E.D.I.T.O. Une croissance à double tranchant

Début des années 2000. Le jeu de société moderne sort doucement de sa niche. Tiré par l’influence du jeu vidéo, la démocratisation du jeu de rôle et l’apparition de titres iconiques comme Les Aventuriers du Rail (2004), notre hobby se développe et se diversifie progressivement au fil des ans. De multiples petites maisons d’édition naissent, et certaines grandes se consolident en groupes cotés en bourse, à commencer par le géant Asmodee, qui en 2013, est racheté par le fonds d’investissement Eurazeo, ce qui dessine progressivement un nouveau visage au secteur. 

La pandémie, en 2020, accélère brutalement le mouvement : explosion des ventes, intérêt soudain des enseignes généralistes, nouvelles habitudes de consommation. Depuis, rien n’est plus vraiment comme avant. 

À l’instar des autres secteurs culturels, malgré la grande diversité de l’offre disponible, on observe une tendance à la concentration des ventes sur un nombre réduit de titres avec des phénomènes de blockbuster de plus en plus impressionnants mais aussi des solderies de plus en plus expéditives. En parallèle, peu nombreux sont les auteurs et autrices de jeux à pouvoir vivre de leur passion dans un secteur toujours plus concurrentiel. De son côté, le métier de ludicaire, passé de centre exhaustif à celui de sélectionneur dans un jeu de rotation toujours plus rapide et sous le coup de nouvelles concurrences déstabilisantes, est en train de connaître des évolutions parfois difficiles. Sans même parler de l’impact écologique de toute cette production, on est clairement face à une croissance à double tranchant pour un certain nombre de ces protagonistes.   

Source : GIJS – publication juillet 2024

 


Le secteur affiche désormais des chiffres impressionnants :
30 millions de boîtes vendues en France en 2023, pour un chiffre d’affaires de 550 millions d’euros, soit une croissance de 83 % en dix ans (source GIJS).
En parallèle, le nombre de nouveautés mondial a triplé : 2 298 sorties en 2004, contre 7 423 en 2024 selon les données de BoardGameGeek. Si ce nombre BGG semble stagner depuis 2019, il ne prend pas en compte tout le pan “mass market” du secteur, désormais central dans la stratégie de nombreux éditeurs.

 

Une évolution des points de vente 

Yoann Laurent, fondateur de Blackrock : “C’est sûr, pour les ludicaires il y a de nouvelles concurrences, et il y a aussi un effet post-Covid à gérer avec les prêts garantis par l’état à rembourser. Beaucoup de boutiques ont embauché, augmenté les salaires, et parfois les TCG ont masqué la réalité.

Car oui, en quelques années, le paysage a changé. Jadis structuré autour du ludicaire, le circuit de distribution s’est ouvert à la FNAC, à Cultura, à Amazon, mais aussi aux librairies. “Nous faisons face maintenant à un moment un peu complexe où le marché du jeu est saturé : ouvertures de rayons jeux dans les GSS, GSA*, et libraires mais aussi de nombreuses ouvertures de boutiques dédiées au jeu et depuis quelque temps plus spécifiquement au JCC.” nous confirme-t-on du côté du CA du Groupement des Boutiques Ludiques (BGL). 

*GSS : Grande Surface Spécialisée / GSA : Grand Surface Alimentaire 

 


On peut aussi trouver des jeux chez Darty par exemple ou des implantations plus temporaires dans de nombreux endroits : buralistes, stations services … Ces enseignes ont des habitudes de vente différentes des nôtres, centrées sur le conseil et l’installation d’un produit durable. Elles jouent sur des offres promotionnelles, parient sur une offre plurielle dont le jeu n’est qu’une partie mineure et laissent peu de temps aux jeux pour exister dans les rayons. Le recours à ces méthodes déstabilise forcément l’économie du marché et par rebond les boutiques.” ajoute le GBL. 

