Entretien avec Philippe Nouhra de Funforge ou la suspension de l’incrédulité

 

Bonjour Philippe. Pouvez-vous vous présenter et nous dire ce qui vous a amené dans le monde du jeu de société ?

Je m’appelle Philippe Nouhra, j’ai 41 ans et je suis le gérant fondateur de Funforge (NDLR : Tokaïdo, Samurai Spirit, The Big Idea, Quantum…) depuis un peu plus de 6 ans maintenant.

Je suis un joueur dans l’âme depuis l’enfance : d’aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours aimé jouer à tous types de jeux, qu’ils soient en papier/carton, électroniques ou vidéo. Certains de mes souvenirs d’enfance les plus vivaces sont ceux de parties effrénées autour d’un « Mad » ou d’un « Risk » (à l’époque on n’avait pas grand choix), mais aussi sur tous les jeux Nintendo à cristaux liquides, les fameux « Game & Watch » (tels que Donkey Kong, Turtle bridge, Fire, Parachute, etc.) que nous nous échangions dans la cour de récrée de l’école. J’étais également bercé par tout ce que l’on pouvait trouver comme jeux sur les Atari VCS2600, les CBS Collecovision, Spectrum+, Commodore 64 ou autres Apple II de mes amis.

Jouer est une chose qui m’a toujours rendu heureux, surtout lorsque j’ai découvert les jeux de rôles en 1984 au travers de « L’œil Noir » et bien évidemment Donjons & Dragons.

Beaucoup d’autres ont suivi jusqu’au cataclysme « Magic » dans lequel j’ai sauté à pieds joints !

Vous travailliez alors dans le monde du jeu vidéo ?

Oui, à l’époque, je commençais juste à travailler dans le jeu vidéo en tant que graphiste et l’ambiance était très différente de maintenant. Le milieu était tellement florissant que nous pouvions nous permettre de passer notre temps entre deux parties de Magic durant nos rendus.

Cela a bien changé !  😉

Quel genre de joueur êtes-vous aujourd’hui ? Comment votre métier a-t-il influencé votre profil de joueur ?

J’ai du mal à identifier un « profil type de joueur » qui me convienne. Comme je le disais précédemment, je m’intéresse vraiment à tout ce qui se rapporte à la chose ludique de près ou de loin. Pour autant ma disponibilité, elle, a changé et m’a, je pense, amenée vers des types de jeux différents de ceux vers lesquels j’étais jadis enclin à aller.

Aujourd’hui je privilégie une forme de jeu (quelque soit le support) qui soit facile d’accès tout en étant profonde et en proposant une grande rejouabilité. Cela m’éloigne naturellement de tout ce qui peut ressembler à une usine à gaz.

Qu’est-ce qui vous attire ?

Ce n’est pas dans le décryptage d’une mécanique complexe ou d’une règles de 200 pages que je trouve mon plaisir, c’est dans l’échange avec les autres joueurs, la facilité avec laquelle on peut le créer et le potentiel immersif du jeu auquel je joue alors (ce que les anglo-saxons appellent poétiquement la « suspension of disbelief » [NDLR : la suspension de l’incrédulité]).Pour moi, dans un jeu, le but est toujours d’avoir passé ce genre de moments pour que les joueurs puissent s’en souvenir avec plaisir et se dire qu’ils n’ont pas perdu leur temps mais plutôt qu’ils l’ont enrichi, l’espace d’une partie, de nouveaux très bons souvenirs.

Est-ce l’avis de l’éditeur également ?

Bien évidemment mon travail d’éditeur a contribué à faire évoluer mon point de vue sur le jeu. À partir du moment où j’ai dû réfléchir en termes de placement, de public cible, de volumes, de partenaires de distribution, de contraintes logistiques, et compagnie, ma vision de la conception a évolué mais, je pense, de façon plutôt positive. Elle fait simplement ressortir le besoin impérieux d’efficacité au sens littéral du terme, c’est-à-dire pouvoir proposer le meilleur contenu possible, sous la meilleure forme possible, de la façon la plus efficace possible à un public le mieux ciblé possible (attention, c’est un besoin, cela ne signifie pas qu’on y arrive vraiment pour autant 😉 ).

