Illustration et jeu de société : de l’art en boite ?
Alors ? vous en pensez quoi, ça en jette non ? Vous avez vu un peu la qualité du grain, la couleur de fond ultra catchy de Zargos Lord ? Le look de l’hélico, ça vous fait pas rêver ? Moi si. Enfin, ça m’a fait rêver quand j’étais môme.
D’aussi loin que je me souvienne, ces deux jeux sont parmi mes plus lointains coups de cœur en matière de jeu de société. Bien sûr, j’ai aussi joué à Risk, Subbuteo ou d’autres encore, mais ces deux-là, ils avaient le parfum de l’aventure. Et à l’époque, ils en avaient aussi la couleur !
Aujourd’hui, pas sûr qu’on arrive à les recaser en tête de gondole. Il y a quand-même du chemin de parcouru, non ?
Gouache 1.0
Alors loin de moi l’idée de vouloir vous faire un historique des illustrations de jeux de société ces trente dernières années. Je voudrais simplement mettre l’accent sur le fait qu’il est indéniable que l’habillage a changé de manière drastique en quelques années. L’illustration du jeu de société a suivi, je pense, la même évolution que celle du marché du jeu de société. À savoir que les enjeux économiques n’étant plus les mêmes, l’exigence graphique a été décuplée. Et, en général, les illustrateurs ont relevé haut la main le défi. Nous allons donc tout au long de cet article tenter de décoder ce qu’est, aujourd’hui, le travail d’illustration d’un jeu de société, quelles en sont les références et les objectifs, et jusqu’où on peut aller.
Qu’est-ce qu’une illustration ? à quoi ça sert ? Est-ce de l’art ? Pourquoi tant d’efforts pour illustrer un jeu ? N’est-ce que le poids économique ? Et la poésie bordel ?
Dessine-moi un Jeu !
Le jeu de société est une simulation, une modélisation simplifiée de la réalité. D’accord, d’accord. Moi non plus, je n’aime pas les raccourcis et les définitions réductrices, et j’admets me complaire assez facilement dans ce schéma, mais le propos de cet article n’est pas de redéfinir ce qu’est ou ce que n’est pas le jeu de société, mais plutôt de tenter de dessiner les contours du travail d’illustration effectué dans les jeux de société actuels. Donc, admettons un instant que le jeu de société soit, au moins le temps de cet article, au moins pour une grande partie des jeux, une simulation de la vie : les échecs, le jeu de go ? Des luttes de pouvoir, ou bien l’affrontement deux armées en guerre. Les jeux de cartes illustrés de rois, reines et valets ? Le trône de Fer avant l’heure ! On pourra toujours trouver des contre-exemples à cette hypothèse, mais en fouillant un peu, on arrive assez régulièrement à trouver aux mécanismes de jeu une représentation plus ou moins fidèle des événements ou des situations de notre vie, du monde qui nous entoure.
Bluff, déduction, majorité, contrôle de territoire, partage de ressources, gestion du hasard, négociation et marchandage, stratégie au long cours ou bien opportunisme, les jeux nous proposeraient donc un modèle simplifié d’une situation donnée, simplifié pour que nous puissions le manipuler avec plus d’aisance. Quoi qu’il en soit, il me semble naturel que nous ayons, l’envie, le besoin, dans cette hypothèse, d’habiller un jeu afin de donner corps à cette simulation et d’en faciliter la lecture. Mais les illustrations ne répondent pas qu’à cette nécessité fonctionnelle, ce qui m’amène à poser un premier constat, à savoir que dans ce qu’on nomme l’illustration se cachent en fait plusieurs entités différentes : l’illustration fonctionnelle et… tout le reste !
L’illustration fonctionnelle d’abord : au service de la mécanique du jeu, iconographie, couleurs, piste de score, toute la symbolique indispensable à son bon fonctionnement. Un langage finalement, partiel, répondant aux seules nécessités du jeu. On ne peut pas tout lui faire dire à ce langage, seulement ce dont on a besoin pour jouer, mais il répond à mon sens aux même exigences que n’importe quel système d’écriture : l’iconographie de Race For The Galaxy est un système restreint d’idéogrammes (piocher une carte, voir deux cartes et en garder une, etc) tout comme peuvent l’être les systèmes d’écriture chinois ou japonais, immensément plus riches bien évidemment. Un grand nombre de jeux fait appel à ce genre d’iconographie, afin de ne pas surcharger le matériel de textes, mais aussi afin de diminuer le temps de jeu et la fluidité, puisqu’au niveau cognitif ces idéogrammes se déchiffrent bien plus vite qu’une phrase. Utiliser des pictogrammes, c’est aussi économiser en traduction : pas besoin de refaire des cartes dans différentes langues si elles ne comportent pas de texte du tout !