 

Une évolution éditoriale 

En parallèle, le processus éditorial s’est industrialisé : il ne s’agit plus seulement de dénicher un bon jeu, mais de trouver un bon produit pour un public cible, à un moment précis, avec une logique de distribution spécifique ; en minimisant la prise de risque à chaque étape. De nouvelles maisons d’édition se sont montées – souvent issus du marketing ou du digital – sur la base de jeux de cartes plus ou moins irrévérencieux, des hits qui parfois “sautent” la distribution spécialisée pour aller directement dans les grandes surfaces, tandis que d’autres maisons plus “traditionnelles” se sont mises à publier essentiellement des petits jeux de cartes moins risqués en termes de coûts de développement et de fabrication dans un secteur où de plus en plus d’observateurs parlent d’uniformisation. 

Source : GIJS – publication juillet 2024

Et n’oublions pas le phénomène des nouveaux jeux de cartes à collectionner (Disney Lorcana, One Piece, Altered, Star Wars: Unlimited) venus se faire une place au soleil à côté des titres historiques (Pokemon, Magic, etc). “Ce “boom” assure une certaine stabilité économique pour les boutiques avec la difficulté de gérer des effets de mode, telles que prévisions de quantités, limitations de stocks ou à l’inverse offres d’implantations assez strictement dictées par nos distributeurs.” nous dit-on du côté GBL. 

Le risque TCG

Arnaud Bourez, CEO et fondateur de Néoludis met aussi en garde sur ce segment : “Attention car les ventes des TCG sont ultra cycliques. Cela est sans doute plus facile à suivre en termes de sorties, et il y a un côté “ça se vend tout seul”, mais ça reste du produit à risque où toutes les sorties ne sont d’ailleurs pas équivalentes. Et un TCG peut vite peser sur les stocks d’une boutique : si on a pas tout vendu dans la fenêtre de sortie, il y a le nouveau set qui arrive, et l’ancien ne partira pas. Et le jour où le TCG soudain s’arrête, si vous avez cessé de garder un pied dans le jeu de société, cela risque d’être compliqué d’y revenir…” 

La course vers l’El Dorado TCG


Les ludicaires ont bien conscience de ces difficultés. Ils assurent pourtant la vitalité de ces jeux grâce à des animations régulières tout en étant soumis à des plateformes de suivi imposées. Malgré leurs efforts, ils souffrent parfois d’un manque de stock disponible, ce qui les empêche de vraiment faire vivre le jeu et de satisfaire leur communauté. Et la multiplication des points de vente, qu’ils soient physiques ou en ligne, contraint les distributeurs à répartir les stocks d’une manière qui ne met pas forcément en valeur les lieux d’animation. 

Nos distributeurs ont conscience de ces problématiques : des systèmes de répartition des quantités disponibles sont installés afin de permettre à tout type d’enseignes et boutiques de pouvoir proposer les jeux sans que le stock entier soit acheté par une seule et même enseigne. Il reste que les disparités d’allocation sont parfois cruelles.” selon le GBL. 

La place géographique des boutiques 

Certaines boutiques peinent aujourd’hui à s’en sortir et se voient contraintes de baisser le rideau devant des GSS souvent plus faciles d’accès géographiquement, à la périphérie des villes (et jouissant de grands parkings) tandis que les centres-villes deviennent de plus en plus impraticables pour les non riverains. 

Source : GIJS – Juillet 2024

 


Le maillage territorial ludique a été créé depuis 20 ans : ludothèques, bars à jeux, festivals, associations, boutiques font qu’une synergie forte et solide existe permettant ainsi de participer à la vie des villes. Il est important que nos institutions (mairies, …) réfléchissent à la politique de la ville incluant le milieu du jeu.” affirme Cathy Suignard, Vice-présidente du bureau des GBL.  

Benoît Turpin (auteur de Welcome to, The ART Project…) : “Les GSS, c’est un miroir aux alouettes pour les éditeurs qui rêvent – à juste titre – de volumes de vente suffisants pour acquérir une vraie stabilité financière mais si les boutiques spécialisées et leur capacité de conseil et de proximité disparaissent comme en Allemagne, on risque de perdre un biais très important pour toucher les joueurs.” 

