous nos jeux afin de ne jamais tomber dans la facilité. Notre éditeur François Lang est également sensible et très vigilant (bossant beaucoup avec nous) pour sortir des gammes qui vont très loin dans la déconne, mais qui demeurent humanistes et finalement assez distinguées. 
(..) Être drôle en parlant de sexe, c’est d’abord savoir ne pas parler que de sexe et en parler avec respect, car l’humour c’est d’abord rire de soi-même et ne jamais heurter frontalement. L’humour, même si ça peut déranger, doit rester humaniste.

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Certains jeux font parfois parler d’eux pour ces questions de limites. Par exemple, c’est en réaction aux blagues récurrentes sur l’homosexualité que les auteurs du jeu Actif ou Passif ont décidé de jouer sur les clichés à leur tour en créant le premier jeu “fait par des gays et pour les gays”. Mais l’humour là encore n’a pas été du goût de tous… même chez les personnes de la communauté LGBT. Il faut dire que quelques cartes ont vraiment fait grincer des dents : tendu de rire de l’extermination des homosexuels en Tchétchénie ou du massacre de 50 personnes dans une boite de nuit à Orlando en 2016… Cela a déclenché la colère de Félix Maritaud sur le site “Têtu” dans une lettre ouverte aux créateurs et usagers du jeu. L’équipe du magazine a ensuite répondu en s’associant à Blanc manger Coco pour proposer une autre version/extension « LGBT » du jeu, baptisé Le coming out. Sachez que les auteurs et éditeurs d’Actif ou Passif y sont allés de leur droit de réponse et se sont excusés.

 

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Des jeux passerelles ?

Nous le disions plus tôt, ces jeux n’ont pas toujours bonne presse au sein des cafés-jeux. En effet, difficile de faire abstraction, pour les voisins, des blagues salaces ou des rires gras de la table d’à côté. Si l’on peut rire de tout, peut-être ne peut-on pas le faire n’importe où.

Xavier Berret, président du Réseau des cafés ludiques, témoigne, après avoir retiré “Limite Limite” de sa ludothèque : “En fait, j’en avais marre d’entendre des choses qui ne me faisaient plus rire et qui gênaient les voisins de table (notamment les familles qui viennent au bar) […] Je fais pourtant jouer à des jeux pas toujours très malins, mais j’ai une limite dans le mauvais goût et le respect de la personne humaine. »
Mais il y a toujours de la demande précise-t-il : “Parfois, des clients, sachant que je ne l’avais pas, ont ramené le leur : je leur ai demandé de ne pas y jouer chez moi.

À l’inverse, d’autres gérants de bars ludiques les gardent dans leur ludothèque. À partir du moment où ces titres sont demandés par la clientèle, après tout, on peut comprendre qu’ils soient proposés. Néanmoins, une sélection est souvent effectuée et tous ne sont pas sur les étagères. En particulier, on note là aussi que Blanc-manger Coco est beaucoup plus souvent cité que les autres. 

Certains répondent que ces jeux peuvent même faire office de jeux passerelles, c’est-à-dire permettre d’emmener des nouveaux joueurs vers le merveilleux et vaste monde du jeu.

C’est le cas de Kevin Jost, qui organise tous les mois une soirée jeu au pub Jeannie Johnston, à Haguenau. Au début, il ne proposait pas Blanc-manger Coco, mais il a remarqué que celui-ci était régulièrement cité, « en plus du Monopoly, Scrabble ou Uno » parmi les jeux connus par les gens venus profiter de l’animation, avec des joueurs venus spécifiquement pour y jouer. Son absence a ainsi détourné certains groupes “car parfois le saut dans le vide n’est pas évident”. Kevin a donc changé son fusil d’épaule, et l’a ajouté à ce qu’il proposait… Et ne le regrette pas du tout, car il a réussi à intéresser beaucoup de monde à d’autres choses : ”Une fois qu’ils sont rassurés et à l’aise de jouer dans un bar, j’ai pu facilement leur proposer d’autres jeux comme TTMC, The Mind, Stay Cool, Just One ou bien d’autres !” .

