Retour sur le prix de l’As d’or : Tentatives de lucidité

La nomination des As d’or 2023 est tombée il y a quelques jours. Vous savez, comme dans Highlander (ou presque), il ne peut en rester que douze ! Et évidemment, douze jeux parmi la montagne de sorties, ça fait certes quelques heureux, mais surtout beaucoup de déçus, à commencer par les auteurs qui pouvaient légitimement espérer être en lice, et qui sont peut-être – qui sait ? – sur la cruelle quatrième marche, celle qui vous laisse invisible. 

Le jury et les jurés ont été sous le feu nourri des critiques, des attaques à la probité, des questionnements sur leur sérieux, leur légitimité… De loin, juré semble être une place enviable, l’est-elle tant que ça ? On revient sur cette sélection houleuse… sans vous parler des jeux. Aujourd’hui, le menu est à l’émotion de la victoire, à celle de la défaite, à celle qu’on porte pour nos poulains… et pour ceux des autres.

 

La victoire en chantant ?

La réaction la plus évidente quand on est nommé, c’est de remercier le jury et de crier sa joie. Après tout, atteindre le trio de tête dans sa catégorie, c’est une énorme récompense au vu de la cohorte de jeux qui sortent chaque année. Ressentir le frisson de la victoire, y croire pendant quelques jours, sentir une pluie chaude et réconfortante de congratulations et de félicitations, que tout cela semble bien aisé !


Ou pas. 

La victoire de la sélection provoque parfois, elle aussi, son lot de questionnements. Fabien Gridel nommé avec Turing Machine racontait sur son compte Facebook ne pas trop savoir comment réagir face à la sélection de son jeu. Forme de pudeur ? Empathie face à la multitude des copains qui n’ont pas cette chance ? Ambivalence entre désir d’être vu et malaise de l’être ? Conscience qu’on a tiré le gros lot par un bel alignement des planètes où un certain nombre de facteurs étaient hors de notre contrôle ? Sûrement un peu tout cela à la fois.

 

La place de l’invisible

De manière générale, la profession, c’est-à-dire les auteurs et les éditeurs qui n’ont pas été sélectionnés réagissent avec professionnalisme et remercient le jury pour son travail. Même des trolls repentis ? 😉

 

On rencontre aussi les auteurs qui y ont cru, peut-être parce à force d’entendre que leur jeu est exceptionnel, qu’il soit plébiscité dans leur association, dans les festivals ou sur les réseaux sociaux. Pour eux, ne pas être nominé peut être vécu comme une injustice. Certains choisissent de le prendre avec une bonhommie débonnaire…

 

Quand toute la profession voit votre œuvre comme un gagnant potentiel, et finalement pour des raisons diverses et variées, celle-ci n’accède pas aux marches de la gloire, on peut imaginer les sentiments ressentis. Et pourtant, il faut faire bonne figure, afficher un masque convenu. Masque qui peut se craqueler quand les années passent et que l’événement est digéré.

D’autres préfèrent en rire et même en faire un running gag. Cocktail Games (l’ancien troll ci-dessus) est coutumier du fait, et quand ils sont rejoints par Bombyx, c’est plutôt drôle, et finalement un bon moyen de communiquer sur un absent. 🙂

 

Jury, pas sinécure

Tout cela contraste avec certaines réactions de joueurs qui manquent de finesse et questionnent la légitimité du jury.

Rappelons que le jury est formé de personnes qui gravitent depuis des années dans le monde du jeu de société. À dire vrai, la plupart en vivent. Le collège formé par le FIJ entretient une certaine forme de pluralité : médias, boutiques, bars à jeux, ludothèques, etc. Tout le monde ou presque est représenté. La pluralité des professions représentées garantit un spectre large dans la sélection, une expertise diverse, mais écarte aussi autant que possible les conflits d’intérêt corporatistes.

Il faut rappeler les faits : tout d’abord, les jurés sont bénévoles. On leur demande de jouer à un maximum de titres dans l’année, certains plusieurs fois. Il a dû sortir quelque chose comme 800 jeux cette année, si l’on enlève les extensions, les rééditions qui ne peuvent pas prétendre à la sélection, on peut, à la louche, tabler sur 500 jeux ; et c’est peu ou prou ce que les jurés nous ont dit avoir considéré. Si chaque juré joue à chacun de ces jeux, si l’on établit une moyenne (arbitraire j’en conviens) de 60 min par jeu, on obtient un total de 30 000 minutes soit 500 heures de jeu. Il faut donc se répartir les tâches !

