Earthborne Rangers, le voyage qui se mérite

Earthborne Rangers fait partie des projets que j’attendais avec impatience (merci Intrafin pour la prompte traduction !). Des anciens cerveaux de FFG aux manettes (news), un parti pris écolo sur le fond et la forme, un angle pour une fois lumineux sur le sujet du post-apo, une chronique narrative qui allait m’emmener sur les routes d’un autre monde pendant plusieurs heures, le tout porté par une exigence certaine : difficile de ne pas avoir fort hâte de se dresser sur son séant et de se retrousser les manches pour plonger la tête la première dans cette vaste campagne de près de 100 pages. 

C’est donc ce que j’ai fait. 

Et ma première impression fut de m’être tapée le haut du front contre le bitume. 

L’entame du jeu est de vous faire créer votre personnage, vous allez donc le forger à travers vos choix parmi plusieurs decks de cartes (figurant vos aspects, votre spécialité, votre personnalité). Cette partie-là, je l’avoue, on a essayé de la régler rapidement, parce qu’on était pressés d’entrer dans le vif de l’histoire. Mais ce fut tout de même bien long. D’aucuns y passeront sans doute leur première soirée. C’est qu’on a quand même envie d’incarner un personnage cohérent, et les choix sont multiples. 

 

Maintenant que ça, c’est fait, allons-y. Et bien, oui, mais il faudra tout de même intégrer les règles – normal me direz-vous, c’est la marche à suivre depuis que les Saintes Écritures du Jeu de Société existent. (L’Homme dit “je veux jouer moiiiii !” et Dieu lui répondit “Tu dois d’aborrrd écouter la Règle”. On le sait bien). Mais là, mes aïeux, je n’étais pas prête. Tout m’a paru d’une abstraction absolue. D’une indirectitude totale. (Le mot n’existe peut-être pas, et bien maintenant il a une entrée quelque part). Je voulais de l’aventure, on me détaillait comment j’allais avoir le droit de livrer des petits biscuits en manoeuvrant trouzmille fois mes jetons sur mes trois cartes. Adieu l’epicness, évanouie dans un nuage de petites règles semblant exister que pour brouiller l’horizon des événements (oui je fais des références à la relativité restreinte et générale si je trouve ça joli, d’abord).

 

L’appel de la Vallée, vraiment ? 

Du coup, cet appel de la Vallée me sembla un peu ajourné. C’est qu’il faut saisir la logique du jeu – descendante des Seigneur des Anneaux JCE & Horreur à Arkham JCE ; celles et ceux étant habitués à ces chemins-là auront sans doute une longueur d’avance. Mais difficile pour nous de faire une première partie sans avoir l’ombre d’un doute sur un point de règle. A-t-on bien résolu les effets Défi comme il faut ? Peut-on épuiser les cartes d’autres Rangers et est-ce que cela nous fatigue ? Si on doit piocher une carte chemin mais que celui-ci est vide, que fait-on exactement ? Les retours aux règles sont réguliers. Le site de l’éditeur a une FAQ, mais aussi une section “clarifications”, en plus des errata. Bref, ce jeu n’est pas à mettre entre toutes les mains (en même temps il y a presque 50 pages de règles, donc on s’en doutait). 

 

C’est quand qu’on va où ? 

Le gameplay a souhaité simuler la journée d’un Ranger, sorte de garde forestier né d’Hermès et d’Artémis, mi-messager mi-gardien, mais bien terrestre, presque ordinaire, dans un monde post-apo où notre première aventure sera de livrer des biscuits (true story). Bien sûr, ensuite, d’autres requêtes nous attendent, ainsi que de multiples découvertes au cœur de ce monde où la nature a repris ses droits mais où l’homme n’a pas tout perdu non plus. 

L’objectif semble de nous faire sentir la richesse des différentes façons avec lesquelles on peut gérer une situation (par exemple une créature peut toujours être approché par la “connexion” du cœur… ou plus violemment bien sûr…) la diversité des paysages (les rencontres en forêt n’auront rien à voir avec celles des montagnes), la météo, la fatigue des jours qui passent, etc. Tout ça dans un monde ouvert. Grande ambition. 