 

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Pour conclure

Il est indéniable que le succès de ces titres est surtout lié au modèle et au marketing. Leur créativité reste très limitée, l’accessibilité mécanique, quant à elle, culmine, et l’aspect irrévérencieux fascine aisément. Autant de raisons qui expliquent l’explosion du genre et suscitent souvent un désintérêt voire une certaine morgue de la part des passionnés de jeux de société que nous sommes. Pourtant, en me penchant sur le sujet, j’ai pu noter qu’il existe des propositions plus ou moins originales et intéressantes à divers degrés. Certains comme “3 Œufs sur la tête d’un canard” requièrent des qualités d’improvisation (cela va un peu plus loin que reconstituer des phrases à trous pré-écrites pour nous) et ne forcent pas à la réflexion discriminatoire. Au bout du spectre, d’autres jeux « drôles et impertinents » relèvent même le pari d’un peu de finesse, comme ceux du Droit de perdre. 

À la question peut-on rire de tout, la réponse est oui, mais peut-être pas avec tout le monde : quand le contrat social est bien balisé, qu’on l’est dans un cadre de confiance, on peut rire sans gêne, sans peur, sans malaise. Le contexte fait toute la différence. De ce fait, il y a des lieux comme les bars ludiques où la pratique de ce type de jeux n’est pas forcément bienvenue, la faute à la proximité de publics peu compatibles. Néanmoins, certains ont fait le choix de les proposer dans un certain cadre, tout en ayant réalisé une sélection, et s’avèrent heureux de cette décision. 

J’avoue que, a priori, je ne suis pas amateur de ce type de jeux et je dois, comme beaucoup d’autres ludistes, avoir une forme de “mépris de classe” ou d’élitisme que j’ai tenté de mettre à distance, histoire de suspendre mon jugement pour l’écriture de cet article.
Nous savons que les amateurs de jeux de société sont souvent eux-mêmes confrontés à des préjugés tenaces (ah ouais, tu joues encore au Monopoly ?). Peut-être qu’il serait bon de notre côté d’essayer de comprendre, plutôt que de juger, pour que l’ouverture d’esprit tant souhaitée puisse avoir lieu. Après tout, tout le monde a bien le droit de jouer à ce qu’il veut, non ? 😉

Cet édito est issu d’un travail et d’une réflexion conjointe de (très) longue haleine avec Shanouillette – Propos des interviews recueillis par Fouilloux

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23 Commentaires

  1. Umberling 08/07/2020
    Répondre

    ENFIN cet article.

  2. MATTHIEU d’EPENOUX 08/07/2020
    Répondre

    Excellent article sur un sujet où l’on marche sur des oeufs.

    • Christian Rubiella 10/07/2020
      Répondre

      Voilà la question que je me pose depuis un petit bout de temps : pourquoi donc le milieu marche-t-il sur des œufs sur ce sujet ?

  3. TSR 08/07/2020
    Répondre

    Effectivement, je pense que le sujet est probablement complexe à aborder pour les éditeurs, tant il semble que le filon est bon et peut permettre à un éditeur de disposer d’une bonne locomotive pour développer son activité.

    En tant que joueur, je n’ai aucune tendresse pour ces jeux – la plupart d’entre eux – même si je crois comprendre ce qui a motivé le premier CAH. Si un éditeur se décide à en sortir un, personne ne me force à y jouer, et je n’en porterai pas rancune à l’éditeur dont je continuerai à apprécier les autres jeux.

    Tout ça pour dire qu’en ce qui me concerne, du point de vue du joueur, c’est une tempête dans un verre d’eau. Si cela amuse certains, qu’ils y jouent, si cela en irrite d’autres, qu’ils s’en tiennent éloignés. Jouer, et laisser jouer :).

    Cela n’enlève rien aux immenses qualités de l’article, probablement nécessaire pour un média professionnel de l’industrie du jeu.

  4. Macnamara 08/07/2020
    Répondre

    « Toi aussi vends ta mère » : le jeu où il faut vendre des concepts abscons à ton n+1.

    Pledge immédiat!

    • Sergent Peperre 10/07/2020
      Répondre

      Sauf erreur de ma part ca existe déjà, le jeu se nomme « The Big Idea ».

  5. broko 08/07/2020
    Répondre

    Ça fait plaisir de lire des articles de cette qualité !

  6. L’Acariâtre 08/07/2020
    Répondre

    Très bon article Atom, respectueux de toutes et tous, merci !

