Rang d’Honneur – Sauver les enfants… ou pas !

Rang d’Honneur est le premier jeu d’Aurélien Devaux. Après des années d’un travail patient, il a décidé de présenter son bébé cette année sur l’espace auteurs du Festival de Cannes.

Rang d’Honneur est un jeu semi-coopératif dans lequel 1 à 5 joueurs s’échinent à sauver une région de la famine. Bon à savoir : le but du jeu n’est pas de secourir le maximum de monde, mais de se faire mousser en le faisant. À travers un gameplay de logistique et d’optimisation des déplacements, le jeu oppose donc l’altruisme des joueurs et leur esprit de compétition, leurs intérêts et leur envie de bien faire. Chose étonnante, les joueurs confirmés ont en moyenne plus de mal à gagner que les joueurs occasionnels. Pourquoi ? Comment ? Le jeu est-il truqué ?

Voyons cela de plus près.

Prise en main – « Hé non, on ne part pas comme ça ! »

Première constatation, le jeu emploie beaucoup de matériel. On compte un gros plateau central, deux petits plateaux auxiliaires qui servent de supports de cartes, un plateau personnel et un paravent par joueur, trois types de cartes, trois types de dés, des points de victoire sous forme de pièces, une pile de marqueurs de nourriture, une poignée de compteurs et pions divers et variés. Sans atteindre les records d’un Twilight Imperium ou d’un Andor, on se retrouve avec une table plutôt chargée pour un jeu d’une heure et demie. La mise en place est en conséquence. Il faut mettre à sa place tout ce matos : préparer les pioches de carte, placer les jetons de nourriture et les villages aléatoirement sur le plateau et donner à chaque joueur ce dont il a besoin pour jouer.

jeu complet

Un setup complet pour 4 joueurs… oui, c’est chargé.

 

Il faut compter une petite demi-heure pour l’explication des règles. C’est dommage parce que le jeu est finalement très simple, mais il emploie une telle gamme de mécanismes à détailler qu’il est difficile de faire plus court. Tout cela fait de Rang d’Honneur un jeu qui demande un peu d’efforts pour rentrer dedans. Mais comme c’est souvent le cas, une fois dedans on s’y sent bien, alors un peu de patience.

L’identité graphique est résolument misérable. Le jeu semble issu d’un fatras de vieux cartons pâlis par le soleil. Il affiche toute une panoplie de teintes de marrons et des lignes pas très nettes. Le résultat n’est pas vraiment joli, mais il évoque curieusement la rouille et la campagne cramée par la sécheresse. De l’aveu de l’auteur, le travail d’illustration est encore à faire, mais j’espère qu’il gardera ce petit goût poussiéreux de désespoir qui lui va comme un gant.

Le jeu – « Mangera, mangera pas ? »

Les joueurs incarnent des randonneurs (avez-vous remarqué le subtil jeu de mot du titre ?) largués dans une région du Tiers-Monde en proie à la famine. Une famine très localisée, d’ailleurs, à la limite de la discrimination, puisque sur les 8 villages figurant sur le plateau, seulement 3 meurent de faim tandis qu’il y a des réserves de nourritures un peu partout sur la carte. Sourds aux subtilités de l’économie locale, nos joueurs vont arpenter le plateau en tous sens pour amener la nourriture là où il n’y en a pas. Ce faisant, ils gagnent des points d’Honneur, qui détermineront le vainqueur à la fin de la partie.

 

Vous voyez ces petits cailloux ? C'est de la bouffe. Et la maison rouge, très loin au fond, c'est là où vous devez l'amener.

Vous voyez ces petits cailloux ? C’est de la bouffe. Et la maison rouge, très loin au fond, c’est là où vous devez l’amener.

 

À chaque tour, les joueurs disposent de 2 actions au choix parmi 8. Cela lui permet de se déplacer sur le plateau, de ramasser la nourriture ou les améliorations disponibles autour de lui ou de redistribuer son chargement dans les villages reconnaissants. Seulement voilà : trimballer un sac de bouffe par monts et par vaux, ça fait suer ! Les déplacements coûtent de l’énergie. Plus un joueur est chargé et fatigué, plus il sera lent. Et pour récupérer son énergie, la meilleure option est de manger la nourriture !

Il en résulte un cycle assez finaud : on transforme de la nourriture en énergie, de l’énergie en déplacement, on se déplace pour récolter ou distribuer de la nourriture… Il faut savoir compter au plus près pour tirer le meilleur de cette boucle et dégager un excès de miam suffisant en un minimum de tours.

fatigue

Sur cette plaquette, chaque joueur peut garder le compte de son niveau d’énergie et de son chargement… Et les flèches colorées permettent d’établir la vitesse de déplacement du joueur. Complexe, mais ingénieux.