Moi, j’aimerais m’attarder sur tout le reste… Ah ! Tout ce reste, ce grand reste qui ne sert à rien, quoi ! Sinon à remplir les trous. Mais comme le disait Cyrano : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! »
Tellement inutile qu’on peut le recycler à foison : prenez une mécanique, un jeu aux règles bien établies. Puis habillez-le. Ça marche, tant mieux ! Mais la mode change, les goûts et les couleurs aussi, et il faut bien rafraichir les lignes. Les grands classiques comme Tikal, Through the Ages ou Tigre et Euphrate ont droit à leur petit lifting décennal, alors que d’autres subissent une refonte complète. Et parfois c’est heureux : Small World par exemple a connu un succès que sa première mouture, Vinci, n’aurait jamais espéré. D’autres fois, ce n’est pas qu’un ravalement de façade, il s’agit d’une re-thématisation complète, histoire de faire du neuf avec du vieux, et de rendre à nouveau vendable un jeu sans rien toucher au gameplay, mais en y a joutant une pincée de zombies, un soupçon de sabre laser, une louchée pleine de cow-boys.
Bichromie
Allez Hop ! Deuxième constat : nous avons grandi dans le clivage habituel jeux à l’allemande/Ameritrash, qui voulait que les premiers fassent passer la mécanique avant tout, et les seconds la thématique.
Un bon jeu à l’allemande ? Des mécanismes qui tournent au poil. Par-dessus, on pose un peu de gouache, pour le rendre un peu plus vendable. On peut bien mettre les couleurs que l’on veut, le bleu sombre de l’espace ou l’or des conquistadors, peu importe pourvu qu’on ait toujours une piste de score et une iconographie adaptée. Mon Dieu, mais je me fais mentir moi-même! Qu’est-ce que la roue de Mac Gerdts ou l’adaptation de l’awalé dans Trajan ont à voir avec la vie de tous les jours ? À première vue, pas grand-chose: ça relèverait plutôt de la routine informatique, de l’ingénierie conceptuelle. À notre cerveau de s’adapter à cette nouvelle réalité.
Mais c’est aussi la force de cette catégorie de jeux : ce qui fait triper, c’est la mécanique pure, et l’illustration n’illustre rien d’autre que le carton. Rien d’autre que le carton ? Pas si sûr, puisque justement, pour appréhender l’abstraction mécanique, notre cerveau lui demanderait un support un peu plus, disons « réaliste ». Certains peuvent sans doute s’en passer, mais personnellement – ce doit être mon côté romanesque – je me plais à chercher une résonance thématique dans les rouages d’un jeu, aussi « euro-cube » soit-il.
Outre-Atlantique, la demande est à l’immersion thématique, au grisant voyage imaginaire : l’ameritrash. Un summum pour moi : Battlestar Galactica. Tiré de la série éponyme, Corey Conieczka bâtit un système de jeu répondant au cahier des charges de l’univers qu’il veut simuler : loyauté, agent dormant, compétences, attaques Cylon itératives, etc, la mécanique est astreinte à l’univers, afin que l’on « ressente » les codes de la série. Ici, comme dans la plupart des jeux à licence, le travail d’illustration n’est selon moi pas primordial puisqu’il doit être, lui-aussi astreint au même cahier des charges. Il n’est pas dispensable, il sert lui aussi à l’immersion thématique, mais il est juste consensuel. Cependant, licence ou pas, il y a dans cette veine de jeux dite « à l’américaine » une constante exigence à proposer des univers léchés, fournis, et surtout palpables. En témoigne Grimslingers, qui à partir d’une mécanique mécanicienne (un système de combat du style pierre-feuille-ciseaux), arrive à force d’illustrations somptueuses à bâtir un univers exceptionnel.
Polychromie !
Seulement voilà, le clivage historique, on en est sorti depuis longtemps : depuis que le jeu de société s’est démocratisé, depuis cette ouverture du marché, la diversité des auteurs et éditeurs a permis, outre l’émergence de nouveaux types de jeux, le recours à des référence graphiques et culturelles nouvelles. Le jeu n’est plus ameritrash ou euro-cube, il peut-être euro-trash, americube, coréen, hongrois, tchèque, japonais, italien, français et j’en passe. Chaque auteur, chaque éditeur venant avec son bagage culturel propre. Nouvelles palettes de couleurs, sortant du marron des plateaux allemands, on nous propose l’épure nipponne, la foisonnante jungle bornéenne, le vert zombifiant des chairs en décomposition, et des bestiaires insensés sortent de l’imagination et des pinceaux frénétiques des illustrateurs.
