Suspects – Dans les traces d’Agatha Christie

Le jeu narratif a tant le vent en poupe que cette simple réaffirmation tient lieu de marronnier ludique. Mais il faut le rappeler, car, jeux de rôles exceptés, les jeux narratifs n’ont pas dominé les années 90-2010 : depuis la parution de Sherlock Holmes Détective Conseil en 1982, sans omettre la vague de livres dont vous êtes le héros des années 90… on n’a pas vu pléthore de titres aussi axés sur l’histoire. Peut-être TIME Stories a-t-il marqué un jalon, ravivé des envies, et prouvé qu’il était possible de produire des aventures satisfaisantes en un temps de jeu et en un matériel record. Quoi qu’il en soit, depuis quelques années, on voit toujours plus de jeux dont le matériau est indissociable de l’histoire racontée ; c’est dans ce cadre que Suspects entre en scène, digne successeur de Sherlock Holmes Détective Conseil ou Detective.

 

Polar-ité

On remarquera tout de suite une identité polar avec ce jaune et ce noir très connotés, cette héroïne enquêtrice façon miss Marple, cet univers des années 1920… et jusqu’à l’Angleterre, pays d’Agatha Christie. Aux manettes, on aura Guillaume Montiage (Kemet !) et d’autres auteurs, Sébastien Duverger Nédellec et Paul Halter, quand l’illustration sera portée, elle, par Emile Denis. Le trait clair et vif est posé : le polar est notre domaine.

Chaque enquête nous demande de résoudre un meurtre, bien entendu, et tout ceci en retournant des cartes façon Détective.

 

Des facsimilés très agréables !

 

Le masque

Mécaniquement, Suspects nous donne les embranchements possibles, à la manière d’un livre dont vous êtes le héros dont on aurait arraché et mélangé les pages. Pour inspecter le cadavre, allez à la carte X. On va examiner notre McGuffin, on récolte une carte provenant d’un paquet, présentant informations, nouvelles pistes… et de là, toute une arborescence découle. Si vous avez une table basse d’un mètre cinquante sur un mètre cinquante, et beaucoup de fil rouge, Suspects fera une belle carte mentale. Très vite, on découvre carte sur carte. Et l’intrigue se dévoile, peu à peu.

 

Il faut bien renouveler un peu le jeu d’enquête. Un des problèmes récurrents du genre vient du scoring de fin, à la fois artificiel et nécessaire à la sacro-sainte gratification des joueurs. Cet opus vous demande de compter combien de cartes Piste vous suivez et, à des points précis de l’enquête, vous propose de formuler des hypothèses aux questions de l’enquête. Lorsque vous terminez la partie, si vous avez formulé une bonne hypothèse tôt (et n’êtes pas revenus dessus) vous marquez plus de points. Intéressante façon que voilà de susciter la sensation d’urgence à découvrir la bonne piste, et de gamifier un peu ce questionnaire à choix multiples qu’est la fin. Sauf que. Les pistes s’enchaînant assez rapidement, on n’aura pas envie de compter les cartes retournées : on préfère suivre le fil directeur à effectuer de la comptabilité de pistes suivies. Cette bonne idée ne fait pas mal au jeu – bien au contraire – mais ne sauve pas non plus de l’artificialité du processus. 

 

Les plans, une partie importante du puzzle.