Cela se traduit par une chose simple : si je suis excité comme un gosse le jour de Noël à l’idée d’éditer un projet, c’est que le « potentiel plaisir » d’y jouer devrait être à l’avenant. 🙂

Pouvez-vous nous parler un peu de Funforge et de son historique ?

J’ai travaillé pendant 15 ans dans les jeux vidéo où j’ai exercé successivement les métiers de graphiste, directeur artistique, chef de projet, scénariste et game designer. Durant ces années, j’ai rencontré de nombreuses personnes ultra-talentueuses et tandis que le jeu vidéo devenait peu à peu un milieu sinistré en France suite à une concentration dangereuse de ses acteurs (qui s’est d’ailleurs terminée avec quelques ogres monstrueux finissant par étouffer le milieu et sa créativité) je décidai de changer de voie et de revenir à mes premières amours : le jeu de société, les jeux de cartes, de rôles, etc.

C’est ainsi que j’ai fondé Funforge il y a 6 ans maintenant, tout en continuant dans un premier temps à exercer des activités freelance en parallèle.

Dans quel état d’esprit vous êtes vous lancé ?

À l’époque, en regardant un peu ce qui se faisait dans le secteur, je voyais beaucoup de créativité, beaucoup d’envie mais également un milieu qui « bricolait » pas mal. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à apporter concernant notre propre gamme et qu’il était nécessaire de proposer immédiatement des produits à la finition soignée. Cela semblait clairement un levier sur lequel jouer pour nous démarquer de la concurrence et je pense que nous avons atteint ce premier objectif.

Aujourd’hui, le milieu est de plus en plus professionnel et le public, de plus en plus exigeant. Il est clair que faire de beaux (et bons) produits n’est plus suffisant en soi, c’est pour ça que nous avons de nombreux axes de développement (depuis la création de la société d’ailleurs), sur lesquels nous sommes maintenant en train de nous concentrer.

Une chose est certaine : notre leitmotiv est bien de toujours aller de l’avant, de prendre des risques et de voir ce que cela donne. Nous avons quelques défis en face de nous mais ils sont très motivants et stimulants et je pense qu’il en sortira de grandes choses. 🙂

Quels sont les grands principes qui vous guident dans l’évolution de la société et de sa ligne éditoriale ?

Le plaisir. Franchement, je ne pourrai pas le résumer autrement que comme ça.

À mon sens, la ligne éditoriale est une prison. Cette prison a son intérêt commercial car elle permet aux revendeurs et aux clients d’avoir une vision assez claire des produits d’un éditeur mais ça reste une prison qui fait que lorsque vous croisez un projet super cool mais qui ne correspond pas à votre ligne, vous risquez de vous forcer à le rater pour ne pas la compromettre. Notre ligne éditoriale ne s’applique donc pas au catalogue et aux contenus.

James Ernest et Philippe Nouhra

Quand on regarde Tokaïdo, Isla Dorada, The Phantom Society etc, il y a quand même une « touche » FunForge qui se dégage…

Nous travaillons clairement à entretenir une ligne éditoriale très forte dans le domaine de la qualité d’édition. Nous ne mégottons jamais sur les composants, les illustrations, le temps passé à la réalisation, etc. Bien évidemment nous ne sommes pas seuls dans ce processus et nous tâchons de trouver et de travailler avec les meilleurs partenaires possibles, tant en conception qu’en fabrication, distribution, etc.

Un autre de nos grands principes, et probablement le plus important (surtout aujourd’hui), c’est notre totale volonté d’indépendance. Depuis la création de la société, nous nous efforçons de rester complètement libres de toute contrainte externe. Nous avons, par exemple, travaillé longtemps (et encore maintenant) à développer notre réseau de distribution internationale de façon à travailler avec uniquement des acteurs locaux plutôt que de tout mettre dans les mains d’un seul distributeur pour le monde, ou pire (en ce qui nous concerne), d’en devenir un studio.