Mais cette démocratisation du jeu de société n’est pas que géographique. Si le jeu de société (et le jeu de rôle) était au départ joué très majoritairement par des hommes, le public se féminise de plus en plus. La gent féminine achète bien plus de jeux qu’il y a 15 ans. Et oui, pour toucher un public plus large, il faut des jeux plus beaux, plus diversifiés aussi. Plus jeune, je me souviens m’être plongé avec délectation dans les tableaux arides de Car Wars, ou bien m’abîmer les yeux jusqu’à en pleurer dans la lecture des stats des minuscules unités en carton des wargames que mon frère me proposait. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps prédominaient dans ma ludothèque des thématiques gestionnaires et guerrières, avec les illustrations idoines. Force est de constater que l’avènement d’une certaine parité dans le public a motivé l’exigence des jeux afin qu’ils soient beaux et plus variés.
Pour sortir du lot, il faut qu’ils soient beaux.
Et que cela soit clair, pas que pour les filles, même si ça me semble une des raisons du développement artistique des jeux de sociétés d’aujourd’hui, il y a aussi que nous tous, consommateurs de jeux quarantenaires, trentenaires ou plus jeunes, quelque soit le sexe, nous sommes des enfants de la télé. Nous sommes des enfants de la BD et du jeu vidéo. Nous avons grandi dans la culture pop, vu Les Mystérieuses Cités d’Or ou Jayce et les Conquérants de la Lumière, lu la Quête de L’oiseau du temps et Jeremiah, nous avons chevauché des Chocobos avec Cloud (ou héros plus récents) et fait des centaines de loopings accrochés aux basques de Sonic ! Nous sommes des enfants de la gouache, du pixel, du plein les mirettes, et nous avons, dans nos veines, dans notre ADN, cette nécessité d’être éblouis par l’image.
L’émulation créée autour des illustrations de nos jeux n’est pas qu’un épiphénomène, en témoignent l’apparition progressive, sur les boites de jeux, du nom des illustrateurs en plus de celui de l’auteur, les nombreuses séances de dédicaces de boites dans les salons, ainsi que l’émergence de produits « émancipés » du jeu, comme l’artbook de Pierô.
Les Illustrateurs sont des stars, ils sont courus, recherchés autant que les auteurs, car les maisons d’édition savent que le succès économique d’un jeu ne se joue plus seulement sur un nom d’auteur célèbre, mais aussi sur celui d’un illustrateur. Aujourd’hui, on recherche Vincent Dutrait, Naïade, Marie Cardouat, Pierô, Xavier Collette et tous.tes leurs coreligionnaires.
L’augmentation de la production ludique n’a pas aidé à freiner cette boulimie graphique : avec plus de 900 nouveaux titres par an, il faut réussir à se démarquer, il faut se vendre, et accrocher l’œil du client est bien plus rapide et efficace que n’importe quel argument.
Le fort développement du financement participatif ces dernières années a également alimenté ce phénomène : ça en devient presque aberrant puisque pour beaucoup de pledgeurs, l’argument n°1 de passage à la caisse réside seulement, oui je dis bien seulement, dans l’habillage graphique : il est beau, il me plaît, j’achète. Peu importe le livret de règles, la qualité du matériel, les figurines et les illustrations passent avant tout.
J’avoue n’en être pas loin : si je prends encore le temps de creuser un projet sur une plateforme de financement participatif, de lire les règles, recueillir les avis, extrapoler un peu sur l’intérêt d’un jeu, la première accroche est très souvent un coup de cœur visuel, un truc qui me tape dans l’œil.
Le parti-pris graphique
L’avantage personnel que je trouve à l’émancipation fulgurante du financement participatif est qu’il autorise un peu plus l’audace en matière graphique : là où les éditeurs « classiques » ne pouvaient se permettre de prendre des risques lorsqu’ils devaient produire plusieurs milliers de boites (sans trop avoir d’assurance de les vendre), un projet Kickstarter ou autre, comment dirais-je, libère un peu plus la créativité artistique puisque l’enjeu économique est moindre. Des projets avec un style qui tranche avec la production usuelle, une patte non consensuelle, me paraissent plus fréquents aujourd’hui.
Pour illustrer mon propos, je ne résiste pas à l’envie de mettre deux jeux sous les feux des projecteurs : Chicken Caesar, datant de 2012, dont la cover sobre mais terriblement efficace a su mettre en avant la thématique du jeu. Il s’agit d’une collision entre les luttes de pouvoir de la Rome Antique et… la vie d’une basse cour.
L’autre, Savage Planet: The Fate of Fantos, qui était en campagne KS au printemps et dont les nombreuses illustrations surchargées rappellent les BD pulp-horror-SF des années 80. Un univers hors-norme et polymorphe rappelant à la fois le Cycle de Tschaï de Jack Vance, les infâmes Morlocks de H.G. Wells dans La Machine à Explorer le Temps ou encore les mondes sombres et exotiques des romans de Stefan Wul.
