[Vu, lu, entendu] Alors, ce Counter nouvelle formule ?

Régulièrement cité comme une référence en matière de presse ludique, Counter opérait une mue récente (2015), passant du format papier à une version numérique payante. Counter Online est vendu 5 dollars (un peu plus de 4 euros), dans la boutique du site BoardgameGeek. C’est l’occasion pour certains de le découvrir. S’attaquer à la lecture de ce magazine peut pourtant provoquer le même désappointement que la visite d’un monument qu’on nous a présenté comme gigantesque et qui se révèle au final de taille très modeste. Loin de ce qu’on pourrait imaginer, la revue mythique, qui a traversé les époques, et qui depuis sept numéros a traversé l’Atlantique pour se réincarner, prend la forme d’un simple fanzine au format A5, à la mise en page sommaire et au contenu sans fioritures. Seule la dématérialisation signe réellement son appartenance au XXIème siècle.

 

Counter 66

Numéro 66, juin 2014, version papier

 

Qui pourrait sérieusement croire que quelques mois seulement (Juin 2014 – Janvier 2015) séparent ces deux images ? 

Si l’on met en rapport les couvertures du n°66 et du 67, pourtant parus a très peu de temps d’intervalle, la maquette semble nous projeter brutalement dans le futur.

Counter 67

Counter Online, numéro 67, janvier 2015,

 

Il y a désormais un jeu en couverture, un vrai arrière-fond nuancé qui remplace la bichromie historique, un luxe de détails vient à la place du collage/dessin habituel. Pourtant, à bien y regarder, la continuité est importante : même police, même logo, même ordonnancement des titres. Sauf que le premier pouvait être tenu en main, oublié sur une banquette de train, tandis que le second se lira plutôt en ligne – à moins d’avoir un accès illimité et non tracé à l’imprimante couleurs du bureau.

 

Counter Couverture

 

Le magazine a donc abandonné le papier (1998 – 2014), pour cette version PDF payante à télécharger. Le modèle économique particulier fait que la devanture a été particulièrement soignée. Outre le graphisme et les images choisies, les dossiers thématiques annoncés en couverture sont souvent prometteurs, comme les nombreuses pages de l’ensemble (variables selon les numéros).

Cependant, contrairement à ce que pratique la concurrence, il n’y a aucun »goodie » à prendre, ni de jeux en encarts ; la seule proposition ici consiste en de la lecture. Cela n’est pas lié à une limitation technique propre au format, puisqu’il en a toujours été ainsi historiquement. L’équipe se repose sur le statut de vétérans du jeu de société de ses rédacteurs. 

C’est ça Counter ?!

Quand le magazine est arrivé pour la première fois, vers 2014, sous enveloppe postale, la surprise fut de taille. Vendu comme une sorte de bible du jeu de société, l’objet s’avérait de taille et de conception très modeste. Spielbox, JSP, Plato et tous les autres avaient des maquettes bien plus agréables et professionnelles. Le temps d’une souscription, le magazine a pourtant continué à s’inviter, en alternance d’autres magazines aux formats ambitieux, plus classiquement constitués de papier glacé et coloré. 

Il n’est pas inutile de rappeler ce désappointement initial, ni le fait qu’il a malgré tout gagné sa place, car il est probable que cet effet, se reproduise, voire soit encore accentué, chez les lecteurs le découvrant à l’occasion de cette nouvelle formule. Et cela d’autant plus que, contrairement à ce qui se pratiquait auparavant, les couvertures sont désormais vraiment très attrayantes. 

 

Counternacien

Un numéro de 2004…

 

L’ouverture du document PDF provoque une drôle d’impression, car la forme change radicalement. Alors que la couverture laissait espérer une refonte graphique, on retrouve à l’intérieur cette inimitable ambiance « Journal du Lycée de Little Rock, AR, circa 1985″ : un noir et blanc frustre, entrecoupé de quelques couleurs assez rares, une mise en page sommaire contenant des incohérences typographiques, des objets Word Art ainsi que quelques photos de tailles réduites, sans traitement graphique.

Nous sommes loin de ce qui se pratique aujourd’hui, même dans le cadre du milieu amateur. L’impression initiale se poursuit à la lecture, car le contenu n’a, de prime abord, rien de révolutionnaire en soi : pas de longues analyses transcendantes, pas de news qui n’auraient été couvertes ailleurs, rien que les formes classiques du magazine de jeu de société : éditoriaux, chroniques, entretiens, reportages.

janvier 2016

 

Dès la couverture, le non anglophone sera confronté à la limite habituelle dans l’appréhension d’une langue étrangère :  l’humour et le jeu de mot. Si l’on prend le numéro 1, que peut signifier, par exemple, “Stone walls and the final frontier: Castle of Mad King Ludwig, Deus, Five Tribes, Star Realms, Xia: legend of a drift system” ?  

Souvent, la lecture pour le non-anglophone butera sur ce genre d’éléments : est-ce que l’auteur dit là quelque chose de brillant, inédit et spirituel, que je comprends pas, ou bien serait-ce ma non familiarité avec l’anglais qui m’amène à surestimer légèrement son talent ? Aurais-je la même appréciation s’il écrivait en français ? Car la forme est en effet un peu plus littéraire que sur BGG ; ou, disons plutôt que le mode de lecture et les attentes le sont : on ne vient pas chercher que de la donnée brute. 

 aquasphere

La structure est immuable : éditorial et notes personnelles en ouverture, une bonne part de la pagination consacrée à des critiques de jeu approfondies. À la fin, on trouve une section « courrier des lecteurs » souvent pertinente qui permet de revenir sur les propos des mois précédents.