The Phantom society

À mon sens, le métier d’éditeur va très au-delà de la conception de jeux, il englobe un ensemble de nécessités qui doivent être maîtrisées depuis le début de la chaîne jusqu’à sa fin de façon à rester cohérentes. Cela veut dire, par exemple, de sélectionner ses fabricants pour pouvoir en maîtriser la qualité et les coûts (même si des accidents peuvent toujours arriver comme nous l’avons malheureusement vécu avec les dés de Quantum), mais également maîtriser sa distribution de façon à avoir le rapport le plus direct possible avec ses premiers clients (qu’ils soient les distributeurs d’autres pays ou les revendeurs en France par exemple).

Cela, toujours dans le même but : ne pas nous enfermer dans une tour d’ivoire et pouvoir bénéficier des retours d’infos, des commentaires, des idées, bref, de tout ce qui peut venir enrichir notre démarche et nous aider à améliorer sans cesse la qualité des jeux que nous proposons. Si vous avez un seul interlocuteur, vous n’avez alors qu’un seul son de cloche et vous n’avez aucun moyen de savoir si celui-ci est orienté ou non, et surtout si dans le fond il l’est vraiment dans votre intérêt !

En tant qu’éditeur, quelles sont vos motivations principales ?

La motivation initiale était de pouvoir éditer des jeux tels que j’aurais aimé les voir édités sans avoir à subir la frustration de me dire « j’aurais pu le faire comme ceci ou plutôt comme cela ». Comme dit l’adage populaire « la critique est aisée mais l’art est difficile », aussi, pour n’avoir pas à subir ce point de vue, le mieux était de faire plutôt que de me contenter de râler ou de vivre une déception. 

Cela ne signifie pas que nous faisons mieux que les autres, cela signifie simplement que nous faisons comme cela nous plait vraiment. Il se trouve qu’apparemment cela plait aussi aux autres, donc c’est tant mieux et plutôt une belle récompense du temps, de l’énergie et de la passion que nous mettons dans notre métier !

Bien entendu, cette motivation initiale est toujours présente aujourd’hui, car elle est fondatrice de nos projets, mais elle est désormais assortie de plusieurs autres envies très fortes par rapport à la société en elle-même. Notamment, nous avons le désir de développer de nouvelles gammes de produits et d’attaquer de nouveaux marchés.

Des projets ?

Bien sûr. Certains projets seront très expérimentaux et feront appel à notre savoir faire en matière de développement logiciel/jeux (je ne parle pas de moi au pluriel, il se trouve que nous sommes une équipe très majoritairement originaire du développement de jeux vidéo et composée en partie de vétérans expérimentés et en partie de jeunes créatifs talentueux).

D’autres projets seront plus classiques, dans le type de produit que nous travaillerons, mais nous avons déjà quelques débuts d’idée pour les faire évoluer vers plus de modernité dans la façon d’y jouer et de les aborder.

Au final, j’aimerais que d’ici quelques années nous ayons un catalogue élargi et riche de nombreux produits différents mais complémentaires. Le jeu de société n’est (espérons-le) qu’un début. 🙂

Quels ont été les défis les plus importants à relever au cours de l’existence de Funforge ? (passés, ou à venir)

Le premier défi a été de survivre !

Ce n’est un secret pour personne que les premières années d’une société sont les plus dures. Nous n’avons pas eu la chance de gagner un Spiel ou un autre prix prestigieux, du coup nous avons du compenser par beaucoup de sueur, d’huile de coude et de sacrifice de sommeil. D’ailleurs on s’amuse souvent du fait que malgré le peu de prix et de récompenses que nous ayons reçus, nos jeux parviennent quand même à toucher un vaste public. Comme quoi…

Comme beaucoup de petites structures, nous n’avons vraiment jamais été aidé financièrement ou autre. Nous avons tourné sur nos fonds propres depuis le début de la société, nous sommes 3 associés, c’est très familial comme structure et la vraie bonne chose est que nous récoltons le fruit de notre travail aujourd’hui sans devoir aucun compte à une banque, un investisseur ou qui que ce soit d’autre qui soit un étranger à la structure (et par conséquent un dangereux parasite la plupart du temps). Pour autant il est clair que nous avons plusieurs fois eu chaud et qu’il a fallu tenir ferme la barre pour ne pas péricliter.