Argh ! Si je m’écoutais, je vous en mettrais des dizaines de planches de celui-là, mais comme vous pouvez le constater, ça ne plaira pas à tout le monde : point de Dutrait ni de Cardouat à l’horizon, pas plus que de Coimbra ou de Naïade. C’est une prise de risque qui peut plaire au pledgeurs et les motiver les pledgeurs : avoir un objet ludique qui sort des sentiers battus, et qui propose d’autres couleurs.
Gouache 2.0
Depuis quelques années, les illustrations des jeux de société n’ont pas pris que des couleurs : elles ont pris de la hauteur. Dans tous les sens du terme : l’un très terre à terre puisque pour être de plus en plus visible certains jeux à l’instar de Colt Express en arrivent à la 3D, et se hissent hors du plan de la table. Ce n’est pas nouveau : les jeux de figurines l’ont proposé depuis bien longtemps, mais il y avait toujours, plus ou moins, une nécessité fonctionnelle . Représentation spatiale, lisibilité, etc, même si le plus important restait malgré tout l’immersion thématique.
Pour reprendre l’exemple de Colt Express, le train en 3D ne sert strictement à rien, puisqu’on aurait pu le peindre sur un plateau ou des tuiles. Mais franchement, maintenant qu’on y a joué, il est devenu essentiel, non ?
L’autre profondeur, encore plus conceptuelle selon moi, est révolutionnaire : l’illustration est le jeu, la forme devient le fond et les deux se confondent. Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, les deux plus fabuleux exemples sont Dixit et Mysterium. Il ne s’agit même plus d’iconographie, ce n’est même pas ce langage fonctionnel dont je parlais avant, puisqu’à chaque partie, les joueurs ré-inventent l’interprétation des cartes. Les illustrations sont la matière même du jeu, pas un simple décor dans lequel planter un système mécanique. Tour de force dans l’élaboration ludique, l’illustratrice Marie Cardouat a été la véritable révélation de ce projet. On imagine bien que l’élaboration du jeu s’est faite en très étroite collaboration entre l’auteur et l’illustratrice. Pourrait-on se passer des illustrations pour jouer à Dixit ?
Nous y voilà ! La forme dessine le fond. A mille lieues des fonctions classiques de l’illustration, l’habillage visuel du jeu a pris une ampleur nouvelle, puisqu’il habille aussi la mécanique. Moi, ça me donne des frissons !
Avant de clore cet article, j’aimerais vous proposer une dernière réflexion sur les contours que l’on peut donner à ce qu’on nomme illustration. Attention ! Je sors un peu du domaine ludique et m’aventure dans les sciences cognitives, donc j’espère être didactique en restant synthétique.
L’image mentale
Et pourtant, c’est bien Obélix qui a raison ! Même Magritte le disait : sa pipe ne sera jamais qu’une représentation de pipe puisqu’on ne pourra jamais la bourrer ni la fumer. Une simple illustration. Mais pour en arriver à nomme cette illustration une pipe, notre cerveau a pourtant suivi tout un processus cognitif extrêmement élaboré : à partir d’une forme brunâtre en deux dimensions, comment en conclure que c’est une pipe ?
Vous voyez cette tache marron, de forme étrange, avec du noir sur un bout, quelques taches plus claires, vous avez une perception visuelle. Cette perception, pour tenter de déterminer ce que c’est, votre cerveau va la confronter à tout ce qu’il sait déjà de ses apprentissages antérieurs : il appelle la chaise et la confronte à la tâche. Non, ce n’est pas une chaise, pas plus qu’un frigo, ni un dinosaure, car ça semble être du bois, mais pas un rouet, ni une table, etc. Par élimination, il va en arriver à se dire que ça ressemble fortement à une pipe, mais les pipes qu’il a déjà vues répondaient à des perceptions différentes (en taille, proportions, couleurs). Il va donc devoir dépasser cette contradiction entre les perceptions différentes pour établir que cette tache représente une pipe. Et il va donc la nommer: pipe. De ce percept visuel (tache marron), notre cerveau en a fait un concept : une pipe. Et maintenant il va pouvoir, se créer une image intérieure de cette pipe afin de la manipuler, de la bourrer et de la fumer s’il le veut.