En effet, l’exemple de l’Allemagne, où la disparition des boutiques spécialisées a entraîné l’effondrement du marché, ou celui des États-Unis, où les jeux de cartes à collectionner dominent faute de boutiques investies dans les jeux de société, montrent qu’il est risqué de négliger ces points de vente et de laisser les GSS les concurrencer sans politique distincte. C’est pourquoi certains distributeurs ont aujourd’hui une “channel strat” (stratégie de canal de distribution) avec des produits adaptés à chaque réseau. 

 

Une politique de distribution pour préserver les ludicaires 

Par exemple, chez Hasbro pour Le Monde de Reterra (d’Eric Lang et Ken Gruhl) et Cosmolancer (Reiner Knizia), la stratégie de lancement s’adapte aux spécificités du jeu : une première sortie, en partenariat avec Pixie Games, réservée aux magasins indépendants de j2s, avant une extension progressive à d’autres enseignes spécialisées. Patience de rigueur, avec la distribution d’échantillons aux boutiques capables d’organiser des animations et une présence assurée sur les salons majeurs (Cannes, Vichy, PEL), pour présenter ces jeux aussi bien aux professionnels qu’au grand public. 

Wayne Flatt, représentant Hasbro, nous confie : “Pour moi les boutiques spécialisées ont un rôle clé dans le lancement d’un nouveau jeu sur le marché. C’est grâce à eux qu’on arrive à créer du buzz sur un jeu, de créer les fondations d’un succès potentiel. Car ce sont les véritables experts dans ce domaine et qui ont la confiance des consommateurs. C’est essentiellement chez eux que l’on trouve, de façon très régulière, les animations et tournois qui sont très appréciés par les consommateurs. Donc oui, on a besoin de protéger ce réseau qui est clé pour les jeux de société.” 

Thierry Gislette, gérant de la fameuse boutique Descartes à Lyon, déplore de fait un déséquilibre grandissant : les GSS, bénéficiant de conditions de retour sur invendus, s’accaparent les succès que les boutiques ont contribué à faire émerger, tout en laissant à ces dernières la charge des échecs. Pris entre des exigences de précommandes anticipées et une trésorerie fragile – aggravée par les retombées du prêt COVID – les boutiques spécialisées estiment parfois payer le prix fort d’un système où ils demeurent prescripteurs, mais de moins en moins partenaires centraux.

 “Ne nous le cachons pas, la politique de vente aux grandes surfaces commence à nous faire mal, c’est certain. nous dit-il. Tant que les éditeurs diffusaient les classiques que nous avions depuis 10 ou 15 ans, nous pouvions vivre avec les nouveautés, remplir notre rôle de prescripteur, et tirer notre épingle du jeu. J’ai l’impression que c’est fini. J’ai ouïe dire que les boutiques spécialisées ne représentent plus que 10 à 15% du CA des distributeurs. L’effet pervers, c’est que nous payons les pots cassés sur des nouveautés moyennes que les GSS ne prendront pas si nous n’avons pas fait de bonnes ventes, et à l’inverse, un jeu qui cartonne chez nous va les attirer et elles vont assécher le marché, nous laissant sans stock, alors que c’est nous qui avons promotionné le jeu.

Une dynamique difficile à vivre avec les évolutions actuelles, entre saturation de nouveautés et perte des joueurs experts (voir Edito). “Il y a un problème avec les jeux super pointus, experts, car la clientèle est relativement faible et achète de plus en plus en souscription, ce qui nous laisse pas mal de gros jeux sur les bras.” Au final, bon nombre de boutiques ont tenu le coup grâce aux succès des TCG : “Il y a une baisse effective sur le jeu de plateau et heureusement que nous avons les cartes à collectionner pour tirer le chiffre vers le haut.” avoue Thierry.    