Clairement, les premières années ont été très dures.

Essen 2013

Et maintenant ?

Aujourd’hui, nous avons ouvert beaucoup de marchés de distribution dans le monde (USA en tête bien évidemment, mais aussi Chine, Russie, Scandinavie, de nombreux pays d’Europe, etc.) ce qui nous garantit un fonds de roulement stable et suffisamment confortable pour vivre, investir dans de nouveaux projets avant de rentabiliser les actuels, et dans une certaine mesure, d’encaisser les échecs éventuels. En bref, nous sommes parvenus à stabiliser la structure à un point suffisant pour envisager les années à venir et le futur en général avec la sérénité nécessaire pour mettre en place une stratégie qui ne soit pas basée sur la panique et les décisions prises à l’emporte pièce.

Essen 2014

Un autre défi de taille a été de nous doter de l’outil nous permettant de lancer des projets en financement participatif par nous même (toujours dans l’optique de totale indépendance qui nous anime). Nous avons travaillé un an et demi pour ouvrir notre filiale aux USA et mettre sur pied le projet de Tokaido Collector qui a finalement été financé au delà de toutes nos espérances.

Cela a été encore une fois une belle récompense des efforts fournis mais nous avons conscience qu’il nous reste à transformer cet essai 2 fois. Une première fois en livrant un produit à la    hauteur de la promesse (et nous y travaillons d’arrache-pied à l’heure où je vous réponds) et une seconde fois en concrétisant un autre projet en financement participatif qui serait un succès. Nous avons très conscience que nous ne sommes pas en terrain conquis et qu’il va nous falloir montrer aux gens qui nous soutiennent sur Kickstarter (ou autres) qu’ils ont raison de le faire.

Essen 2014

Le dernier défi actuel que nous relevons en ce moment même est de mieux contrôler notre marché « natif » (c’est-à-dire la France) en ayant une prise plus directe sur ce dernier. Cela implique que nous avons dernièrement décidé de basculer tout l’aspect relationnel/commercial (qui était auparavant géré par notre distributeur) au sein de Funforge. Par conséquent nous allons nous même démarcher les boutiques pour les prises de commandes mais aussi pour nous enquérir de façon régulière de leurs besoins, leurs envies, bref, tout ce qui peut, encore une fois, contribuer à ce que nous leur fournissions les meilleurs produits et les meilleurs outils possibles.

Vous allez réussir à faire tout ça tout seul ?

Nous travaillons à mettre en place la structure qui nous permettra de mettre tout cela en œuvre, et parce qu’ici aussi nous sommes loin d’être en terrain conquis, nous avons décidé de ne pas le faire seul, et même si je ne peux pas encore en révéler plus à ce sujet pour le moment, nous sommes contents d’avoir trouvé un partenaire qui partage complètement notre point de vue sur le sujet et avec qui, je n’en doute pas, nous allons pouvoir inventer de nouvelles façons de travailler.

Il y a t-il parfois des remises en question ?

Elles sont permanentes depuis le début de la société. Comme je le disais, nous avons traversé des périodes moyennement drôles et confortables et il nous a fallu sans cesse remettre en question notre façon de fonctionner. Avions-nous fait les bons choix de jeux, les avions-nous travaillé correctement, faisions-nous appel aux bons partenaires, notre réseau de distribution travaillait-il comme nous le souhaitions, etc. ?

Aujourd’hui par exemple, le choix de faire des projets Kickstarter ou bien encore d’intégrer une partie de la distribution en interne est le résultat de profondes remises en question sur nous, mais aussi sur le milieu en général.

Nous observons depuis quelques années un schéma structurel du milieu qui suit un scénario que nous avons déjà vécu par le passé dans le jeu vidéo et malheureusement nous en connaissons déjà la fin, qui semble être écrite d’avance. Ce scénario nous conforte encore plus dans notre volonté d’indépendance car il est bien évident que chercher à s’opposer frontalement à ce qui émerge serait une erreur fatale vouée à un échec cuisant, aussi nous cherchons à nous doter de tous les outils possibles qui nous permettront d’assurer notre avenir en toute liberté.