Le cerveau humain marche de cette manière : pour appréhender son environnement, il s’en crée une image mentale, afin d’en définir les contours, émettre des hypothèses dessus et constater si ses perceptions (visuelles, tactiles, auditives) les confirment ou non. Je me crée une image mentale de la pipe pour pouvoir la manipuler. Le skieur crée une image mentale de sa descente afin de la retracer intérieurement avant la compétition car, magie du cerveau, en descendant sa piste intérieure, il active son cortex pré-moteur étape précédant l’activation des muscles par le cortex moteur. Et quand il sera sur sa vraie piste, ce sont les mêmes circuits qui seront activés pour élaborer le geste. Quand je manipule mon image de la pipe de Magritte, j’emprunte les même circuits que si je la manipulais pour de vrai, avec le mouvement en moins. Dingue, non ?
Où je veux en venir…
Revenons à nos jeux.
Deep Sea Adventure est un petit jeu de stop ou encore sans quasiment aucune illustration, où je descends sous l’eau pour récupérer des trésors, et tenter de les remonter au bateau avant de manquer d’oxygène. Seulement voilà : plus je ramasse de trésors, plus je consomme d’oxygène et plus je remonte difficilement. Cette simple règle de consommation d’oxygène et de jets de dés minorés à mesure que l’on se charge de trésors reprend parfaitement la thématique alors que l’on n’a presque aucun étayage graphique. Je me forge une image mentale de mon plongeur grâce aux mécanismes du jeu. Je le vois succomber avec ses bras chargés de trésors ! Avec ses petits bras trop faibles pour les remonter à la surface, aaaargh !
Encore plus parlant : Concept. Ici aussi, aucune illustration ou presque, seulement un ensemble d’illustrations fonctionnelles (celles dont je parlais en début d’article) servant d’idéogrammes pour une meilleure lisibilité (couleur, matière, évènement, femme, homme, long, court).
Reprenons l’exemple indiqué sur la boite : Je vous indique – personnage imaginaire, – nez, – bois, – long. Pinocchio, bien sûr ! Facile, vous me dites. Je suis d’accord, mais ce que je trouve fabuleux, c’est que là aussi, à partir d’un simple système de langage imagé, notre cerveau arrive à force de recoupements à faire émerger l’image mentale de la réponse. Nous, joueurs, nous sommes les propres illustrateurs du jeu. Nous, joueurs, au moment où nous accédons au concept recherché, nous parons intérieurement le jeu de toutes nos références, de nos bagages culturels, de notre propre palette de couleurs. Wouaaaaaah ! Moi, ça me retourne la tête.
Vous vous dites sans doute que j’exagère un peu, que dans ce genre de jeu, on ne recherche pas l’immersion thématique ou le choc esthétique, et vous avez raison. Ce que je veux simplement dire, c’est qu’à mon sens, ce qu’on nomme illustration ne s’arrête pas forcément à la direction artistique d’un jeu. Chacun de nous se construit un imaginaire propre et en jouant au même jeu, n’ayant pas les même références, nous nous construisons un jeu intérieur différent, nous l’enrichissons personnellement de notre imaginaire en plus de ce que l’œil (ou même la mécanique) nous propose. Et c’est aussi pourquoi, à mon humble avis, nous répondons avec une extrême diversité à la pléthore de jeux de sociétés que le marché ludique comporte.
Il y a, au delà du travail d’illustration effectué sur un jeu, tout un domaine aux frontières troubles (mécaniques, imaginaire personnel, matériaux de production, etc…) qui illustre aussi, à sa manière, un produit donné.
Alors, de l’art ou du cochon ?
Les illustrations d’un jeu de société sont-elles des œuvres d’art comme peuvent l’être des toiles de maitres ? Un jeu en est-il une ? Bon, j’ai ma petite réponse personnelle, mais mon point fort c’est pas la philo, et en plus, les goûts et le couleurs, hein… ça peut méchamment faire jaser. Alors je m’abstiendrai de toute déclaration péremptoire. Mais ce qui me semble important, c’est que pour tenter de trouver une réponse, ce n’est pas le jeu en soi ou son travail artistique qui comptent, non. Ce qui compte, c’est ce que ça fait émerger en nous.
Wouaaaaaaah !
La prose de MeepleGaut est à retrouver… => Ici
Vous connaissez Fernanda Suarez ? => L’illustratrice de talent nous parlait là
Shanouillette décrypte des covers de boîte => Andor
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 29/09/2017
Super article de fond ! J’adore la métaphore sur les tomates… très KS 🙂
Pour ma part, j’aime la mécanique, le graphisme passe souvent après. Mais pour des raisons toutes simples, les jeux les plus moches sont toujours plus difficiles à sortir même avec un groupe de joueurs avertis. C’est pour ça que le graphisme, quel que soit le jeu, doit être un minimum joli.