 

“Ce n’est pas le nombre, c’est la visibilité qui compte” 

Avec tant de sorties, ne craint-on pas la saturation du côté des éditeurs ? Pour Gautier Althaus, responsable éditorial chez Iello, la surproduction ne se mesure pas seulement au volume brut. Le véritable enjeu, c’est la visibilité, le rythme, et la capacité du marché à absorber l’offre. Comme il l’expliquait lors d’une conférence cannoise (“La surproduction un mal nécessaire ?”) : “Pour moi la question de la surproduction, c’est surtout la problématique du nombre de jeux qui ne trouvent pas leur place”. Et le chiffre ne dit pas tout. « Ce n’est pas parce qu’un jeu vend “seulement” 5 000 exemplaires qu’il s’agit d’un échec – le jeu peut avoir atteint son objectif et être un succès d’estime. Le problème, c’est quand il finit au pilon. » précise Benjamin Dambrine, directeur général de Gigamic, lors de cette même conférence. 

Malgré tout, sortir du jeu en nombre, reste dans nos sociétés, ce qui permet d’assurer les salaires pour une entreprise. Même pour un petit éditeur écolo et militant (qui refuse tout deal en dehors des boutiques spé) comme Florent Toscano des Jeux Opla : “À chaque fois qu’il y a un nouveau jeu qui sort, c’est là que l’on vend. La nouveauté est nécessaire sauf si l’on a un vrai long seller, ce qui est le cas avec Marche du crabe, Kosmo ou Cartzzle mais ça assure pas suffisamment de ventes sur la durée. Pour les salaires j’ai pas le choix, car si Bony [David Boniffacy] n’est plus là, je ne peux plus développer de jeux et sans Fabienne [Guillot] ou Max on n’a plus de force de vente, donc il faut vendre des jeux et en sortir régulièrement.” 

 

Une fenêtre d’implantation minime 

Si le pilon semble assez marginal dans notre secteur, ce qui en revanche s’avère de plus en plus courant et banalisé, reste la solderie (cf on en parlait dans notre épisode podcast des Indisciplinés). Plusieurs travaux, notamment ceux du Crédoc, démontrent que les soldes peuvent entraîner un effet de report : au lieu de stimuler la consommation globale, elles déplacent simplement les achats vers la période de promo, au détriment des ventes au prix normal – tout en brouillant la perception du « juste prix » au passage. “On assiste à des soldes de plus en plus rapides, et c’est préjudiciable” confirme Yoann Laurent de Blackrock. 

Ces soldes délétères résultent d’une course en avant où aucun jeu n’a droit à une seconde chance. Le marché est de fait devenu extrêmement polarisé : la plupart des titres connaissent soit un succès immédiat, soit un échec rapide, sans réelle possibilité de trouver leur public sur la durée. Ce phénomène, déjà présent auparavant, s’est largement accentué ces dernières années.

Ainsi, de plus en plus de jeux ne survivent pas au-delà de deux semaines, même avec une implantation correcte. Clément Milker de Catch-Up Games : “Au bout de deux semaines tu connais déjà quasiment le destin de ton jeu. Tu sais si ça va être compliqué d’écouler ton tirage et, à l’inverse, tu sais si tu vas être en rupture trop longtemps. Il y a trop de jeux qui sortent pour qu’ils aient une seconde chance.

 “Il y a même des jeux qui, depuis quelques années, meurent avant de sortir réellement, par exemple parce qu’ils ne sont pas poussés par les commerciaux du distributeur et donc les boutiques ne les voient même pas et l’implantation est ridicule.” précise Benoît Turpin. D’où l’importance d’aligner tous les voyants au vert pour bien préparer sa sortie, et de communiquer de plus en plus en amont. 

Dans un monde polarisé, il faut communiquer !

Aujourd’hui, chaque éditeur doit se poser la question beaucoup plus tôt sur la manière de communiquer sur la sortie d’un jeu. C’est un élément qui est devenu essentiel” commente Benjamin Dambrine dans la conférence sur la surproduction. Et cette planification intervient dès l’analyse du prototype. On ne “sent” plus le potentiel d’un titre uniquement sur ses mécaniques ou sur ce qu’il raconte, mais sur sa capacité à se frayer un chemin dans un paysage pour le moins chargé. Pour chaque jeu, il faut réfléchir à la meilleure approche de communication afin qu’il puisse exister dans un contexte là aussi saturé. 