Et une fois qu’on a intégré la logique et surmonté les obstacles qui nous ramènent à la FAQ ou autres gaietés terrestres, on finit par toucher l’aspiration des auteurs du doigt. Là, enfin, la magie opère. On a envie de continuer à naviguer sur la carte pour découvrir la prochaine étape du voyage, on veut battre la semelle sur ces sentiers, on sent l’air sur nos joues, le vent dans nos cheveux, on comprend mieux ces humains qui ont autrefois connu le pire et décident aujourd’hui de vivre en harmonie avec Mum Nature. Restons-nous ce soir dans ces ruines ou poursuivons-nous le chemin afin d’atteindre notre prochaine escale avant la tombée de la nuit ? Le jeu trouve son rythme, et nous notre envol. 

 

Earthborne Rangers s’affranchit des conditions de victoire et de défaite, il semble tout simplement planer un peu au-dessus de ça. L’approche bac à sable nous donne l’impression que s’il y a une trame principale, on peut très bien s’enfuir ailleurs, ou traîner dans un sous-bois, ou ne pas partir avant d’avoir rangé la base. Vous pouvez vous lancer dans votre journée de Rangers en vous disant “bon, je fais quoi aujourd’hui ?” ce qui peut être déstabilisant quand on a l’habitude de courir de quête en quête avec pour objectif qui de sauver le monde des aliens, qui de brûler l’anneau en Mordor… Mais finalement quoi de mieux pour nous mettre vraiment dans les bottes de ces petits gardiens face à leur réalité ?     

 

Prendre son temps n’est pas le perdre

Le gameplay est basé sur une économie fermée de jetons d’énergie, dépendants de vos Aspects : vous aurez tant en Concentration, en Vigilance, en Physique et en Esprit pour chaque journée. Ce sont ces jetons qui vous permettront de payer vos cartes, mais aussi de pouvoir résoudre les tests dans lesquels vous vous lancer. Ceux-ci se déroulent un peu comme dans Horreur à Arkham JCE. Vous choisissez un test, déterminez votre effort (en payant de l’énergie, en utilisant des capacités ou en défaussant des cartes pour leurs symboles), tirez un modificateur (du paquet de défis, allant de -2 à +1), et vérifiez enfin l’issue. 

Mais le jeu est bien fin en cela qu’il pousse à ne pas trop min-maxer nos actions. C’est quand vous agissez que certains effets du monde – parfois bénéfiques – se déclenchent. Si vous sur-optimisez vos gestes, vous allez accélérer certains déclenchements que vous souhaitez au contraire voir durer sur la longueur. Un joli pied-de-nez qui touchera tous ceux et celles qui n’en peuvent plus de ces jeux prônant l’efficacité et la réalisation d’objectifs. Et oui, ralentir a du bon – et l’expérimenter en jouant, c’est assez délicieux (mais ça en déstabilisera sans doute plus d’un).  

Vous aurez la sensation de progresser, en tout cas d’avoir un impact, en aidant les autres (les PNJ), car cela vous autorisera à ajouter de nouvelles cartes spécifiques à votre deck. Une jolie récompense en plus d’un souvenir. Pour le reste (et pour sauvegarder votre session), vous avez une feuille de progression pour votre campagne qui permet à l’instar de Tainted Grail de tenir à jour vos états.   

 

La forme, c’est le fond qui remonte.     

Notons que la production du jeu se veut alignée avec son sujet. Pas de cello, pas de plastique, mais du papier certifié FSC, le tout fait à partir de matériaux naturels recyclables, biodégradables ou compostables. Vu les précédentes productions où on pouvait trouver les noms de ces auteurs-là (aka bourrées de fig), c’est une surprise, une belle surprise.  


Autre belle surprise, le jeu illustré par
Joe Banner & Evan Simonet est vraiment beau. Il a une patte magnifique, presque Moebiusienne, chaque illustration est travaillée avec un regard particulier, que ce soit les parties nature ou les parties high-tech, dans une DA qui colle totalement avec l’identité de l’opus. Un bel alignement là encore.     

La boîte de base est généreuse en contenu, capable de vous tenir de nombreuses heures ; sans doute est-elle jouable plusieurs fois même si vous recroiserez forcément des personnages et des paysages moult fois. 