Par contre le pierre feuille ciseau dans une poule intergalactique… poubelle !
morlockbob 29/09/2017
j aime beaucoup la conclusion. Je me rappelle avoir écrit à l’éditeur lors de mon achat de El grande, lui demandant s il comptait pour la prochaine fois payer de vrais illustrateurs.
même si le dessin disparaît au profit de la mécanique, j apprécie quand même. La preuve, pas acheter St Petersburg et grosse hésitation sur le nouveau Kingsbeurk…
comme quoi on peut être un fin tacticien, on aime quand même les belles choses
Gerwaldan 29/09/2017
Tout à fait d’accord : à l’image des cross-média que sont la bande dessinée, le cinéma, le théâtre etc, nous pouvons être touchés par la composition de tous les éléments créant le jeu : il devient bon quand l’artistique et le ludique se complètent et mieux ils se marieront, mieux le jeu traversera les époques et deviendra une référence !
LePionfesseur 29/09/2017
Un excellent article, je suis très content de voir une personne de plus qui cherche à réfléchir et théoriser autour de la culture ludique, j’ai hâte de voir de prochains articles !
Bon, plutôt que d’utiliser des termes bizarres comme « illustrations fonctionnelles » tu aurais peut-être pu simplement parler « d’ergonomie ».
Et sinon gros gros gros bémol par contre : j’apprécie pas du tout la partie où tu dis que les jeux de société sont devenus plus beau en partie parce que le jeu de société est devenu plus mixte. Déjà parce que ça n’a jamais été prouvé et c’est très probablement faux mais surtout parce que bah c’est super sexiste quoi en mode « gneuh les femmes elles achètent les trucs jolis et pas les mecs » -_-
A la limite un parallèle vraiment pertinent aurait pu être de parler de l’évolution de la représentation des femmes dans les illustrations mais, et encore c’est vraiment très récent je trouve et ça n’a pas dû changé grand chose.
Bref, le seul gros point noir de l’article.
Shanouillette 02/10/2017
Je ne rentrerais pas dans le débat, tant que vous restez polis 🙂
Pour ce qui est des femmes dans les illustrations, je me suis fendue d’un article sur le sujet il y a plusieurs années.
MeepleGaut 29/09/2017
Merci à vous.
@TGTBaTM: pour la poule, c’est bien dommage, parce que c’est un excellent jeu!
@morlockbob: tout à fait d’accord avec toi, je pense que l’exigence en termes d’habillage graphique a aussi beaucoup évolué pour les amateurs de jeux, disons « plus techniques ». En ce qui me concerne, je n’achèterai plus les jeux que j’ai pu acheter il y a 25 ans, aussi bons soient-ils.
@LePionfesseur: Merci mais pour me lire à nouveau, il va falloir attendre car j’ai une production extrêmement minimaliste!
Pour ce qui est des termes employés, je parle bien d’une illustration qui remplit une fonction: il me semble que le terme d’illustration fonctionnelle est on ne peut plus explicite. Selon moi l’ergonomie c’est encore autre chose; on peut parler d’ergonomie du plateau, des illustrations (qu’elles soient fonctionnelles ou non d’ailleurs), du matériel ou même des règles d’un jeu, mais selon moi ce terme répond à autre chose qui pouvait desservir mon propos: je voulais surtout mettre en contraste les différents objectifs de l’illustration.
Pour ce qui est du « point noir », je comprends que ça puisse surprendre, mais je persiste: je pense très sincèrement que le développement de la mixité dans le public ludique a, lui aussi, eu un impact sur la direction artistique des jeux actuels. Shanouillette a eu la sagesse de modifier un peu ma prose sur ce paragraphe-là, et elle a certainement bien fait car je devais être un peu plus rude sur mon premier écrit! Mais il n’y a rien de sexiste à dire que les hommes et les femmes n’ont pas forcément les mêmes goûts, ni les mêmes centres d’intérêts.
Cela dit, tu as tout à fait raison: je n’en ai pas de preuve et c’est probablement faux! Mon article n’est qu’un essai et repose sur une réflexion propre du monde ludique, sans aucun étayage scientifique.
MeepleGaut 29/09/2017
Rien d’étayé scientifiquement, hormis la dernière partie bien sûr!
Tihroflan 29/09/2017
@LePionfesseur c’est pénible ce pseudo féminisme à deux ronds. Ca fait plusieurs mois qu’on voit tes sorties dès que quelqu’un à le malheur d’utiliser les deux sexes dans deux parties différentes d’un raisonnement. Sans parler de « gros point noir » , tu pourrais simplement dire que ça te dérange un peu (ou beaucoup). Les hommes et les femmes n’ont pas la même sensibilité, c’est peu être du à la société qui nous forme et nous déforme, mais c’est un fait. Après, on peut s’en attrister ou s’en fou**re. Tout ceci est dit sans malveillance. Je pense simplement que tu devrais pondérer tes réactions, moins les faire « à chaud ». Bisou (que tu sois un homme ou une femme, m’en tapes, je fais la bise à tout le monde).