Une situation qui peut sembler enviable de loin, et pourtant qui implique  qu’il faut dépiler des jeux, qu’il faut jouer, pour le “travail” plus que pour le plaisir. Quelle que soit la qualité de l’œuvre, quelle que soit l’envie de rejouer à un titre, il faut passer au jeu suivant, inexorablement. Il y a aussi la logistique de la récupération de boîtes, la barrière des règles qu’il faut lire, intégrer, puis transmettre à un public docile prêt à nous suivre dans cette frénésie de nouveautés 🙂 . Une situation que nous connaissons très bien à Ludovox, nous savons ce que c’est de devoir organiser sa vie autour de cette activité. 

De son côté, l’excellent magazine Plato nous propose dans son dernier numéro un dossier intitulé « La place de la subjectivité dans les prix ludiques ». La rédaction fait le tour d’horizon des prix ludiques, leurs méthodologies, leurs avantages et leurs inconvénients, des stratégies qui peuvent se mettre en place, etc.

Questionner la légitimité de la sélection

Cette année, on a l’impression qu’il y avait des titres qui faisaient consensus, on s’attendait à les voir nommés, et certains comme Ark Nova, ou Akropolis le sont. Alors bien sûr, on a tous notre chouchou que l’on aimerait voir ici, mais globalement, on peut dire qu’il n’y a pas eu de grosses surprises. En voyant la sélection, je me suis fait la réflexion que cette année, il ne devrait pas y avoir de polémiques. J’avais tort !

Le jury a eu droit à son lot de critiques, et plus grave surtout, des accusations et autres procès d’intention. Plusieurs membres du jury agacés, voire peinés, sont venus prendre la parole sur leur compte Facebook pour répondre point par point aux différentes critiques émises. 

 

 

Sur Twitch, Maxildan et Marie Giordana, deux membres du jury, débriefent sur cette sélection et répondent aux questions que l’on pourrait se poser : comment est réalisée la sélection finale, et avant cela la short list. Ils passent au crible chaque jeu en expliquant leur choix sous l’angle du jury, et non de leur propre personne. Ils confient s’être posés des questions que l’on se pose aussi, par exemple Flashback Zombie Kidz : Enfant ou Tout Public ? 

 

 

Mon esprit légèrement facétieux rit un peu sous cape quand les deux intervenants cherchent et trouvent des poux sur la tête d’un ou deux titres en lice : cela peut être That’s not a Hat et ses illustrations (ou son absence d’illustrations), la couverture “dégueulasse” de Challengers, ou bien District Noir qui n’est qu’un jeu à deux et donc “trop limitant”. 

Si l’on observe cela avec son prisme individuel et spécifique, ne peut-on pas trouver des raisons d’exclure à peu près tous les titres, à l’exception peut être de la catégorie Expert qui est plus conforme à l’idée que l’on se fait d’un jeu expert. Petit florilège : “un jeu de rôle est-il un jeu de société ?”, ”Peut-on récompenser un jeu solo dans un prix comme ça ?”, ”Une bataille c’est vraiment catégorie Initié, sérieusement ?”. On y découvre – sans surprise – que les jurés ont des avis divers et variés, et que les jeux nommés, s’ils récoltent la majorité des suffrages, ne font pas l’unanimité par toutes leurs facettes. Le milieu du jeu de société est tellement riche que l’on ne peut pas répondre par oui ou non de manière péremptoire à ces questions, et il y aura des arguments pour et des contres tout aussi pertinents. Mais la sélection de l’As d’Or est la sélection d’un ensemble de personnes, d’un jury, et montre, dans son ensemble, un instantané du jeu de société de l’année passée. Représentatif.

 

Prise de distance ?

Il est étonnant de constater que certains auteurs sont capables de prendre avec distance le fait que leur jeu, leur création, leur bébé ne soit pas sur un podium, alors que des joueurs, eux, n’y parviennent pas et redoublent d’agressivité pour faire entendre leur opinion. Peut-être faut-il rappeler une évidence : si votre jeu de l’année n’est pas sélectionné, ça n’en fait pas un mauvais jeu pour autant, et ça ne vous dévalorise pas en même temps que le jeu. Peut-être a-t-il fini sur la quatrième place de sa catégorie, peut-être sur ce podium invisible, peut-être pas, les règles n’étaient pas assez claires… Et si vous prenez du plaisir à jouer à ce jeu, tant mieux pour vous, c’est le plus important.

La sélection répond à des critères précis et des contraintes fortes, et a pour objectif de faire du jeu de société un véritable objet culturel. Pour cela les jeux doivent à la fois stimuler l’imaginaire des joueurs, mais aussi être innovants. Il y a un petit malentendu, le prix n’est pas adressé à des core gamers ultra avertis, mais il cible plutôt les médias généralistes qui vont se faire le porte-voix vers le grand public.