Enfin, une autre part importante est consacrée à des comptes rendus de salons, en particulier les salons américains, et parfois des textes plus libres et originaux. En l’occurrence, les thématiques sont assez artificielles, simple agrégat de chroniques. 

Bien que l’équipe soit majoritairement américaine, et contrairement à ce que pourrait laisser penser les couvertures, la variété des jeux traités nous parlent d’une industrie et d’une distribution mondialisées au sein de laquelle FFG et Eggertspiele cohabitent paisiblement. Reprendre un numéro des origines (98) permettrait de se rendre compte à quel point les lignes ont bougé.

En attendant, il y a beaucoup à lire dans chaque numéro, même si tout n’est pas d’un niveau égal, et, contrairement à ce qu’affirme le rédacteur en chef, il y a quelques chroniques très dispensables et/ou qui auraient mérité un approfondissement.

 

Counter nouvelle formule

 

L’ordonnancement n’est ni mécanique (jeux de gestion, wargames, petits jeux), ni thématique (un dossier sur les jeux de train), ni critique (les meilleurs d’abord, les moins bons relégués à la fin), mais bêtement alphabétique. La critique, c’est une constante du magazine, laisse une large place à l’explication mécanique, sorte de survivance d’une époque où les vidéos ne faisaient pas cent fois mieux la chose, ce qui tend à agacer légèrement, voire beaucoup quand il s’agit de rappeler de purs clichés. S’entendre rappeler ce qu’est le placement d’ouvriers, par exemple…

Néanmoins, le jeu est traité avec grand respect. Il s’agit là d’une des particularités des chroniques de Counter, avec la prédominance d’une forme subjective (« In my experience… »; « My thurday gaming group think… »; « When I was six in New Orleans… » ; « My old man was a farmer but I always dreamed to be in a rock’n roll band… ») qui donne vraiment l’impression que ces gens partagent juste une expérience personnelle. 

Bien sûr, ils n’échappent pas aux fameux effets d’optique « on ne prend le temps d’écrire que ce sur qu’on aime » qui constitue l’une des principales faiblesses des critiques. Mais les avis complémentaires, plus brefs et parfois plus lapidaires, souvent accolés aux chroniques permettent de redescendre sur terre à base de : « Oui, bon, c’est quand même un jeu sur les bûcherons et les différentes essences de bois ! » C’est là que l’expérience des rédacteurs et la constitution d’une équipe bigarrée (ici anglaise et américaine) qu’on retrouve à beaucoup d’autres endroits (Opinionated Gamers, BGG, International Gamers Award… ou Ludovox) est précieuse. 

 

argent the consortium

L’Alpha et l’Oméga du cahier critique du n° 67

Xia legend of a drift system

 

L’intérêt de Counter est, semble-t-il, dans le décalage. Décalage au niveau des jeux critiqués, de la manière dont ils sont perçus, décalage aussi dans les salons visités, décalage, enfin, dans la manière d’en faire le récit. Prenons l’exemples du numéro 67, premier numéro en ligne. Le sommaire du cahier critique, reproduit ci-dessous fait une forte impression : non seulement le jeu de couverture (Castle of Mad King Ludiwg) ne fait pas l’objet d’un traitement particulier (taille de la chronique, dossier, interview) comme il est d’usage dans la presse française, mais encore faut-il arriver page 30, et la chronique de Five Tribes pour s’accrocher à quelque chose de connu. 

 

Pages 15-64 REVIEWS: Argent; the consortium (page 15) Artificium (page 16) Castles of Mad King Ludwig (page 20) Dreaming Spires (page 24) Evolution (page 26) Five Tribes (page 30) Gold Ahoy! (page 34) Warhammer Isaribi (page 35) Kanban (page 38) Koryo (page 45) La Granja (page 46) Star Realms (page 50)  Steam Donkey (page 52) Time Masters (page 55) Tortuga (page 57) 40,000 Conquest (page 61) Xia: Legends of a Drift System (page 62)

 

steam donkey

 

De purs inconnus, des jeux sous-exposés et un nouveau regard sur des jeux que l’on semble connaître : la promesse de Counter réside sans doute là, proposer de l’inédit. Certains des jeux de cette liste, comme Evolution, n’ont fait parler d’eux que plus tardivement. Cela soulève au passage plein de questions : est-ce qu’un bon jeu peut encore passer entre les mailles du filet ? La moindre étincelle de potentiel n’est-elle pas repérée et lancée dans la masse du marché ? Est-ce que, finalement, les jeux les plus pointus, et les plus intéressants, ne sont pas ceux qui échappent au « mainstream » et aux circuits de distribution habituels ? Comment de tels projets, comme la maison d’édition Level 99, voient-ils le jour ? 

 

Evolution

 

Autre avantage non négligeable : maintenant que le centre de gravité de l’actualité s’est un peu déplacé vers les salons américains (GenCon, Gathering of friends, BGG Con, où nombre de futures sorties européennes font leur première), le magazine a l’avantage d’avoir des reporters sur place. Cela nous vaut des couvertures particulièrement bien faites et des informations de première main. Quant à Essen, où ils se déplacent en nombre, leur regard est assez différent de ce qu’on peut lire d’ordinaire. 

 

origins fair

 

Au final, s’il n’est ni un chef d’oeuvre absolu, ni une résurgence du passé que l’on continue à lire par nostalgie, Counter fleure bon l’aventure humaine. La langue est agréable, la critique construite et constructive. Contrairement à d’autres, le passage vers le numérique ne donne pas l’impression d’une perte, ou alors mineure seulement, car le format papier n’était pas particulièrement abouti. Paradoxalement, il s’agit d’une évolution agréable, presque d’un progrès. Plus adapté à son temps, plus accessible, il a encore des choses pour plaire. Restera maintenant à prouver l’efficience de son modèle économique. 

 

Counter

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