Djinn42 30/09/2017
Il dit bien ce qu’il veut. C’est étrange de proposer à quelqu’un un type de réponse acceptable. Surtout avec un argument comme « C’est un fait » juste après. Pas super constructif.
Je pense comme lui que ce n’est pas du tout pertinent. Que certains éditeurs orientent les illustration vers un public féminin, c’est certain. C’est même très souvent ridicule et contre-productif. C’est aussi vrai pour le public jeune et le public geek quand il s’agit d’aller draguer en habillant un jeu façon Candy Crush ou Cartoon.
Les éditeurs font depuis plusieurs années des efforts côté illustration, c’est par contre certain. D’une part parce qu’ils ont le budget pour, d’autre part parce qu’ils ont besoin, de leur propre aveu, de se démarquer des autres. C’est à mettre en lien avec la forme, la taille des boîtes et le « facing » en magasin.
Je trouve idiot d’imaginer qu’une femme est plus sensible qu’un homme au beau. Je suis particulièrement sensible à une belle image de couverture. Une femme peut prendre énormément de plaisir à jouer une enquête de Shelorck Holmes sans autre illustration que celle de la boîte… qui ne montre ni une femme ni un homme torse nu.
Parler de pseudo-féminisme c’est disqualifier le ressenti de LePionfesseur, on a vu mieux comme réaction pondérée.
Djinn42 30/09/2017
Disqualifier pour pseudo-féminisme : 1 point.
Dire aux autres comment ils doivent s’exprimer : 1 point.
Dire des choses idiotes en concluant « C’est un fait » : 3 points.
Expliquer aux autres qu’ils doivent pondérer leur réponse mais pas le faire soi-même : 5 points.
Grosse combo, joli.
Tihroflan 30/09/2017
@Djinn42 Je n’ai dit à personne comment s’exprimer, j’ai dit « tu pourrais ». C’est peut-être idiot, mais c’est mon avis (que c’est un fait), après j’ai peut-être tort.
Le pseudo-féminisme existe bien, c’est un mal rampant sur internet, qui fait plus de mal à la cause féministe qu’autre chose.
Alors après, effectivement, j’étais moyen pondéré, je le concède bien volontiers.
Et puis j’aime les combos 😛
Djinn42 30/09/2017
♥
LePionfesseur 29/09/2017
@MeepleGaut : Pas grave pour ta production minimaliste, mieux vaut avoir peu d’articles de qualité plutôt que tu ne prennes pas de plaisir à l’écrire ^^
Et du coup je suis toujours pas convaincu pour la mixité du public. J’ai vraiment pas l’impression qu’il y ait eu une évolution, que ça soit du côté du public ni même des éditeurs, pour moi il y a toujours eu des filles qui jouaient et les jeux ont toujours été pensés pour être joués par tout le monde (le côté « familial » tout ça, c’est l’image basique du jeu de société). Je pense à quelques exceptions mais elles sont soit marginales (genre le jeu « Salut les filles »), soit concernent les jeux de société « du grand commerce » genre les dérivés de Monopoly mais je pense pas que c’est ce dont nous parlons ici ^^. Moi j’ai vraiment l’impression que les jeux sont juste plus beaux car tout bêtement plus démocratisés donc avec des budgets de plus en plus élévés (et puis il y a tout simplement l’évolution technique/technologique).
Tu aurais des exemples qui iraient dans le sens de ta théorie ?
Et sinon « il n’y a rien de sexiste à dire que les hommes et les femmes n’ont pas forcément les mêmes goûts, ni les mêmes centres d’intérêts », si si justement ! Parce qu’en le disant, tu perpétues le stéréotype. Si tu veux ce n’est pas le propos mais la formulation qui me gène, ce que je pense que tu voulais dire c’est que, cyniquement, les éditeurs ont joué sur le stéréotype de « les filles achètent des trucs jolis » et ont donc produit des jeux plus jolis en observant la montée d’une mixité plus importante dans le milieu ludique.
Bon c’est vrai que je pinaille pas mal parce que c’est un sujet qui me tiens à coeur mais là c’est surtout ton raisonnement plus que la formulation qui m’a choqué hein, parce que encore une fois je suis pas du tout d’accord avec x)
MeepleGaut 30/09/2017
« Si tu veux ce n’est pas le propos mais la formulation qui me gène… …mais là c’est surtout ton raisonnement plus que la formulation qui m’a choqué hein, parce que encore une fois je suis pas du tout d’accord avec x) »
Je comprends bien que tu ne puisses pas être d’accord avec moi si tu n’es déjà pas d’accord avec toi-même.