Mais si une campagne marketing efficace peut parvenir à créer la « hype » nécessaire autour d’un jeu et assurer un lancement réussi, elle ne suffira jamais à garantir sa longévité. Pour devenir un blockbuster, un jeu doit séduire durablement et largement le public. Il faut rester présent dans les esprits, et en boutique, pour continuer à être recommandé plusieurs années après sa sortie. Clément de Catch up Games : “Évidemment que quand tu as un jeu qui marche bien, derrière tu fais du marketing pour que ça dure. Mais c’est parce que tu sais que le jeu a les qualités pour vivre.

Plus de jeux sortent, plus on se concentre sur certains qui apparaissent comme des valeurs sûres. “Il faut se mettre à la place des boutiques qui sont très prescriptrices : chaque nouvelle sortie, ce sont de nouvelles règles à apprendre, un positionnement commercial à identifier, de la place à trouver sur les rayonnages, bref, un travail très important, et en bout de course… un risque financier. Quand tu vends un blockbuster, tu évites tout ça. Et quand ton activité est sur un fil, cette « vente garantie » est indispensable.” explique Clément Milker. 

C’est ainsi que certains phénomènes de gros blockbuster (on pense dernièrement à Flip 7) ont pu émerger très rapidement, cristallisant toute l’attention. Avec un premier tirage à 30 000 exemplaires de localisation France, le “meilleur jeu de cartes au monde” autoproclamé a été en rupture en moins de deux semaines chez Blackrock. Après 80 000 exemplaires écoulés sur l’hexagone avec de grosses ruptures, la prochaine impression est prévue pour le deuxième semestre 2025 à 200 000 copies. On l’a vu dans le Top 3 des ventes mensuelles chez Philibert pendant trois mois – et l’international est à l’avenant. Désormais, l’opus a moissonné le “meilleur jeu d’ambiance” des Origin Awards, le “Golden Geek Award” de la même catégorie, un “Board Game Quest Awards Best Card Game”, un “Grand prix du jouet 2025” … Surtout, le voilà bien placé pour la course au Spiel des Jahres 2025. Plus rien ne l’arrête. 

Et la précarité des auteurs ? 

Bien que la concurrence entre auteurs ne soit pas encore féroce, le déséquilibre entre le nombre croissant d’auteurs et le resserrement du marché pousse certains à cibler des formats « tendance » (en ce moment : jeux de plis, jeux à deux) pour maximiser leurs chances d’édition. Ce mimétisme, souvent encouragé par le succès ponctuel de certains titres, peut être vain tant la demande évolue vite. 

Malgré cela, la précarité du métier fait que beaucoup d’auteurs continuent à créer par passion, ce qui permet encore une certaine diversité et prise de risque. “La plupart des auteurs que je connais font avant tout des jeux qu’ils ont envie de faire, et non des commandes.” nous rapporte Benoît Turpin. “Un auteur qui s’investit sur un jeu familial format grosse boîte carrée à 40 euros a intérêt à bien s’accrocher pour obtenir un contrat, vu l’effondrement de ce pan du marché.” confie-t-il. 

Qui se targuera d’être le nouveau Aventuriers du Rail, 20 ans après ? 


La multiplication des sorties fragilise la professionnalisation des auteurs de jeux, comme cela a déjà été observé dans la littérature. Il devient de plus en plus difficile de vivre de la création ludique, car même après des années de travail, la plupart des jeux ne se vendent qu’à quelques milliers d’exemplaires, un seuil insuffisant pour générer un revenu décent. La majorité des auteurs doivent donc conserver un autre emploi et créer des jeux par passion, car seuls quelques succès exceptionnels permettent d’en vivre. 