 

 

Il ne faut pas oublier non plus que le jury est composé de neuf personnes, neuf personnalités avec chacun sa culture ludique. Ces personnes sont comme vous, comme moi, ils ont leur chouchou, leurs attirances personnelles, leur style de jeu aussi, leurs évidences. Ils doivent parfois faire la cruelle expérience de la majorité, et endosser un choix qui n’est pas nécessairement le leur. Ce n’est pas la sélection d’une seule personne (avez-vous déjà essayé de vous accorder avec vous-même sur les trois jeux que vous mettriez dans une catégorie ?), c’est la sélection conjointe et argumentée de ces neuf personnes.

Finalement ce n’est que l’expression d’un choix établi selon une liste de critères donnés, suivant des contraintes bien particulières, à un moment T.

Pour comparaison, le jury du Spiel des Jahres lui est missionné de façon professionnelle afin d’attribuer ce prix, ce qui n’empêche pas les discussions et les polémiques non plus. Cependant, le jury du Spiel produit des documents supplémentaires, chaque année : une liste de recommandations, souvent un article qui parle de l’état du jeu, des obstacles principaux. Une année, le jury condamnait les règles mal écrites de jeux bons par ailleurs, expliquant en quoi cela nuisait à leur accessibilité… et leur éligibilité aux prix.

Bien sûr on pourrait sûrement faire mieux, mais ce n’est pas un prix du public et quel que soit le modus operandi, il drainera toujours son lot de mécontents et nourrira quelques polémiques. D’ailleurs, celui du Diamant d’Or a aussi récemment rendu son verdict, et il n’est pas exempt de critiques. D’aucuns trouvent que l’on a trop mis en avant les jeux plus légers de la sélection, d’autres questionnent la pertinence de donner un prix à un jeu indisponible à l’achat en boutique (même si ce n’est pas un critère du prix), etc.

Cela dit, notre société est tournée vers la compétition, laissant toujours des malheureux, alors que le monde du jeu est tourné vers le partage des connaissances et une saine émulation qui pousse tout le monde vers le haut. Travers du web 2.0 ou 3.0 de considérer que notre avis vaut mieux que celui d’un jury d’experts ? Et si nous considérions plutôt les choses dans leur ensemble, avec une once de recul et une bonne dose de bienveillance ? Et nous, joueurs, devons nous nous préoccuper de ces prix destinés au public peu informé ? L’important est de jouer et de s’amuser, que le jeu ait un prix ou non. Ou alors de se dire que les jeux ont tout simplement le prix de notre cœur, ce prix invisible qui nous les rend si précieux. 

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7 Commentaires

  1. frédéric ochsenbein 10/02/2023
    Répondre

    Bel article que j’ai parcouru avec plaisir. Tu abordes le thème joliment, sans animosité (c’est beau). Ces dernières années je trouvais dommage que les festivals oublient les jeux expert que j’affectionne particulièrement, en ajoutant une nouvelle catégorie l’AS a su répondre à cette attente des joueurs « velus » et cela prouve leur ouverture d’esprit (en tout cas Fédération, Carnegie et Ark Nova, rien à redire (enfin si mais c’est un choix cohérent ^^) )

    • atom 14/02/2023
      Répondre

      Merci :)La catégorie initié a en effet permis un classement plus cohérent ce qui est une bonne chose. Du même coup ça ouvre les portes à des jeux qui sont entre deux, je pense à Living Forest l’année passée, et cette année on aurait pas eu des Alice is Missing ou Turing Machine par exemple, à moins que ça ne soit un ou deux des experts sur les trois.

  2. Gaume 12/02/2023
    Répondre

    Bravo,

    Très chouette article, rempli d’arguments en finesse et de bienveillance tout du long.

    J’étais dans les premiers à être surpris de la présence de « That’s not a hat », mon premier réflexe a été de (me) questionner sur sa présence sur Mastodon.

    Dans un second temps, conscient du travail du jury, j’ai lu les règles, puis cherché le jeu et l’ai adopté.

    Si j’avais pu critiquer quoique ce soit, je crois que je l’aurais fait. Force est de reconnaître que le jury n’a pas grillé un autre jeu pour privilégier la bouse d’un copain.

    Merci aux acharnés de la découverte, à leurs proches, sûrement moins joueurs, mis à contribution.

    Bon dimanche à tous

  3. Eyridïl 13/02/2023
    Répondre

    Je ne laisse pas souvent de commentaire, mais là je me dois en mon fort intérieur de soutenir la pertinence de cet article.
    Même si l’on n’est pas d’accord sur les choix d’un jury (ce qui est ici partiellement mon cas, sur à minima un jeu) on se doit de respecter leur travail et la décision qu’ils ont prise.

     

  4. Yogan 26/03/2023
    Répondre

    Merci pour cet article qui a traduit mes réflexions de manière limpide et argumentée! C’est salutaire comme prise de recul sur notre monde ludique 🙂

    • atom 26/03/2023
      Répondre

      Merci beaucoup pour ce commentaire 🙂

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