Questions en Règles

Il est là. Tapi dans l’ombre. Prêt à vous gâcher la découverte du dernier jeu de gestion à la mode que-même-en-VF-il-est-pas-sorti. Sournois, il s’immisce partout. Les joueurs volages ignorent son existence. Fous qu’ils sont.
Vous avez beau mener une croisade de tous les instants pour l’éradiquer, il peut réapparaître à tout moment. Il vous a coûté des centaines d’heures d’insomnie l’année dernière. Il ne connait pas la peur. Il ne connait pas la pitié. C’est le cauchemar du ludomaniaque.
C’est le Vide Juridico-ludique.

Mission impossible : la règle parfaite

Le jeu, c’est du sérieux. C’est pourquoi un livret de règles se doit d’être irréprochable. En théorie.

Les termes qu’il emploie ne doivent bien évidemment souffrir d’aucune contestation ou interprétation possible, mais ce premier point pose dans les faits assez rarement problème. Parce que les éditeurs font, dans la grande majorité des cas, leur travail consciencieusement. Parce qu’un rédacteur expérimenté va flairer la formulation idéale, et parce que des relectures de tierces personnes permettent d’éliminer la plupart des litiges et confusions possibles.

Mais un livret de règles doit également apporter une réponse sans équivoque à tous les cas de figure. Ce second point est bien plus délicat à assurer. Malgré le soin apporté par l’éditeur à son projet, des vides juridiques persistent régulièrement malgré tout. Y compris chez des acteurs du milieu des plus aguerris, dont le savoir-faire n’est plus à démontrer. Pourquoi ?

Houston, on a un problème.

Autant on peut assez facilement détecter les coquilles, améliorer un contenu palpable, autant il peut être moins évident d’identifier un contenu qui devrait exister mais qui n’est pas là. Ce constat s’applique d’ailleurs à beaucoup d’autres sujets que les règles de jeux de société. Qui peut se vanter de penser toujours à tout avant d’y être confronté ?

Les jeux comportant de multiples éléments (cartes, tuiles) à capacités spéciales sont particulièrement concernés. Si les effets en question contreviennent aux règles générales par exception, ou se contredisent entre elles, il peut être alors difficile d’exprimer de manière concise quelles couches de règles prévalent sur les autres, sans avoir recours à un glossaire complet prévoyant tous les cas de figure.

Autre difficulté : bien souvent, le développement continue jusqu’aux dernières semaines avant l’envoi des fichiers à l’impression. Or, bien avant ce stade, les règles sont déjà rédigées dans une certaine version. Mais des changements de dernière minute interviennent encore. La difficulté pour maintenir à jour une règle sur un jeu complexe relève alors de la gageure. Sans compter que ces ultimes modifications, même mineures, peuvent créer des effets de bords sur un ou des cas de figure particuliers, du coup non prévus.

Enfin, les vides juridiques, voire les bugs dans le pire des scénarios, ne surviennent parfois que dans des conditions extrêmement rares, et ne font donc surface qu’après la distribution du jeu. Même avec des équipes conséquentes de play-testeurs, on ne saurait égaler le volume de parties réelles du jeu une fois diffusé. Fatalement, les centaines ou milliers de joueurs qui pratiquent le titre à sa sortie le poussent dans des retranchements inégalés en amont. La boucle infinie dans Caverna en 2013 en est la parfaite illustration.

You translating to me ?


Les jeux traduits comportent un risque supplémentaire dans la chaîne des erreurs possibles. La traduction est par définition une déperdition de sens. Charge au traducteur de rendre cette perte la plus infime possible, et en tous cas sans conséquences sur les mécanismes de jeu. Mais encore faut-il que les moyens lui en soient donnés. Ne laisser aucune ambiguïté nécessite parfois d’en dire un peu plus qu’il n’y en a dans le texte original, et surtout de bien maîtriser le fonctionnement du jeu en lui-même. Parler couramment les langues source et cible, avoir le matériel sous les yeux et avoir pu faire quelques parties : autant d’évidences malheureusement pas toujours respectées.

« La critique est aisée mais l’art est difficile »
Queen Games à propos du livret VF de Kingdom Builder

Les situations de rush avant publication, typiquement dans les semaines qui précèdent un grand salon comme Essen, nuisent bien souvent à la qualité. Quand Filosofia ou Matagot portent un jeu en français pour la même date de sortie que la VO, et que l’éditeur dans la langue d’origine est lui-même sur la corde raide en termes de délais, on imagine bien que la deadline fixée au traducteur ne le met pas dans les conditions optimales. On se rend même compte dans certains cas, en comparant simplement les erreurs transposées, que ce ne sont pas les règles finales qui sont parties en traduction.