Déplacer ses œufs pour ne pas les avoir tous dans le même panier est un effort permanent assez exigeant mais, il me semble, totalement vital pour nous. Notre volonté est simple : nous souhaitons que la société, ses jeux, son catalogue et sa marque existent toujours dans plusieurs années et qu’elle soit reconnue pour sa qualité. Cela implique nécessairement des remises en questions permanentes.

Quelles sont vos plus belles réussites dans Funforge ?

Pour le coup, je serai tenté de dire « Funforge ». :-) En soi, cela implique déjà tellement de choses gratifiantes que c’est un ensemble de belles réussites.

Nous avons eu la chance de voir des gens de talent nous faire confiance (auteurs, illustrateurs, distributeurs, etc.) et ça, ça veut dire pour nous que ce que nous faisons est de qualité (en tout cas, on ose l’espérer). Toutes ces rencontres sont toujours enrichissantes et nous donnent de plus en plus de perspectives pour l’avenir. Espérons que ces perspectives deviennent des réussites. 😉

Concernant les jeux eux-mêmes, même si je suis vraiment fier de tout ce que nous avons édité, j’ai une tendresse particulière pour « The Big Idea » qui a été un coup de cœur lorsque Bruno Faidutti me l’a fait découvrir (merci Bruno 😉 ) et dont l’édition a été un réel plaisir de par l’interaction avec James Ernest qui est un des auteurs, à ma connaissance, avec lequel il est des plus facile et intéressant de travailler.

Ce projet-plaisir a rencontré son public et fait rire des milliers de gens. Voir les gens autant s’amuser autour d’un de nos jeux est une vraie réussite ! Le jeu est malheureusement en rupture depuis un certain temps, mais nous travaillons à le ressortir au plus vite ! D’ailleurs nous travaillons même à sa suite et cela nous fait toujours autant rire ! 😉

Il est également impossible de ne pas citer Tokaido dans nos « réussites ». J’en profite d’ailleurs pour remercier également Antoine (Bauza) pour la confiance qu’il nous a accordé pour l’édition de ce jeu qui lui tenait à cœur. Les chiffres de ventes et l’engouement du public partout dans le monde pour ce titre montre que nous avons bien travaillé. Ce jeu a changé la donne pour nous, c’est le genre de titre que beaucoup d’éditeurs aimeraient avoir dans leur catalogue et je pense qu’on peut dire que c’est une de nos plus belles réussites. Nous travaillons d’ailleurs sans cesse à amener de nouvelles choses à ses fans et il y a encore de belles surprises à venir !

Avant de se quitter, que pensez-vous de l’état actuel du marché des jeux de société ?

C’est un sujet très ouvert, on pourrait en écrire des centaines de pages ! :-) À mon sens, la seule donnée valable dans l’analyse du marché du jeu aujourd’hui, c’est sa professionnalisation, car c’est le prisme par lequel on peut trouver des réponses à toutes les questions qui se posent actuellement.

Par exemple, concernant le nombre de jeux qui sortent : un élément de base est qu’il est relativement aisé de sortir un jeu aujourd’hui. Cela n’engendre pas des frais colossaux, il existe pléthore de fabricants et de solutions de distribution un peu partout, si tant est que vous êtes motivés, vous pouvez faire fabriquer et présenter votre jeu sur des salons. Mais c’est un peu le miroir aux alouettes car si votre jeu n’est pas bon, n’est pas bien fini, bien conçu, bien fabriqué, bien en phase avec le marché, etc. vous ne serez qu’un des nombreux feux de paille. En vérité, combien de jeux trouvent-ils leur place sur les étals des revendeurs par rapport à ceux qui sortent ou que l’on peut voir à Essen par exemple ? Le ratio n’est vraiment pas en faveur de la diversité au final. Et même si ces jeux parviennent à une implantation honorable, combien font-ils l’objet de réassorts réguliers ?

Il vous faudra aborder le milieu de façon de plus en plus professionnelle pour parvenir à y faire votre place car sous un trompeur aspect « bon enfant », ce milieu reste un milieu dans lequel se font des affaires et non un club de jeux.