    Je partage ton avis qu’il ne faut pas critiquer de front les pratiques ludiques qui nous semblent inférieures mais plutôt tenter de les comprendre et, sans forcer, accompagner à la découverte d’autres expériences. Oui il faut qu’on reparle de la secte du #j2s 😉

    Pour information, la version de lience Creative Commons utilisée pour Cards Against Humanity comporte le critère « Noncommercial » qui interdit de vendre le jeu ou ses modifications (http://s3.amazonaws.com/cah/CAH_MainGame.pdf). Même si, comme tu le dis , ça reste très compliqué de prouver le plagiat.

    • Quinarbre 08/07/2020
      Répondre

      Farpaitement. D’ailleurs la licence de CAH requiert aussi qu’on cite l’auteur original, et que tous les produits dérivés reprennent la même licence. Il me semble que ce n’est le cas d’aucun des jeux cités dans l’article. Il ne faut vraiment pas confondre Creative Commons et libre de droit, ça ferait perdre tout leur intérêt à ces licences.

      Cela dit, je rejoins l’article, ce qui coince avec ces jeux (pour les joueurs qui ne les apprécient pas en tous cas) va bien au-delà d’un problème de droits d’auteur. C’est d’ailleurs marrant de voir que plusieurs titres parviennent à éviter un des écueils qu’on leur reproche, mais que c’est toujours pour retomber sur un autre, comme si le genre était condamné à une forme d’échec.

  7. Hannibal 08/07/2020
    Répondre

    Tout d’abord, je te remercie car j’ai découvert des choses!

    Quel sujet compliqué à aborder, il y a tellement à dire… A commencer par les exemples, il me semble qu’il manque Les Chiens de l’Enfer! -> https://leschiensdelenfer.org/

    Ensuite, je me suis posé la question de la pertinence de l’article et il parait évident que oui, avec le questionnement sur la présence de la femme dans le monde du jeu (de société entre autre), sur l’écologie, le colonialisme, etc. Dans un univers tel que le jeu qui est encore en train d’évoluer- on parle de dizaines d’années!-, les débats sont sains et doivent avoir lieu. Je m rends compte que mon intervention n’est pas très pertinente car après cet article, il faudrait organiser une table ronde avec différents intervenants, pas que ceux qu’on a l’habitude d’entendre : des vendeurs ou des ludothécaires par exemple. Ainsi, on pourrait tendre vers un avis plus généralisé par des gens qui vivent directement la problématique.
    J’ajouterai quelques points en vrac en complément de l’article, en espérant que cela puisse donner quelques éléments de réflexion:

    – On peut constater dans le monde de l’humour qu’il est plus toléré de faire des blagues racistes ou antisémites quand on appartient à l’ethnie ou au groupe visé. Quand est-il dans le jeu? On a un exemple avec « Actif ou Passif » mais après ce que j’ai lu, il manque des éléments pour débattre et se faire un avis : est-ce un jeu fait par des joueurs? dans quel but? à qui s’adresse-t-il? comment ont-ils procéder? …
    – Il ne faut pas confondre un café familial avec un pub, en général plus orienté adultes.

    – Comment présente-t-on un jeu tel que LL ou BMC? Y aurait-il des façons préférables à d’autres? Quand un client entre dans un magasin, est-ce qu’on lui propose directement un RFtG sans savoir à qui l’on a à faire? Je sais, la réponse est dans la question…

    – Ne faudrait-il pas arrêter de penser que parce que l’on connait 50, 100 jeux de société, on connait tous les jeux? on connait le monde du jeu?

    – Partant ne faudrait-il pas faire plus preuve d’humilité? Quand je lis des posts sur Twitter ou FB, j’ai l’impression qu’il existe autant de spécialistes/connaisseurs de jeux que de pages dans l’annuaire… Pourquoi marquer du mépris envers certains joueurs ou certains jeux?

    Je pense que c’est au prix d’une certaine objectivité, tolérance, connaissance et acquisition de compétences que l’on pourra avoir un échange intéressant et constructif.

  8. jipouille0874 08/07/2020
    Répondre

    C’est pareil dans le livre,  si les musso ou levy permettent d’éditer des auteurs plus intéressants,  tant mieux.

    L’important c’est le plaisir que les gens y trouvent. Il y a plus intéressant c’est sûr mais ils y viendront peut-être après.  Plus on lit ,  plus on a envie de lire, plus on joue,  plus on a envie de jouer.