 

Parce que le temps est un facteur important ! La Famine progresse plutôt vite. À chaque tour de table, on révèle une carte qui fera augmenter le niveau de faim dans l’un des villages sinistrés. Il ne faut donc pas trop flâner en route si l’on veut espérer un jour ramener la Famine à 0 quelque part, seule façon de mettre un village hors de danger.

 

Sur ce plateau, les cartes font évoluer les valeurs de Famine de chaque village, de manière adaptée au nombre de joueurs.

Sur ce plateau, les cartes font évoluer les valeurs de Famine de chaque village, de manière adaptée au nombre de joueurs.

 

Plus important, dans le petit monde de la bienfaisance, c’est premier arrivé premier servi ! Distribuer de la nourriture aux nécessiteux rapporte des points d’Honneur au bon samaritain, il est hors de question de les laisser aux autres joueurs. De plus, celui qui délivre la dernière cargaison mettant définitivement un village à l’abri du besoin recevra un bonus conséquent en Honneur. Il faut donc gérer stratégiquement la quantité, d’endroit et le moment de vos livraisons pour être celui qui récupérera le plus de lauriers.

Autre façon d’être reconnu Sauveur du Monde numéro 1 : une bonne campagne de com’ ! Au lieu de déposer votre chargement sur la place du village et de repartir stoïquement vers le soleil couchant, vous pouvez en profiter pour vous faire mousser un peu. Montrez votre sac plein à craquer aux regards affamés des villageois, racontez-leur comment vous êtes sympa, comment vous en avez bavé pour leur ramener tout ça, comment vous allez tous les sauver… Pendant ce temps, ils ne mangent pas, mais qu’est-ce qu’ils vous regardent ! Et leurs regards pleins d’adoration se transforment en points d’Honneur sonnants et trébuchants. Vous pouvez continuer votre cirque jusqu’à ce qu’un autre joueur arrive à l’improviste et remplisse la gamelle de tout le monde. À partir de là votre intérêt s’étiole très vite et il est temps d’aller voir ailleurs.

Mais vous pouvez aussi passer du temps à piocher des cartes Rencontres : guides de montagne, agriculteurs locaux, gamins du village, paysannes libertines… faire copain-copain avec les habitants du coin peut vous rapporter toute sortes de bonus et de ressources, y compris pas mal de points d’Honneur à moindre effort ! Moralité : être serviable, c’est bien. Être charismatique, c’est mieux.

Il y a une subtilité, cependant : les points d’Honneurs sont divisés en deux sortes en fonction de comment ils ont été gagnés. Les points « honnêtes » provenant de la distribution directe de nourriture sont gardés secrets derrière le paravent des joueurs. Les points « d’esbroufe » provenant des promesses ou gagnés grâces aux cartes Rencontres sont placés à la vue de tous devant le paravent. La différence se fait en fin de partie : la pioche de cartes Famine s’épuise au bout d’une douzaine de tours, sonnant la fin des vacances pour nos courageux randonneurs. On regarde alors le nombre de villages qui ont été sauvés :

  • Si les joueurs n’ont sauvé qu’un seul village (ou aucun) sur les trois, c’est loin d’être suffisant. Tout le monde perd.
  • Si les joueurs ont sauvé deux villages ou plus, c’est pas mal. Tous les points d’Honneurs « honnêtes » sont comptabilisés. Le joueur qui en a le plus est reconnu comme le héros du pays.
  • Si tous les villages ont été sauvés, les points « d’esbroufe » sont également comptés, et le plus grand baratineur volera la vedette à celui qui a fait le plus gros boulot. C’est dégueulasse, hein ?

 

Ici les points d'Honneur d'un joueur. Plus de points derrière que devant l'écran... On a affaire à quelqu'un de bien.

Ici les points d’Honneur d’un joueur. Plus de points derrière que devant l’écran… On a affaire à quelqu’un de bien.

 

Pourquoi ce décompte à deux vitesses ? Parce que ça rend très difficile de savoir sur quelle stratégie partir. Faire du charme à tour de bras est une façon très tentante d’amasser beaucoup d’Honneur, mais cela ne fait pas avancer le schmilblick et il est peu probable que les trois villages soient sauvés si les joueurs se laissent aller à cette voie de facilité. À l’inverse, trimer à corps perdu pour le bien général sauvera certainement l’intégralité des villages, ouvrant une voie en or pour les opportunistes et les langues de bois. Cet équilibre un peu pervers fait tout le charme de Rang d’Honneur : chaque joueur est libre de choisir son comportement et devra l’adapter à celui des autres autour de lui. Au final, la partie ressemble à ce que chacun apporte autour de la table.

