Interview : Philippe Nouhra, fondateur, gérant et directeur artistique de Funforge

Philippe Nouhra a d’abord exercé successivement les métiers de graphiste, directeur artistique, chef de projet, scénariste et game designer dans l’industrie du jeu vidéo avant de fonder sa propre maison d’édition de jeux de société indépendante, Funforge (il nous parlait de tout cela par ici), qu’il gère aujourd’hui depuis 10 ans tout en conservant la casquette de directeur artistique. 
Funforge, qui s’auto-distribue depuis 3 ans environ, a notamment édité Professeur Evil et La Citadelle du Temps, Titan race, Tokaido, Samurai Spirit, Quantum… et localisé Agricola, Patchwork, Isle of Skye mais aussi Evolution (à ce propos, l’extension Climat est bientôt dispo)Avec l’approche du Kickstarter de leur nouveau projet « Monumental » (news), Ludovox avait envie de discuter avec lui de quelques sujets : Politique de localisation, problématiques liées à l’auto-distribution, direction artistique et développement de jeux, collaboration avec Matthew Dunstan, licence, Kickstarter, réalité augmentée… 
C’est parti !

Ludovox : Bonjour Philippe. Tu es PDG de Funforge, mais aussi directeur éditorial de Monumental, votre gros projet actuel. Tout d’abord, comment s’est déroulée la sélection du jeu ? Matthew Dunstan ayant déjà travaillé avec vous, cela a-t-il facilité les choses ? 

Philippe Nouhra : Monumental est le résultat d’un processus assez itératif dans son intégration au catalogue. Matthew Dunstan est en effet un des deux auteurs de Professeur Evil et La Citadelle du Temps que nous venons de sortir et nous avions beaucoup apprécié collaborer sur le développement de ce titre.

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Matthew est un auteur charmant, humble et extrêmement ouvert aux critiques et aux demandes de développement de notre part. Il n’a jamais réagi négativement à un seul de nos commentaires et, au contraire, il a toujours su rebondir pour nous proposer une nouvelle itération de son design allant dans le sens de notre demande.

Initialement, Monumental était un jeu de cartes beaucoup plus léger que ce qu’il est maintenant. Le but de Matthew était d’en faire un jeu de civilisation transportable et son prototype tournait déjà chez quelques éditeurs bien implantés.

Lorsque nous l’avons eu entre les mains, l’élégance et l’efficacité de sa mécanique de base sautait aux yeux, à tel point que la question ne s’est pas posée un seul instant : nous allions éditer ce jeu d’une façon ou d’une autre.

Puis en jouant s’est imposé à mes yeux la sensation qu’il manquait toute la dimension conquête d’un jeu de civilisation comme je l’entends. Nous avons alors commencé à discuter avec Matthew de son intégration dans les mécaniques existantes ce qui aurait pour effet de les faire évoluer, naturellement. Nous sommes donc partis d’une base empirique que nous avons affiné semaine après semaine (nous playtestons et réglons le jeu sans cesse depuis plus de 6 mois au rythme d’au moins une nouvelle itération du prototype chaque lundi, parfois plus quand de nouvelles idées arrivent).

monumental teasing 2

Au fur et à mesure des tests et des réglages nous avons rajouté les éléments qui semblaient nous manquer pour donner sa juste dimension au jeu, ainsi sont apparues les armées, les provinces, les barbares qui les occupent, puis les chefs de guerre, etc. Chaque nouvel élément a permis d’ajuster et de régler un peu plus les mécaniques existantes.

Néanmoins, la beauté de tout cet exercice est que nous nous sommes attachés à préserver coûte que coûte la mécanique centrale, simple, élégante et fluide, ce qui nous a amené à créer une sorte de monster game dont les parties sont relativement rapides malgré tout (60 à 90 mn) avec des règles simples mais très profondes (notamment car il s’agit d’un jeu à forte composante de combos).

 

LV : Monumental vous est-il apparu immédiatement comme une évidence KS ?

P.N. : Assez vite il a semblé évident que le jeu devenait très chargé en matériel et que son prix serait trop élevé à la fois pour une production classique et pour un prix recommandé raisonnable en boutiques.