Ne crachons pas non plus dans la soupe, les traductions sous les auspices des éditeurs francophones sont d’un niveau de qualité généralement supérieur. Les errata à la marge restent plus ou moins compréhensibles s’agissant d’une sortie simultanée ; c’est en quelque sorte la rançon à payer pour disposer de versions françaises au plus tôt.
On a beaucoup plus de mal à comprendre les manques qui peuvent encore subsister sur des traductions réalisées plusieurs semaines ou mois après la sortie du jeu original. Il convient donc de saluer ceux qui prennent le soin de recenser et inclure, dans leur VF, les diverses clarifications officielles et corrections débusquées entre temps. Ainsi, soulignons le travail de Gigamic sur la règle de Keyflower. Ce n’est malheureusement encore pas la norme, et beaucoup se contentent hélas du périmètre de la règle d’origine.

Condamnés à légiférer ?

Un litige qui survient peut être appréhendé différemment selon le contexte et la sensibilité de chacun. Pour un jeu auquel ils ont peu de chances de rejouer de sitôt, d’aucuns se contenteront d’un arrangement improvisé à la table, qui peut ensuite devenir un « patch » maison sans se documenter plus avant. Ceci nécessite toutefois de trouver un consensus, la résolution sur l’instant étant en général synonyme d’arranger tel ou tel joueur.

Le point de vue n’est probablement pas le même s’agissant d’un groupe de joueurs réguliers en train d’approfondir un titre appelé à sortir souvent. D’une manière générale, pour les juristes ludiques les plus rigoureux (dont votre serviteur fait on dirait bien partie), une question sans réponse certifiée reste quoiqu’il en soit totalement insupportable.

Face à un problème de règles à résoudre donc, la première réaction est de s’assurer que c’en est bien un. Bon nombre de supposés mystères trouvent en fait leur solution en interprétant simplement la règle au pied de la lettre. Je ne peux ici que vous recommander les suggestions détaillées de l’ami Beri sur le sujet. En substance : relire les règles soi-même, se contenter de ce qui est écrit, ne pas inventer de contraintes ou d’exceptions là où il n’y en a pas.

You FAQ my rule ?

Les Frequently Asked Questions de sources plus ou moins officielles viennent au besoin à la rescousse. Néanmoins, ce sont généralement des fichiers statiques pas forcément évidents à localiser, et qui ont l’inconvénient de nécessiter un versioning à chaque nouvelle découverte. Or, les éditeurs sont de petites structures. Une fois un jeu publié, leur attention est bien souvent absorbée par le(s) projet(s) suivant(s). Ils peinent généralement à produire de telles FAQ, sans parler de les faire vivre dans le temps.

Pour le joueur francophone, plusieurs forums de sites spécialisés existent. Quelques éditeurs et auteurs y répondent parfois à des questions, pour les jeux édités ou traduits en VF. Mais balancer sa question sur ce type de support revient surtout à se reposer sur la bonne volonté des autres joueurs francophones, qui eux prennent la peine de se sourcer ailleurs.

Car pour les jeux internationaux, y compris souvent pour les jeux français qui désormais s’exportent, BordGameGeek reste le référentiel le plus fourni et le plus fréquenté. Chaque jeu y dispose de son propre forum, et la classification des threads en différentes catégories permet en l’occurrence de filtrer sur les problèmes de règles associés au jeu. Les éditeurs ou auteurs sont assez souvent des acteurs actifs du site et il n’est pas rare qu’ils y tranchent eux-mêmes les questions litigieuses. A défaut d’une intervention officielle, l’audience importante du site laisse rarement une interrogation sans réponse.
Contrainte majeure que tout le monde aura notée : ce site intégralement dans la langue de Martin Wallace reste réservé aux joueurs un minimum à l’aise en anglais écrit.

Les questions-réponses sous forme de sujets de forum présentent par ailleurs quelques défauts notoires : redondances, contradictions entre plusieurs sujets voire au cours d’un même fil, pollution par des digressions. La solution finale se retrouve parfois noyée au milieu d’interventions plus ou moins judicieuses.