LePionfesseur 01/10/2017
Mince oui x). Disons que les deux me gène mais le plus grave reste tout de même le faut raisonnement que ça implique bien sûr.
Stephane 02/10/2017
Il me semble que le train de Colt Express sert à jouer sur deux niveaux : dans le wagon et sur le « toit » au-dessus. Même si on peut l’émuler avec deux rangées de cartes ou un plateau, on ne peut pas dire qu’il ne sert à rien. C’est une solution élégante, originale (il la lancé la mode des 3D en carton) et fonctionnelle (sauf pour les gros doigts).
Stephane 02/10/2017
L’évolution des graphismes, leur abondance et leur qualité (quoique c’est relatif au talent de l’illustrateur, au temps et au budget et aux contraintes techniques imposées) est générale : elle s’applique aux jeux video, aux effets spéciaux dans les films, aux publicités, etc. C’est lié à l’arrivée d’outils infographiques, plus conviviaux, plus bon marchés, plus sophistiqués. Et aussi à la pléthore de gens formés voulant exercer ces métiers. Tes deux exemples au début sont basés sur deux techniques de l’époque : la BD à la main et l’aérographe. Les montrer pour comparaison n’est pas plus pertinent que de comparer un film des frères Lumière ou d’Eadweard Muybridge avec un film en 4K. Il faut les prendre dans le contexte et les contraintes techniques de l’époque.
À noter que d’ailleurs le contenu de l’affiche de Cars, ancré dans son époque, est toujours pertinente dans son design, sa couleur et sa composition. Ces éléments graphiques vont au delà du moyen utilisé pour la dessiner. On pourrait très bien l’actualiser en 3D ou à la palette graphique. Idem avec le dessin superbe qui mériterait juste une (re-)colorisation moderne.
Par ailleurs, le facteur économique est ignoré alors que les prix des illustrateurs et de l’achat d’illustration a complètement chuté depuis plusieurs années, à cause de la concurrence mondiale, d’internet et des gigantesques banques d’images, de polices et de cliparts. Il est beaucoup plus facile aujourd’hui d’illustrer un jeu voir même un prototype à peu de frais. Seul le recours à des illustrateurs connus, ou la volonté d’avoir une « patte » particulière contrebalance ce fait.
Pierô 03/10/2017
Hello Stephane,
Je ne crois vraiment pas que le prix des illus’ ait chuté… Bien au contraire. Illustrateur dans le milieu depuis plus de 10 ans, je peux te garantir que les prix sont même devenus très convenables car de nombreux illustrateurs ont expliqué de façon pédagogique notre métier et pourquoi cela coutait une certaine somme.
De plus, il faut prendre en compte qu’à l’époque de l’émergence des jeux que l’on aime dans les années 80-90, tous les auteurs, éditeurs et illustrateurs sont des passionnés et pour cette raison, les prix étaient très bas. Aujourd’hui, la majorité des éditeurs sont pros (ou sont devenus des passionnés professionnels) et de fait, il est plus facile de travailler dans des conditions correctes pour tout le monde.
Il y aura toujours des gribouilleux qui veulent absolument « taffer dans le milieu » et qui seront prêt à le faire gratuitement ou d’autres qui cassent les prix parce qu’il faut travailler « à tout prix » (et qui réaliseront un jour qu’il vaux mieux être bien payé et travailler mieux en prenant son temps qu’en faisant tout à l’arrache en se cachant derrière l’argument fatal « ouais, mais quand je vois comment je suis payé, je vais pas me faire chier »)
Dernière chose, je reviens sur ton dernier point pour les illustrateurs « connus ». Non non, c’est pas les illustrateurs « connus » qui ont une patte… Certains éditeurs dégottent des gars pas connus du tout et qui ont un style de fou. Le recours à un « nom » de la gribouille est souvent lié à un « générique » ou justement, auteur et éditeur sont nouveaux ou peu connus du grand public et qu’il peut être pratique pour faire la promo de son jeu de mettre des « noms ».
Sinon, très chouette article.
Stephane 02/10/2017
Pour Dixit, tu te fourvoie. Le jeu existait bien avant, lire l’histoire :
https://latourades.wordpress.com/2014/01/12/7-questions-a-marie-cardouat-7-questions-to-marie-cardouat/
Et Marie débutait, à peine sortie de l’école, ce qui a sans doute permis que ce jeune éditeur paye 82 dessins pour 82 cartes dessinées à la main au crayon de couleur !
Que le style corresponde complètement, certes, mais là encore les illustrations sont venu comme exécution d’un cahier des charges précis (évoquer tel thème, mettre tel objet qu’on retrouve aussi dans 2 autres cartes, etc).