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Kickstarter est ainsi très rapidement devenu une évidence oui. Par contre, et nous sommes particulièrement fiers de ce point, cela reste un jeu ultra testé et abouti contrairement à une grande frange de projets KS qui sont plus de magnifiques boîtes de jouets que de vrais bons jeux. On veut associer les deux !

 

LV : Le thème était-il là au départ ? Comment l’avez-vous travaillé et adapté pour satisfaire les exigences éditoriales particulières du projet ?

P.N. : Le thème était exactement celui-ci dès le départ. Ce que nous avons souhaité apporter c’est un peu de fantaisie (au sens « fantasy » anglo-saxon) pour lui donner un aspect moins lisse et classique que les jeux de civilisations existants. Ainsi nous nous permettons d’imaginer l’intégration de tout ce qui peut nous sembler fun. Même si les civilisations de la boîte de base seront plutôt classiques, attendez-vous à des surprises par ailleurs… 😉

 

LV : Comment travailler la direction artistique d’un jeu comme celui-ci ? Ça consiste en quelles tâches, exactement ? Quels en sont les challenges ?

P.N. : Ce que je peux dire c’est que ce jeu porte bien son nom et que la tâche est monumentale ! Mon souhait est toujours de faire les jeux les plus beaux et attrayants possibles.

Pour un jeu comme Monumental il était évident qu’il allait falloir faire rêver les gens à chaque carte, chaque figurine, chaque tuile du plateau, etc. Cela implique d’aller très loin dans le niveau de détail de chaque illustration, à la fois en termes de références pour faire quelque chose de cohérent et de véridique, mais aussi d’ambiance pour créer un tout harmonieux tout en préservant les spécificités de chaque civilisation.

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Ainsi suivant le thème, des dominantes de couleurs ou d’ambiances vont être adoptées et on devra créer des référentiels pour que les divers artistes puissent fournir à la fois un travail homogène et à la fois affirmer leur propre style.

Actuellement nous sommes plus de vingt personnes à être intervenues sur le projet, certains artistes ont réalisé deux illustrations, d’autres plus. Mon travail est de veiller à ce que tout ce petit monde œuvre de concert pour le résultat final le plus impressionnant possible.

J’imagine que cet exercice se rapproche de ce que les DA de chez Wizards of the Coast vivent sur chaque extension de Magic par exemple. J’espère pour eux qu’ils ont souvent des vacances ! 😉

 

LV : La direction artistique se fait-elle côte à côte avec le développement du jeu ? Quelle est l’influence de l’une sur l’autre ?

P.N. : Elles se font en parallèle et ont très peu d’influence l’une sur l’autre.

Tous les réglages de gameplay et de mécaniques, nous les faisons sur des prototypes absolument hideux mais très fonctionnels car le but est justement de se concentrer sur l’essentiel sans se dire « ha non, on ne peut pas changer / enlever cette carte, elle est trop belle ». Je fais en sorte de ne faire exécuter par les artistes que les éléments que nous sommes absolument certains d’inclure dans le jeu. Tout ce qui est encore plus ou moins flottant attendra une validation finale.

Pour autant, je m’efforce de partager avec Matthew et avec toute l’équipe les visuels fournis car ils sont motivants et avoir cette sensation de travailler à développer un titre majeur à chaque illustration reçue nous encourage tous à fournir le meilleur de nous-même.

Je suis extrêmement fier du stade où nous en sommes actuellement et je pense que le produit final sera tout bonnement fantastique. Ce n’est pas moins que le but que nous nous sommes fixés et nous travaillons d’arrache-pied à l’atteindre.

 

funforge distribution

 

LV : Funforge est indépendant et auto-distribué. Peux-tu nous expliquer ce que cela implique ?

P.N. : Beaucoup trop de travail (rires) !
Blague à part, cela implique de faire des choix très, très circonstanciés sur les produits que nous choisissons d’éditer et de distribuer.