  9. Ludiculture 09/07/2020
    Répondre

    Excellent article !

  10. John 09/07/2020
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    Aucun intérêt, je ne m’interdis de rire de rien, si ça ne plait pas tant pis, la ou les personnes peuvent partir ou alors un consensus me fait partir, ça dépend du lieu, si je suis chez moi c’est vite réglé, en club c’est tangent, et chez quelqu’un je pars. Mais pour conclure, je suis blanc hetero français, j’aurais donc naturellement et pour autant sans arrière-pensée malsaine, toujours plus de facilité à me « moquer » d’un chinois, noir, arabe, juif etc… Je suis sûr que c’est la même chose chez les catégories sus-citées, simplement chez eux ils ne se prennent pas le chou comme ici, et comme cet article.

  11. BenQ 09/07/2020
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    Très bon article en effet. Je pense qu’il n’y a pas de mal à avoir ce genre de jeux dans le hobby, tout comme il y a les feux de l’amour pour les séries ou bien des gros block busters pour les films. Les ventes ne témoignent pas de la qualité, sinon on donnerait des oscars aux grosses productions de l’été.

    Je pense aussi qu’il faut distinguer un jeu d’entrée dans le hobby et un jeu accessible. Ce genre de jeux habitue en effet des amis qui ne jouent pas à s’assembler lors d’une soirée à une table et a jouer. Mais ils n’introduisent aucun mécanisme qui peuvent donner envie d’en voir plus. Desproges avait répondu à la question si jamais: oui on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde 🙂

  12. znokiss 09/07/2020
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    Merci pour cet excellent article !

    Et bravo Julien Nem pour le dessin, là, c’est tellement bien retranscrit..

    • atom 09/07/2020
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      Oui, merci de le rappeler. Un grand grand grand merci à Julien Nem 🙂

  13. baert 09/07/2020
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    merci pour l’article. c’est vrai que les joueurs peuvent voir d’un mauvais oeil ce genre de jeu. personnellement une « soirée jeu » pour moi ne renvoie pas à ce type de jeu et pour avoir déjà joué à Blanc manger Coco, je ne sais pas si on peut y jouer toute une soirée. la question de l’humour est intéressante et la proposition d’un KS: « Toi aussi vends ta mère » : le jeu où il faut vendre des concepts abscons à ton n+1.  indique une piste. par exemple Junta cité dans l’article se moque des puissants; et il y a toute une tradition culturelle de ce genre d’humour basé sur la caricature; en premier lieu le carnaval qui servait à se moquait de l’église et de la monarchie. par contre les autres jeux d’ambiances me semble rire des stéréotypes ce qui me semble un peu différent. du coup il n’y a que ceux qui arborent les stéréotypes qui peuvent en rire sans être soupçonné de mauvais goûts. c’est pour ça que pour ma part je ne mettrai pas sur le même plan en terme d’humour le jeu Junta et les autres jeux d’ambiance décrits. les droits des minorités avançant, il y a des genres d’humour qui ne passent plus alors qu’il y a moins de chance que ça arrive du côté de ceux qui ont le pouvoir dont on pourra toujours il me semble se moquer.

     

  14. morlockbob 09/07/2020
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    travail de longue haleine pour un  résultat prenant. Bel article

  15. Timi 10/07/2020
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    Super article! Felicitations!

  16. Le Roy 10/07/2020
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    Bel article, en effet. Pour apporter un témoignage direct, BMC et LL ont bien failli coûter la vie au club dont j’étais président il y a 3 ou 4 ans (une centaine de membres, tous adultes). Suite à la demande de deux membres du staff de supprimer ces jeux de notre ludothèque, il y  a eu débat et, malgré une décision commune de mettre un sticker d’avertissement sur les deux boîtes, un des membres du staff et un autre membre important ont décidé de quitter le club. S’en est suivi une période de turbulence dont nous sommes heureusement sorti mais il s’en est fallu de peu. Comme quoi, rire de tout n’est pas toujours aussi facile qu’on pourrait le penser.

    • Gling 11/07/2020
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      Et depuis ? Le jeu sort-il toujours dans votre club ?

  17. Riton 13/07/2020
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    Si je n’aime pas ces jeux, ce n’est pas à cause des thèmes, mais tout simplement que je ne vois pas en quoi c’est un jeu… le KS offensive party game résume bien ma pensée…

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