 

Eartborne to be wild 

Cette volonté manifeste de raconter un univers post-catastrophe qui n’est ni plombant, ni moralisateur est tellement rafraîchissante. Le cœur de l’humanité avec ses petites tribus, ses joies et ses faiblesses, bat fort, mais sans tambouriner sur tout le reste. La nature est partout, avec ses créatures, ses manifestations. On a toujours le choix du chemin, et de l’approche. Connexion, Conflit, Exploration, Raison sont les quatre mots clefs qui régissent nos interactions. Comme si le jeu voulait passer un message.

Il y a quelque chose avec ces Rangers qui parle à notre australopithecus intérieur, tout en s’adressant à notre sapiens. En proposant quelque chose de légèrement décalé avec son but et ses moyens plus méditatifs que la norme actuelle, tout en nous extrayant d’un certain confort familier, cet Earthborne nous offre peut-être mieux qu’un nouveau paysage : de nouveaux yeux. 

 

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5 Commentaires

  1. Scezck 17/10/2023
    Répondre

    Quand je vois le prix (90€) par rapport a la quantité de matos (des cartes et quelques jetons en cartons), je me dis que certains éditeurs (pas Intrafin qui subit ce choix) sont bien gourmands et je préfère plutôt passer mon chemin…

    • Chips 17/10/2023
      Répondre

      Je reproduis mon commentaire déjà fait sur le « Zoom » consacré au jeu. Ca n’est pas parce qu’une boîte est chère qu’on se fait avoir… :

      En plus du reste du matos (règles, jetons…), il y a 575 cartes avec énormément d’illustrations différentes dans la boîte. Niveau matériel et durée de vie annoncée, on est dans les clous par rapport aux autres JCE (dont la boîte de base est moins chère mais offre aussi moins), et ce alors que l’éditeur a fait l’effort sur la production pour la rendre la moins polluante possible.

  2. El Duderiño 17/10/2023
    Répondre

    Merci pour cet article que j’ai beaucoup apprécié lire. Après en avoir discuté avec toi, j’ai fait l’acquisition d’Earthborne Rangers il y a peu et, d’après ce que tu écris, j’ai fait un choix qui me correspond : des règles certes un peu lourdes, mais une cohérence thématique forte et des nouveautés mécaniques intéressantes.

  3. Mahg 18/10/2023
    Répondre

    Salut! Merci pour ce just play!

    Je n’ai pas bien compris ton paragraphe sur l’aspect « min-max », ou du moins je n’arrive pas à voir à quelle situation précise il fait référence en jeu, mais de ma petite expérience pour le moment dans ce jeu (4 parties à 2), pour nous min-maxer : c’est surtout augmenter méchamment le temps de partie. Par exemple, sur notre première session, on avait vraiment joué de manière super opti, en minimisant au max les fatigues subies, et en maximisant les effets de récupération de ces dîtes fatigue : la partie a duré 5h… oui oui. Depuis, on ne cherche plus du tout à optimiser, on essaye de pas trop faire les cons non plus, mais on est moins regardant sur l’optimisation : les parties durent à présent 2h30-3h!

    Alors certes c’est aussi certainement du à une augmentation progressive de la difficulté du jeu, mais elle est très légère (et le jeu reste globalement facile, il faut le dire, et ce malgré des règles on ne peut plus abscons…)

    Bon voilà tout ça pour dire que ceux qui n’en peuvent s’empêcher de min-max : je confirme, ce jeu n’est peut-être pas pour vous!

    • Shanouillette 18/10/2023
      Répondre

       

      C’est exactement ça ! Si on optimise trop, le jeu nous fait comprendre que c’est pas ce qu’il attend de nous. Je ne suis pas rentrée dans le détail mais dans notre expérience, on avait bien optimisé une carte pour qu’elle soit satisfaite ultra vite, sauf qu’en fait c’était idiot : son effet bénéfique ne se déclenchait que lors de certains Défis, donc au contraire, il fallait la laisser trainer longtemps pour qu’elle donne tout ce qu’elle avait à offrir. J’ai beaucoup aimé ces micro choix-là de game design qui te prennent à contrepied de tes réflexes d’optimisateur. C’est pour cela que je trouve que le jeu change subtilement notre regard.

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