Bob Jiten et son dico

Voilà des années que je vais au Game Market [Ndlr : Izobretenik vit au Japon]. À Tokyo, à Osaka, à Kobe ou ailleurs, les lieux changent, l’ambiance aussi mais il y a toujours autant de jeux complètement improbables ou tellement inattendus en regard de ce que nos marchés occidentaux offrent généralement, que je ne m’en lasse jamais.

game market

 

Des mots rien que des mots

Après des années et des dizaines de jeux, voire même peut-être des centaines si j’y ajoute tous ceux que j’ai oubliés, il y a une expérience ludique que je continue d’apprécier avec la même passion. Cette expérience nécessite malheureusement d’être capable de comprendre, de lire et de parler la même langue pour la partager. Les jeux de société basés sur les mots sont nombreux. On en trouve souvent chez Cocktail Games, mais aussi Gigamic, Iello… J’adore ce type de jeux, même si je n’y joue quasiment jamais puisqu’il me faudrait être en France ou entouré de francophones pour en profiter pleinement. Les mots associés à des idées, ou à des images, employés selon des principes ludiques divers, à des fins multiples.

Ademimo-Couv-Jeu-de-societe-ludovox

En tête, j’entrevois Ademimo, un jeu de placement d’ouvriers dont le but est de faire deviner aux autres son mot et deviner ceux des autres, restrictions intrigantes mais géniales, Codenames, un jeu-miracle avec ses centaines de milliers de boîtes vendues, sur un principe fou : celui de faire jouer ses neurones et faire briller le peu d’intelligence qui vivote encore dans nos esprits, ou bien encore Profiler, avec son principe de base totalement loufoque mais ô combien éclatant, tant les discussions paraissent folles autour de la table. Que dire encore du récent Scorpion Masqué, auquel je n’ai pas joué mais qui a l’air sacrément sympathique, Decrypto… Il y en a beaucoup et la plupart semblent bons pour les joueurs et les joueuses qui aiment manipuler les mots comme des mécaniques feldiennes.

Mais laissez-moi revenir à mon propos de départ : cette expérience unique que j’apprécie goulûment lors des Game Market. Vous devriez avoir relié les sutures détachées de ma pensée après avoir lu ces quelques lignes mais je vais expliciter, pour ceux et celles qui ont le neurone un peu trop envoûté par Hanouna (notre futur Trump à nous ? Chiche ? Qu’on en finisse une bonne fois pour toute avec le monde et l’univers !).

Bon… si je continue comme ça, dans 5 lignes, je vous parle de Macron et de sa couverture dans VSD… Trop tard. Bref ! C’est fou comme le défilement d’idées plus ou moins toxiques dans une tête à l’autre bout du monde peut interrompre le cheminement logique de la pensée.

 

Revenons à nos jeux de mots !

Les jeux de société basés sur les mots, dans la langue japonaise. Voilà ce dont j’essaie de vous parler depuis un moment. La langue japonaise, dont je suis éperdument amoureux sans jamais vouloir trop l’enlacer, m’effraie et m’intimide malgré mes 14 années d’isolement linguistique quasi complet.

Evidemment je la parle, je la lis et la comprends comme quelqu’un qui en a besoin au quotidien pour travailler (et croyez-moi, ils sont nombreux ceux dont ce n’est pas le cas ici). Il n’empêche que jouer à Codenames ou Profiler en japonais, c’est loin d’être une évidence pour moi. Je n’en ai même pas très envie, pour être honnête. Du coup, bouleversante révélation, je ne le fais pas.

Codenames et Profiler, après y avoir beaucoup joué en anglais pour le premier et en français pour le deuxième, sont désormais enfermés dans leur langue de jeu. Je ne jouerais probablement jamais à Codenames en français, ou alors ce sera sous la contrainte, et je n’oserais pas même me faire livrer une boîte de Profiler en japonais… Je raterais sûrement la moitié des références du jeu, désintéressé que je suis de la culture populaire japonaise. Et oui… je suis ébahi par la beauté et la richesse de la langue japonaise mais sa culture moderne et populaire me laissent totalement froid. Ni télé, ni animation, ni manga, ni cinéma (si ce n’est les fulgurances sublimes de Koreeda, faut pas déconner quand même, ou le tout récent Shin Gozilla, hein), ni magazines. Rien. Wallou.

Je disais donc que souvent les jeux de société à tendance sémantique auxquels je joue se retrouvent cantonnés à une langue. Ne me demandez pas pourquoi, j’ai une façon d’étiqueter les jeux et les langues pour ne pas me perdre et me sentir trop démultiplié, en matière de langue et donc de personnalité.

Pour sauter le pas et commencer à parler de celui que je veux véritablement vous faire découvrir, je vais vous en donner le titre. Comme ça. Au débotté. Bob Jiten.

Bob Jiten

Qui est Bob ? Un mec qui étudie le japonais. Il adore le japonais et il s’est rendu compte, alors qu’il étudiait cette langue, qu’il y avait tout un tas de mots qui n’étaient pas traduits en japonais. Enfin si. Enfin non. Ça dépend en fait de ce que vous pensez des katakanas, le syllabaire habituellement utilisé pour retranscrire, avec plus ou moins de succès les mots étrangers en suivant le système phonétique japonais. Du coup, on se retrouve avec des mots comme マカロン, pour parler de « macarons », ou encore フラフープ pour dire « Hula Hoop ». Sachant que le フ se prononcera plus « fu » que « hu ». Pour schématiser, ça donne Fula Fupu, quoi.