Comme tous les distributeurs, nous avons un enjeu de volume de catalogue à relever mais pour autant nous ne sommes pas dans la dynamique de faire rentrer tout et n’importe quoi dans ce dernier. Nous sommes extrêmement sélectifs sur la qualité des jeux tiers que nous incorporons à notre catalogue d’import et de distribution et je pense que des noms comme Lookout (Agricola, Patchwork, Isle of Skye) ou North Star Games (Evolution) parlent d’eux-mêmes à ce niveau-là.

 

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LV : Comment décidez-vous de localiser un jeu, et quel est le processus derrière ça ? Vous avez des scouts ? Vous fiez-vous à des reviews, un agent, des partenaires de confiance ? Quelles sont les difficultés de production liées à la localisation qu’on n’a pas sur une production de création ?

P.N. : C’est variable. Dans le cas de Lookout par exemple nous avons conclu avec eux un contrat cadre englobant l’intégralité de leur catalogue de manière exclusive. À ma connaissance nous sommes leur seul partenaire mondial à avoir pris un tel engagement de confiance et c’est la raison pour laquelle nous sommes tout de même libre de décliner des titres pour le marché francophone si nous estimons qu’ils ne marcheront pas ou qu’ils ne sont pas adaptés. Après le processus est simple : nous jouons, si cela nous plait et nous convainc, nous éditons.

Nous avons eu la même approche avec North Star pour Evolution. Nous nous sommes assis à une table de jeu sur leur stand pendant la Gencon, nous avons joué à Evolution, cela nous a plu, on s’est alors tout simplement présenté et on leur a dit qu’on aimerait les distribuer. Bien que tout le monde était sur les rangs pour porter ce jeu sur le marché, ils ont fini par hésiter entre Asmodee et nous et nous ont choisi car ils pensaient, sûrement à raison, qu’ils seraient mieux traités dans notre catalogue beaucoup plus petit. Ce qui est bien entendu arrivé puisque nous avons tellement peu de jeux en distribution que nous les traitons tous comme nos créations originales.

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Nous regardons bien évidemment les reviews et nous avons les oreilles ouvertes pour essayer de détecter ce qui serait bien à intégrer à notre catalogue. Mais il n’y a pas de règle normative, tout passe par des relations de confiance entre des gens, c’est tout.

Les difficultés de production liées à la localisation versus les créations originales sont de deux types : premièrement il faut récupérer des fichiers créés par des personnes qui travaillent la plupart du temps totalement différemment de toi. Il faut donc tout décrypter et souvent corriger / aménager pour ton propre pipeline de production. Deuxièmement, et c’est sûrement le point le plus gênant commercialement, il faut la plupart du temps attendre des impressions amalgamées avec d’autres partenaires de distribution internationaux de ton licencieur ce qui peut occasionner des ruptures plus longues que tu ne le souhaiterais.

Nous travaillons à optimiser tout cela sans cesse mais comme nous sommes dépendant de nos licencieurs nous n’avons malheureusement pas toujours le choix.

Il faut donc le savoir et passer ton temps à jongler entre les diverses lignes de prod en cours pour compenser les ruptures d’un titre avec un autre.

 

LV : Comment décidez-vous de l’équilibre entre localisation et création interne ?

P.N. : De façon assez simple : nous ne souhaitons éditer qu’un ou deux jeux créés originalement par Funforge. Le reste peut intégrer la distribution si, tous calculs faits, nous avons les moyens humains et financiers de le faire.

Tout dépend donc de la charge de travail sur les mois à venir et il n’est pas rare que nous raffinions notre plan de sorti initial tout au long de l’année pour enlever des choses que nous estimons au final pouvoir attendre un peu plus de façon à se concentrer correctement sur des créations ou des localisations et ainsi les proposer de la meilleure qualité possible.

kickstarter logo

 

LV : L’entreprise utilise Kickstarter pour certains projets comme Monumental ou l’artbook de Tokaido : Pourquoi l’utiliser, dans ces deux cas, et pas dans d’autres ?

P.N. : Tout simplement parce que ces types de produits n’ont pas leur place dans le réseau de distribution classique que nous utilisons le reste du temps.