Un mot sur le thème – L’humanitaire version sacs de riz

Je suis un doux rêveur qui veut croire que les jeux peuvent contribuer à des lendemains meilleurs. Un jeu sur le thème de la faim dans le monde chatouillait agréablement ma sensibilité, je partais donc sur un apriori plus que positif.

La vérité est plus complexe que ça. Je pense que les altermondialistes, membres d’ONG et autres bonnes âmes impliquées sur cet enjeu se montreront sceptiques, voire déçus par la couverture que Rang d’Honneur fait de leur cause. On peut lui reprocher la vision paternaliste qu’il donne du Tiers-monde (« Ah ! Plein de bouffe à portée de main et ces fainéants sont incapables d’aller la chercher, il faut que des occidentaux aillent le faire à leur place »). On peut lui reprocher un manque de réflexion sur les mécanismes de la famine et ses causes (dans le jeu, il s’agit d’une force naturelle qui frappe au hasard. Il suffit d’amener quelques sacs de riz au bon endroit pour y mettre fin). Cette approche de l’humanitaire consistant à soulager les symptômes à coup d’aumônes plutôt que de remettre en question le système qui génère les crises est depuis plusieurs années décriée comme inefficace, voire contre-productive.

Empty bowl

Façade creuse, alors ? Hypocrisie ? Non. Rang d’Honneur est un jeu, issu d’une idée de mécanismes qui s’est transformé en expérience ludique agréable et subtile. Il n’a pas pour vocation d’éduquer ses joueurs sur les causes de la faim dans le monde, il est juste là pour qu’on s’amuse avec. Dans cette optique, choisir un thème aussi peu réjouissant est déjà une initiative risquée et louable qui rappelle aux joueurs que ce problème existe.

Mais la vraie valeur de Rang d’Honneur va plus loin. Il s’agit d’un jeu où chacun se sent encouragé à fixer ses propres objectifs. Il serait facile de se focaliser sur le cumul des points d’Honneur. Il serait plus facile encore d’en faire un jeu de coopération où le groupe s’ingénie à sauver le plus d’enfants faméliques possible. Mais sans liberté de faire autrement, il n’y a aucun mérite à être vertueux. Les actions de Rang d’Honneur ont du sens, et il faut avoir le cœur bien accroché pour décider de laisser crever un village parce que notre intérêt est ailleurs. Certains joueurs endurcis passeront outre ? Grand bien leur fasse ! Ils se rendront compte que jouer les durs rend juste la partie plus difficile pour tout le monde, eux les premiers.

Au final, on ne sait pas quelle est la bonne voie, alors chacun suit son instinct. C’est de cette zone de flou, cette hésitation entre calcul et compassion, que provient la véritable leçon de Rang d’Honneur : vos valeurs ont de l’importance. Vous avez le choix.

Conclusion – Pas fini mais si prometteur !

J’ai vraiment aimé mon temps passé à jouer à Rang d’Honneur. Il fait bon se promener dans la vallée, distribuer de la nourriture aux villageois reconnaissants et en profiter pour lutiner la gueuse. C’est rigolo d’exhorter le groupe à faire un perfect tout en se préparant secrètement à la leur faire à l’envers. Et puis c’est rare de trouver un jeu qui lève des questions un peu poussées sur le rôle des joueurs dans le jeu, sur vos valeurs dans la vie, sur le pourquoi de l’univers et tout ce qui existe, tout ça quoi !

Cela ne m’empêche pas de constater qu’il a de la place pour être amélioré. J’aimerais retrouver ce jeu plus épuré, économe, allégé d’un peu de ses mécanismes et de son matériel, avec une gestion de la Famine plus fidèle au phénomène qu’elle évoque. Et bien sûr, on attend encore les visuels du jeu !

Rang d’Honneur est actuellement en recherche d’éditeurs, ce qui présage généralement un cortège d’ajustements dans la bonne direction. Dans l’immédiat, vous pouvez le suivre sur sa page Facebook et peut-être en discuter avec son auteur lors des prochaines conventions.

 

Aurélien Devaux

Aurélien Devaux, notre auteur.

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1 Commentaire

  1. fouilloux 01/04/2015
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    Tiens ça fait bien envie.

    C’est agréable que de « vrais » jeux (ie pas juste des quizz ou des jeux de l’oies) se penchent sur des thématiques plu « sérieuses » que ce qu’on peut avoir l’habitude de voir. J’ai enfin pu tester les Poilus qui est un peu dans la même veine. Je trouve que le jeu de société prend une dimension qu’il n’avait pas encore jusque là, et c’est très bien. J’espère qu’un éditeur sera intéressé!

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