Quantum

Et c’est encore plus flagrant avec le financement participatif…

Oui, ces remarques sont également valables pour le crowfunding qui ne fait qu’exacerber ces mêmes problématiques. Il vous est plus simple de lever de l’argent si votre projet est un peu « sexy » mais cela ne vous fait que plus vite tomber dans tous les pièges que vous ignorez. La violence du système est même encore plus grande ici car contrairement au circuit classique vous devez tout gérer de A à Z, c’est-à-dire de la conception jusqu’à la livraison dans la boite à lettre de vos clients finaux. Les frais et les complications sont bien souvent supérieurs aux bénéfices que vous avez tirés de vos campagnes de crowfunding et, malheureusement pour les amateurs, découverts avec violence lors du « crash de réalité ». Ici encore, si vous n’êtes pas un minimum professionnel, vous allez juste vous casser les dents.

Et les joueurs ?

Le nombre de consommateurs augmente mécaniquement car les éditions se professionnalisant, elles attirent un public plus large, moins « geek ». Les jeux sont plus attrayants, mieux finis, mieux pensés, mieux distribués et façon plus large, etc. Cela créé un fossé de plus en plus important aujourd’hui entre les éditions un peu « fanzine style » et les autres et il y a de moins en moins de place possible pour l’improvisation.

Le jeu de société est un milieu qui ne pouvait que se professionnaliser et ce phénomène va en s’accélérant. À mon sens, c’est une très bonne chose pour la qualité des titres que l’on peut trouver sur le marché. Par ailleurs la professionnalisation est probablement le meilleur ambassadeur et la seule réponse à la sempiternelle problématique « comment rendre le jeu de société plus populaire ? » car même si souvent on pense que « grand public » rime avec « produits moyens », en réalité il n’en est rien et il est beaucoup plus ardu de plaire au plus grand nombre que de flatter une élite déjà acquise à sa cause. Malheureusement, certaines mentalités et lieux communs sont très (trop) bien ancrés, et demanderont du temps et des évidences avant d’évoluer.

Maintenant, au-delà de la professionnalisation, il faut être vigilant à ne pas tomber dans le travers du « tout marketing » où les décisions éditoriales sont prises par un département qui ne doit être qu’un maillon de la chaîne décisionnaire. C’est un peu toujours le même souci au final dans toutes les industries culturelles : améliorer le niveau de professionnalisation / qualité de production sans brider la création et la liberté éditoriale.

La bonne chose dans le milieu du jeu de société est qu’il bénéficie d’un socle important de passionnés. Les joueurs, bien qu’exigeants (à raison), sont souvent d’excellents ambassadeurs et il est juste, me semble-t-il, de leur rendre hommage ici pour l’enthousiasme dont ils font preuve sans cesse ! C’est grâce à ce public que nous pouvons envisager de nouvelles choses et tenter de nouvelles façons de faire car nous savons que nous pouvons compter sur lui à partir du moment où nous travaillons le mieux possible. Paradoxalement, c’est grâce aux joueurs amateurs que nous devons de meilleurs professionnels, il nous appartient donc de ne pas les décevoir et de les amener avec nous à la conquête de nouveaux publics. :-)

Y a-t-il un autre sujet que vous souhaiteriez aborder ? Le mot de la fin peut-être ?

Je crois que j’en ai déjà beaucoup trop dit et je pense que tout le monde s’est arrêté de lire après le premier chapitre, du coup je ne vais pas trop en rajouter.

Ah si, je vais juste vous remercier pour cette opportunité de m’exprimer, cela n’arrive pas souvent et j’ai été heureux de pouvoir le faire !

Merci à vous ! C’était vraiment très enrichissant…

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3 Commentaires

  1. croustibar 30/10/2014
    Répondre

    Excellent entretien! La thématique de la professionalisation du milieu ludique est posée, problématisée intélligemment !

  2. zedzed 30/10/2014
    Répondre

    Merci beaucoup pour cette interview, c’est toujours très intéressant d’avoir ce genre de point de vue.

    En tout cas, je suis pressé de recevoir mon Tokaido collector :p.

  3. Slaine 30/10/2014
    Répondre

    Très bon interview, ça transpire la passion !
    Longue vie à Funforge !

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