De plus, contrairement à d’autres secteurs culturels, le jeu de société bénéficie peu du soutien public. “La conséquence que je ressens surtout, c’est une hausse de l’exigence éditoriale. Les jeux moyens ne voient quasiment plus le jour, et les bons jeux ne survivent pas… Ce qui pousse les auteurs à être meilleurs, même si ce n’est jamais suffisant.” confie Benoît Turpin. 

À lire aussi : notre E.D.I.T.O. sur la reconnaissance des auteurs   

Selon lui, la démultiplication des sorties risque surtout de faire disparaître les éditeurs qui cernent mal le potentiel des jeux. “Il faut une combinaison d’un très bon jeu d’un auteur, d’un coup de cœur de l’éditeur qui, par ses compétences, aura donc une vision très claire du jeu et de son potentiel, et ensuite un gros travail d’implantation, notamment avec un travail marquant de l’illustrateur pour mettre en avant le jeu.” souligne-t-il. 

 

Penser long terme

Finissons sur une note positive : Heureusement, des titres parviennent à s’installer sur la durée. Chez des éditeurs comme Blackrock ou Gigamic, les nouveautés occupent finalement une place relativement modeste par rapport à l’importance du fond de catalogue. “Avant la nouveauté représentait 70% du chiffre, aujourd’hui c’est plutôt 50/50 avec le fond de catalogue. Des jeux comme Lucky Number ou Ark Nova se sont installés et grapillent sur la nouveauté” affirme Arnaud Bourez (Néoludis).  


Des jeux qui peuvent s’installer sur le long terme aussi car tout a été réfléchi pour cela : du matériel robuste dans la boîte, de la rejouabilité accrue, un gameplay solide, et un accompagnement des joueurs avec des contenus pédagogiques (comme les Ludochronos 😉 et oui on prêche pour notre paroisse ^^) qui aident à l’appropriation du jeu et permettent de favoriser le bouche à oreille ensuite. Ainsi, quand un titre était joué seulement deux ou trois fois il y a cinq ans, il est désormais joué cinq à six fois, une augmentation de la durée de vie notable – même si cela reste peu au vue de la réelle longévité d’un jeu de société. 

Ces jeux qui s’installent offrent aux ludicaires une assise stable et leur permettent, à eux aussi, de prendre des risques. Cathy Suignard : “Nos boutiques, spécialistes et indépendantes, permettent, nous en sommes persuadés, une plus grande diversité des titres en rayon. Nous sommes un porte-voix à la créativité, un lieu de découverte et de transmission. Nous pratiquons aussi, dans une époque où tout semble vite périssable, un accompagnement des jeux dans le temps quand on nous en donne la possibilité. Puisse ce crédo inspirer des modèles plus durables et profitables pour tous les acteurs et actrices concernés avec comme dans de nombreux domaines une voie pour le ‘moins mais mieux’ ”. 

 

Clank, un des gros succès de ces dernières années 

En somme

Notre hobby a ainsi connu une métamorphose impressionnante en deux décennies, passant d’un milieu de niche à un secteur culturel de plus en plus incontournable – même s’il souffre encore de reconnaissance politique. Traversé par des dynamiques économiques puissantes, bien que parfois contradictoires, il lui faut désormais composer avec les lois du marché sans fragiliser ses principaux protagonistes. Derrière une certaine vitalité s’est installé un écosystème ultra polarisé où les blockbusters dominent de plus en plus tandis que la carrière d’un jeu se décide en 1d12 jours. En parallèle, le réseau historique des ludicaires est de plus en plus menacé par la montée en puissance des grandes enseignes et des nombreux centres-villes en voie de dévitalisation. Pourtant, ces lieux incarnent encore, de l’avis de tous, un modèle durable et souhaitable, à taille humaine. Il s’agit désormais de trouver des leviers pour installer un écosystème vertueux, via, entre autres, des stratégies éditoriales et de diffusion raisonnées et équitables. Si le jeu de société veut continuer à surprendre et à rassembler, il lui faut conserver sa diversité et sa passion sans étouffer ses acteurs sous le poids de la performance.  