La solution VF

Amis joueurs, débouchez les clairons et faites péter les tambours. Une courageuse et brillante initiative a été lancée depuis juin 2013. Il s’agit d’un projet de type « Wiki », consacré aux FAQ des versions françaises de nos jeux préférés. Il est alimenté par les gentils joueurs eux-mêmes. L’adresse ?

http://faqjeux.pbworks.com

Si vous avez tout bien lu ce qui précède, l’intérêt de la chose coule normalement de source :

  • La centralisation : fini les FAQ hébergées aux quatre coins d’Internet.
  • La pertinence : ces FAQ vont à l’essentiel et répondent uniquement aux vides juridiques avérés. Pas de faux problème, pas de reformulation de règles lorsqu’elles sont déjà sans ambiguïté.
  • La réactivité : ces FAQ sont évolutives et peuvent donc être améliorées ou complétées sans cesse, au contraire d’un lien statique vers un PDF.

 

Dernières FAQ en date : Kingsport Festival, Deus, AquaSphere, Hansa Teutonica, Terres d’Arle
N’hésitez pas à aller y fureter, vous risquez d’apprendre des choses!

Alors j’ai envie de dire, retroussons-nous les manches. La chose est participative, il ne tient donc qu’à chacun d’y apporter sa petite pierre sur tel ou tel jeu. Toute nouvelle contribution y est la bienvenue, pour le bénéfice de tous.

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13 Commentaires

  1. madtranslator 01/12/2014
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    Bravo pour ce bel article Grovast. Très intéressant et très détaillé. à conseiller ! 🙂

  2. eolean 01/12/2014
    Répondre

    Très bon article en effet !

    J’ai souri en voyant la citation de Queen Games. Quand on voit le travail de m…. qu’ils ont fait sur la VF des règles d’Amerigo qui est pourtant passé par KS T_T

  3. Grovast 01/12/2014
    Répondre

    Oui, et à côté de ça, tu as des personnes compétentes et passionnées comme Madtranslator qui font du bien meilleur boulot de manière désintéressée… ce n’était pas un artcile sur la trad à la base, mais ça a été plus fort que moi 😉

    Merci pour votre intérêt en tous cas .

  4. Shanouillette 01/12/2014
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    Ha Madtransalor n’est pas « mad » pour rien !! ^^

    • madtranslator 01/12/2014
      Répondre

      Attention Shan !! 😉

      • Shanouillette 01/12/2014
        Répondre

        avec la tête de ton pseudo (wordpress t’a gâté !) quand tu fais des menaces comme ça je dois dire que c’est VRAIMENT  impressionnant ! lol !

  5. Himuraken 01/12/2014
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    article trés sympa alban, merci pour la découverte du site faqjeux ; je ne connaissais pas.

    • Grovast 01/12/2014
      Répondre

      Ouep, ça peut servir hein 😉 Il n’y a pas tous les jeux bien sûr, mais ça fait son petit bonhomme de chemin…

      • TheGoodTheBadAndTheMeeple 01/12/2014
        Répondre

        Pas mieux, je découvre, et ça a l’air bien renseigné, normal c’est toi qui a écrit la FAQ que je lis 😀 (Aquasphère)

        • Grovast 01/12/2014
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          Forcément, on a tendance à traiter les questions des jeux auxquels on joue. On retrouve donc ma signature de contributeur dans quelques Feld  et assimilés, j’avoue 😉 Mais les camarades Beri et NeoFitz, entre autres, œuvrent eux aussi pas mal.

          Sur AquaSphere, mine de rien il y a quelques détails absent de la règle qui sont toujours bon à savoir. Un bel exemple de jeu où, de toute évidence, la règle VO a été complétée au dernier moment, APRES l’envoi en trad en français. On ne peut donc pas blâmer le traducteur, qui a traduit correctement la matière qu’il avait, mais on se retrouve avec des zones d’ombre, heureusement très mineures.

  6. Rimsk 03/12/2014
    Répondre

    A l’heure actuelle, avec le nombre de jeux qui existe, je comprend même pas qu’on puisse être impatient au point de vouloir absolument la vf vite vite vite… (pour souvent jouer 2 fois au jeu et puis c’est tout en +…). Franchement pour ma part je peux attendre 2 mois (ou même 6) pour avoir un jeu, si il arrive avec une règle au top. Ca fait presque un peu peur…

    En tout cas super article Grovast ( et rigolo en prime^^), et je terminerais sur une note positive en citant ce magnifique exemple de rédaction de règles qui ne souffre d’aucun vide juridico-ludique : Bruxelles 1893. Du travail de pro.

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