L’artbook de Tokaido par exemple n’est pas un jeu et nous ne sommes pas diffuseurs en librairies, même spécialisées. Il est donc plus simple de communiquer auprès de notre communauté pour leur dire « hey, vous pouvez trouver ce chouette article ici directement ». Ensuite nous les livrons directement, ça nous pouvons le faire, nous le faisons tous les jours.

Pour ce qui est des projets comme Monumental, comme je l’ai déjà expliqué, nous sommes dans des enjeux de coûts qui seraient irréalistes pour le réseau classique. FFG peut peut-être proposer des jeux de figurines à 150€ parce qu’ils ont collé la licence Star Wars dessus, ça se vendra de toute façon, à peu près toutes les autres configurations sont vouées à l’échec. Et d’ailleurs tu constateras qu’à peu près tous les gros jeux très chers en boutiques et qui ne portent pas de licence, sont des jeux issus de campagnes KS…

 

LV : Le jeu ZNA et l’annulation de sa campagne ont trois ans, et aujourd’hui, le marché avance : de plus en plus de jeux hybrides voient le jour avec des degrés de succès variables. Quel est ton regard d’aujourd’hui sur le jeu connecté ?

upITWznaP.N. : Toujours très circonspect après l’expérience ZNA et les commentaires reçus alors.

En ce qui me concerne, je suis 1000% convaincu depuis bien avant ZNA que c’est ce à quoi nous allons arriver. Maintenant je pense que le marché n’est pas encore mûr pour ces jeux et jusqu’ici aucun ne m’a réellement convaincu par ailleurs car les meilleurs sont au mieux des compagnons de calcul et les pires des gadgets cosmétiques totalement inutiles.

La démarche que nous avions eu avec ZNA était l’intégration massive de l’AR [NDLR :  Augmented Reality, la réalité augmentée] DANS le gameplay et non autour.

C’est ce qui n’a pas plu à l’époque et je pense que ce n’est toujours pas le cas.

Je reste observateur et, évidemment, prêt à jaillir de derrière mon fourré pour m’engouffrer dans la brèche le jour où je sentirais qu’on y sera. Ce n’est pas le cas pour le moment à mon avis.

funforge logo

LV : En tant qu’éditeur, Funforge a pris de la bouteille avec les années. J’aimerais te poser une question tirée du questionnaire de Tim Ferriss : Comment un échec ou un échec apparent vous a-t-il préparé à un succès ultérieur ? As-tu un « échec préféré » ?

P.N. : Non, tous les échecs sont nuls. Au mieux, ils te tannent le cuir et t’apprennent des leçons bien évidemment, mais franchement, et sans langue de bois, je me passerais volontiers des échecs et de leurs leçons.

C’est une grande mode de positiver ce qui est négatif, moi ça me saoule et je trouve ça plutôt, hypocrite pour dire la vérité. A mon sens il vaut mieux se poser deux fois plus longtemps en amont et bien réfléchir à toutes les conséquences de ses actes que d’attendre de se manger un mur pour se dire « Ha ! Merci la vie pour ce mur, maintenant je sais que les murs font mal ». 🙂

 

LV : Quels axes de développement avez-vous pour 2018 ? 

P.N. : On va déjà s’occuper de Monumental, ça sera bien. 😉
Pour le reste on s’en tient à notre dynamique d’édition/distribution actuelle, la plus possible basée sur la qualité. On va essayer de faire tout ça en s’organisant encore un peu mieux en interne histoire de gagner toujours plus en sérénité. Si on y parvient, on sera déjà bien heureux. 😉

 

 

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2 Commentaires

  1. Guiz 09/02/2018
    Répondre

    J’espère tout de même que FF aura tiré quelques leçons des campagnes de Tokaido CE (coûts, retards, communication) et de la campagne de ZNA (financée mais pourtant avortée… et pour cause, le projet était vraiment mal ficelé, avec l’intégration de la RA en SG pas loin des 1M$).

    En tout cas, bonne chance pour ce KS car le jeu semble vraiment prometteur.

  2. FX 17/02/2018
    Répondre

    Citer du Tim Ferriss dans le monde du jeu, étonnant 🙂

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