Les Katanakas sont utilisés dans le système d’écriture japonais pour transcrire les mots étrangers, les noms scientifiques des plantes et animaux, mais aussi les onomatopées japonaises. 

 

Bob donc, alors qu’il cherche le sens de mots qui devraient lui être évidents, tout anglophone qu’il est, se retrouve souvent confronté à un problème d’envergure problématique-semi-diplomatique. Les mots en katakanas sont souvent expliqués avec d’autres mots en katakanas, faisant chavirer Bob dans une folie d’effeuillage du dictionnaire sans fin. Comme un serpent qui se mord la queue mais en version à forme humaine (euh… non, ne visualisez pas, it didn’t come out right, comme on dit).

katakana

Bob a donc une idée qu’il partage avec ses amis japonais : essayer de faire deviner des mots en katakana sans utiliser un seul mot en katakanas. Oui, c’est un festival de répétitions, vous m’en verrez fort marri. Bob, plus malin que son prénom ne le laisse penser, se met à noter toutes les définitions dékatakanaisées qui lui sont proposées, en tout cas, celles qui lui paraissent convaincantes, ou pertinentes. Je vous laisse le choix du mot qui convient.

Pour exemple, parce que perdu dans mon monde d’évidences qui n’en sont pas pour les autres, imaginez que vous devez faire deviner « Hamburger », sans utiliser les mots « steack », « cheese » et « mayonnaise »… que des mots qui sont en katakanas dans la langue japonaise. Sans compter que les mots « pan » (pain), ou « lettuce » (laitue, salade en général), ainsi que le mot « sandwich » le sont aussi. Ah, là, on commence à comprendre et à moins faire le malin/la maline, non ?

Si ça c’est pas le pitch le plus excitant de l’univers ludique 2017, j’arrête le rhum et je fous le feu à mes 12 kilos de cartes du JCE du Seigneur des Anneaux.

katanaka

Dans la boîte, minuscule et illustrée avec les pieds, vous trouverez donc 36 cartes, proposant chacune 6 mots en katakanas à faire deviner aux autres.

Ah, mais j’ai oublié de vous parler de Tony, le pote un peu idiot de Bob. Tony aussi étudie le japonais mais il n’a pas l’air super doué. Du coup, quand Tony apparaît, pour l’aider et éviter de le vexer, tout le monde se retrouve à devoir utiliser uniquement des mots, et non des phrases, pour expliquer l’objet ou le concept à faire deviner. Ça donne des choses… plutôt cocasses.

Au lieu de balancer une définition du genre : « Il s’agit de deux tranches de pain avec de la viande et différents condiments à l’américaine » (exemple qui ne fonctionnerait pas du tout en japonais), vous devrez vous limiter à : « pain », « tranches », « viande »… bref, des mots, émincés un par un comme un cornichon du McDo. 

 

bob jiten

 

Les parties sont très courtes, c’est super fun et tout le monde à envie d’en refaire une. Le seul souci, c’est qu’on se souvient drôlement vite des mots disponibles. 

 

Lost in translation 

Bob Jiten est probablement un jeu impossible à traduire en français ou en anglais. Il y a peut-être quelques langues qui pourraient l’accueillir, mais je ne saurais vous dire lesquelles. Toujours est-il que ce jeu est une pépite. Le principe est hyper simple mais ça marche du tonnerre.

Pour vous donner la mesure du succès du jeu, sachez que l’auteur en a fait imprimer près de 1 500 pour le dernier Game Market qui a eu lieu en décembre 2017. En à peine quelques heures, tout s’est vendu. Tout ! On parle du marché japonais où les éditeurs (on va plutôt les appeler « experts en localisation », vu le peu d’enthousiasme qu’ils montrent à l’égard des auteurs nationaux…), se satisfont de vendre 500 exemplaires d’un jeu à succès. 

Bob Jiten propose maintenant pas moins de 3 versions différentes, toutes centrées sur le même principe. Il faut voir ces nouvelles boîtes comme des recharges permettant au jeu de se renouveler. Il y a même une boîte avec des cartes vierges que vous pouvez remplir vous-mêmes.

Bob Jiten a aussi gagné le prix du meilleur jeu japonais (attribué au Game Market de décembre 2017), et franchement, c’est mérité vu le succès autour des tables. Entre fous rires et délices du type jeu du dictionnaire, version improvisée sans papier ni crayon, le jeu propose une expérience simple, courte et amusante.

 

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2 Commentaires

  1. LePionfesseur 06/04/2018
    Répondre

    Merci de m’avoir fait découvrir ce jeu qui en effet est fascinant tant il va à l’encontre de tout bon principe d’édition comme on a l’habitude en occident (intraduisible, seulement 36 cartes donc peu de contenu …).

    Je pense que ce genre de jeu ne peux émerger que dans un contexte d’édition « indépendant », à l’image du jeu vidéo ou de la musique indépendant·e.

  2. TheGoodTheBadAndTheMeeple 06/04/2018
    Répondre

    C’est un jeu qu’il faudrait essayer en Anglais et en Français pour voir si ça fonctionne 🙂 Mais la langue japonaise s’y prete vraiment j’ai l’impression.

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