 

Depuis sa création en juin 2014, Ludovox a à cœur la pertinence et l’intégrité des contenus proposés par une rédaction indépendante et l’établissement d’une charte que vous pouvez retrouver ici. Cet article a été écrit après plusieurs mois de travail. Si vous pensez que ces articles de fond ne doivent pas disparaitre, merci de considérer un soutien sur notre page Tipeee

Merci à Clément Milker, Cathy Suignard et le CA du GBL, Yoann Laurent, Arnaud Bourez, Florent Toscano, Benoît Turpin, Wayne Flatt, Thierry Gislette et tous ceux qui ont répondu à mes questions.

Que la boutique Descartes vive encore longtemps, ainsi que tous nos chers ludicaires ! 

 

Illustrations :
Cover de l’article : Ponzi Scheme de Jesse Li édité par Homosapiens Lab
Bannière : Biotopes, un jeu Palladis de Sébastien Castano

 

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13 Commentaires

  1. Ihmotep il y a 10 jours
    Répondre

    Merci pour cet article très éclairant qui éclaire un vaste sujet.
    Personnellement adepte des jeux experts je ne pledge quasiment plus car trop souvent ses campagnes de financements squizzent les boutiques. Or je ne souhaite pas que ma boutique ferme. Mes exceptions seront pour des petits éditeurs qui ont de beaux projets à financer et ne peuvent pas le faire sans l’aide de contributeurs, et ne néglige pas la version boutique pour intégrer tout le réseau dans le process.
    Il serait bon que les éditeurs, distributeurs, boutiques, influenceurs, joueurs organisent un forum pour réfléchir ensemble au modèle de demain, écoresponsable, éthiresponsable (oui j’invente des mots pour palier aux maux ^^)

    • Shanouillette il y a 9 jours
      Répondre

      « éthiresponsable », joli. En effet, réunir et confronter les visions, contraintes, et attentes de chacun des acteurs de la chaîne pour co-construire un modèle éthiresponsable serait un beau projet. Pour la GIJS peut-être ?

    • Conan le berbère il y a 9 jours
      Répondre

      C’est assez révélateur qu’on doive inventer des mots en y ajoutant de la redondance car on les a dévoyé de leur sens, normalement écologique ou éthique, ça devrait inclure responsable, ce qui est irresponsable, ce de n’être ni éthique, ni écologique…

  2. morlockbob il y a 10 jours
    Répondre

    Toujours au top ces éditos et très juste une fois encore.

    Et à vomir sur ce qui se déroule, comme on l’a vécu avec la BD par exemple. Une suite logique.

    Mr Hasbro me fait bien sourire avec ses propos tout fait. Pour approcher le sujet d’assez près, il y a effectivement une grande différence depuis quelques années. En ce moment, entre Magic Final Fantasy et Pokemon, une bonne moitié ds gens qui poussent la porte du magasin ne sont jamais venus, ils écument tous les lieux et ne reviendront sûrement pas. J’ai vraiment l’impression d’être un distributeur plutôt que d’être en boutique. Le conseil, oui il a encore sa place, mais… Si une forte demande concerne Odin actuellement, il ne se vendait pas spécialement quand on le conseillait avant son prix. Il a fallu un As d’or et des influenceurs.

    Un des problème majeur pour ma part est le manque flagrant de curiosité chez les gens , que ce soit en musique, livre etc… Alors si St neuneu dit que « ça c’est bon » , on y a va. Se renseigner, faire un choix, se modérer c’est long et demande de l’énergie.

    Il faut produire pour être visible, les auteurs doivent produire pour gagner leur vie, on surproduit en mettant une étiquette green sur les cartons et le tour est joué. Le système est ainsi fait et malgré toutes ces bonnes paroles, que ce soit Asmodée ou Total on est là pour le pognon et c’est tout.