La plume

Un jeu d’enquête est directement soumis à la qualité de ses enquêtes et de son écriture ; Suspects ne fait pas exception. L’ambiance, certes ultra-classique, fonctionne pour autant très bien. On rigole sous cape de ces personnages un peu archétypaux, mais, vite… se rajoute une petite dose de complexité. Le jeu ne s’appelle pas Claire Harper Enquêtrice Extraordinaire, il s’intitule Suspects. Chaque enquête présente sa liste de suspects, et met l’accent sur les relations humaines entre eux. Sur leur caractère. S’il y aura de l’analyse d’éléments factuels, certes, il y a surtout des personnages, des tronches et des personnalités, qu’il faudra jauger. Les personnages ont des opinions les uns sur les autres. N’importe quel scénariste vous dira qu’une histoire, c’est avant tout un bon cast de personnages. Et effectivement, ceux de Suspects ne dérogent pas. Bon, certes, ils sont soumis aux enjeux de l’intrigue, restent caricaturaux, mais au moins, ce sont les stars du show. Ils apportent une touche d’humain dans les raisonnements froids que l’on peut entreprendre. Ici, ils permettent de s’aiguiller sur une bonne piste, d’écarter des soupçons et, aussi, de donner cette ambiance chaleureuse à chaque scénario. À titre personnel, en tant que consommateur de jeux du genre, mais aussi en perpétuel déçu des jeux narratifs (peut-être qu’au fond, je recherche le jeu narratif ultime comme Keanu Reeves cherche sa vague parfaite dans Point Break), cela m’a réconcilié un peu. Combien de jeu il y a dans la narration, et combien de narration il y a dans le jeu est un équilibre savant, atteint par de rares titres et maîtres. Ici, malgré l’artificialité des réponses apportées par les personnages, on parviendra à se les représenter, on les trouvera drôles, pathétiques, risibles, dignes de notre compassion : bref, on éprouvera pour eux.

 

Des galeries de personnages forts.

 

En ce qui concerne les intrigues elles-mêmes, leur facture se retrouvera parfois heurtée aux impératifs de jeu : point de plongée vertigineuse dans un univers touffu comme les affaires de Détective: un jeu d’enquête moderne, mais une histoire simple, contenue en elle-même, mais bien ficelée. On remarquera quelques artifices de jeu ; sans trop en dire pour ne rien gâcher du plaisir de la découverte, certaines enquêtes demandent, pour être résolues, d’accomplir un certain parcours, ont quelques nœuds critiques qui, s’ils ne sont pas atteints, portent un sale coup à la compréhension de l’intrigue. D’autres intrigues introduisent certaines fausses pistes difficiles à éviter : on se sentira obligé de retourner une carte Piste semblant pertinente pour au final se rendre compte que cela n’est qu’un coup d’épée dans l’eau induit par le jeu, qui, décidément, se fiche un peu de nous.

Ces deux petits bémols ne gâchent pas le plaisir d’enquêter : il y a cette découverte du paysage social entourant le meurtre, cette archéologie du moment où le crime a eu lieu… et d’autres circonstances.

Tout n’est pas cependant textuel. Certains détails factuels doivent être cherchés “hors-cadre” ou, parfois, vérifiés avec un système astucieux de connexion de cartes. Ces éléments viennent complémenter un système déjà solide et surprennent, car on s’habitue assez vite à avoir son flux d’informations par le texte.

Enveloppe contenant la solution !

Quatrième de couverture

Suspects ne bouscule sans doute pas son monde, mais il vous placera dans un fauteuil cosy, un roman de gare à la main. L’effet semble transformé pour moi : j’ai cette dose de jeu, cette aventure guidée par les intuitions du groupe de joueurs, mais aussi par l’écriture du scénario. Pour le coup, Suspects tente, avec ce parti-pris de remettre les personnages au centre de l’attention, et sait créer une ambiance singulière, tout cela soutenu par une édition aux petits oignons. Je suis sous le charme, modulo les quelques petites facilités relevées plus haut. Preuve en est que je ne suis pas contre une nouvelle boîte, là, tout de suite, maintenant.

 

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4 Commentaires

  1. Grovast 24/05/2021
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    Après deux enquêtes, bien en phase avec cette analyse *pouce levé*

  2. Alfa 29/05/2021
    Répondre

    merci pour ce retour !

    PS : C’est pas plutot patrick swayze qui cherche la vague parfaite? ^^

  3. Alfa 29/05/2021
    Répondre

    PPS : J’aurais bjen aimė un comparatif avec CRIME ZOOM et Q SYSTEM , ou autre jeux d’enquetes narratifs.

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