    Comme d’habitude , ça va un moment s’écrouler, il y aura des morts etc etc… la même histoire depuis la nuit des temps.

    allez, on va faire de la confiture ou du vélo, ça nous changera les idées

     

     

    • Shanouillette il y a 9 jours
      Répondre

      Merci Morlock pour ton commentaire.
      Et oui, les systèmes industriels et économiques ont malheureusement toujours tendance à continuer sur leur lancée tant qu’ils sont rentables à court terme, même s’ils sont insoutenables à long terme. Ce que tu décris,  l’industrialisation de la culture ludique, la perte du lien de confiance et de transmission, la surproduction masquée par un vernis de greenwashing… beaucoup “d’anciens” le ressentent. Le visage du paysage a clairement changé. Et rester curieux, garder la flamme, en effet, malgré une certaine standardisation alimentée par une viralité qui peut laisser perplexe n’est pas toujours simple. En tout cas, je trouve personnellement que c’est un vrai défi. Je suis admirative de voir tout ce que tu joues chaque mois !

       

      • morlockbob il y a 9 jours
        Répondre

        Je joue beaucoup, j’ai de la chance d’avoir accès aux nouveautés mais la différence est sûrement que moi, je vais voir des potes et rigoler au travers du jeu. C’est un moyen de passer un bon moment, ce n ‘est pas une finalité pour cocher des cases et me dire « encore un de plus ».

  3. Gérald/Gerwaldan il y a 9 jours
    Répondre

    Sans ajouter au débat, je voulais remercier Mme Shan pour son commentaire qui m’éclaire une fois de plus sur les tenants économiques et éthiques de ma passion. Merci pour ce travail. 🙂

  4. Chips il y a 9 jours
    Répondre

    D’après les propos de Thierry Gislette (interrogé dans le podcast Les ludologues), le pilon est désormais illégal. En cherchant j’ai trouvé une loi datant de décembre 2020 (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042753962) qui précise les modalités pour se débarrasser du reliquat des produits n’ayant pas trouvé preneur dans le circuit classique, en vente privée ou chez les soldeurs, et effectivement fini le pilon !

    En lisant les propos de Florent Toscano on voit bien que, quoi qu’en dise les éditeurs, il y a bel et bien surproduction en terme de nombre de sorties : si même avec quelques locomotives et une équipe très réduite il faut sortir des nouveautés pour susciter l’intérêt et vendre assez pour vivre, c’est qu’il y a un problème de fond. Et comme les gens n’achète pas moins qu’avant, on voit bien d’où vient le problème…
    Comme le disait Thierry Gislette, tout le monde se dédouane en disant « mais nous on a réduit la voilure, c’est les autres qui… » et au final rien ne change. Comme Morlockbob je pense qu’on va voir une grosse partie du secteur se casser la figure et le reste demeurer en état de tension permanente comme dans la BD. C’est moche.

    • Shanouillette il y a 9 jours
      Répondre

      Hello Chips,

      Je ne crois pas que le pilon de livres soit interdit, d’après les informations que j’ai pu trouver, c’est encore une pratique en vigueur, considérée comme du recyclage (en 2023, selon le syndicat national de l’édition, 100% des livres pilonnés partent en recyclage). Ce décret concerne avant tout les produits d’hygiène et de puériculture, les équipements électroniques ou encore les meubles. Les éditeurs conservent le droit de pilonner des invendus, à condition que ça soit bien déclaré, et que cela respecte les règles environnementales. C’est pas interdit, mais encadré.

      En effet, le commentaire de Florent Toscano vient témoigner d’une pression constante à faire du neuf pour exister. Toutes les structures, dès qu’elles sont pro, souffrent de cette logique productiviste, peu importe leur taille. Tu as tout à fait raison, dire « on réduit la voilure » ne suffit pas dans un système où tout continue dans un flux constant – et faut-il encore pouvoir se le permettre, avec les locomotives assez puissantes…

       

      • atom il y a 9 jours
        Répondre

        En réalité, le problème c’est surtout la logique de l’économie de croissance qui fait qu’il faut toujours plus, ce qui explique cette fuite en avant, je pense.

  5. terrystad il y a 6 jours
    Répondre

    Un article extrêmement intéressant. Félicitations et merci!

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