Lewis & Clark, The Expedition : Course dans le Grand Ouest

Dans un monde ludique où les jeux restent en boutique à peine quelques mois, éclipsés par les nouveautés du moment, 2013 c’est quasiment l’antiquité. Il s’agit pourtant de l’année de sortie de Lewis & Clark (de Cédrick Chaboussit, chez Ludonaute), qui est revenu dernièrement dans une nouvelle édition. 
Je sais que l’on a tendance à dire “c’était mieux avaaant”, qu’on le veuille ou non, le jeu de société a évolué. Autre temps, autre mœurs, autres exigences. Désormais, on ne supporte plus vraiment les jeux où le downtime (temps d’attente entre les tours) est trop long. Qui oserait faire des jeux avec une demi douzaine de points d’actions à dépenser à son tour ? Même Kramer et Kiesling (la trilogie des Masques) ne le font plus, car cette mécanique est très sujette à l’Analysis Paralysis.
Quand la réédition de Lewis & Clark a été annoncée, je me suis posé la question de la pertinence de cette décision. Je me suis demandé si le jeu avait subi les outrages du temps, ou si au contraire, il s’était bonifié et s’avérait quelque peu intemporel. Il a quand même été auréolé de quelques prix ludiques et notamment d’une nomination à l’As d’Or en 2014, ce qui plaide en sa faveur.

 

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Course dans le Grand Ouest

Lewis & Clark n’a rien à voir avec Superman ! Nous sommes dans un contexte historique, en 1804 plus exactement. Le président des Etats-Unis achète la Louisiane à Napoléon (voir lien vidéo historique plus bas) et prépare une expédition avec les deux explorateurs Meriwether Lewis et William Clark. Manque de nourriture, avaries des bateaux, rebellions, vous imaginez bien qu’une expédition comme celle-ci ne se passe pas sans imprévus. L’histoire de ces deux explorateurs connait plusieurs interprétations (en particulier sur le sujet de la bienveillance envers les Amérindiens), je vous laisserai vous faire votre propre avis en fin d’article avec quelques liens.

 

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Pour mener à bien notre expédition, nous allons rencontrer des personnages au cours de notre voyage et notamment des Amérindiens et des trappeurs  qui vont nous prêter main forte. Là encore le contexte historique a été respecté scrupuleusement par l’éditeur. Dans les règles nous avons un descriptif de chacun des personnages et le jeu bénéficie d’une cohérence mécanique : ainsi, Big Horse qui a trahi les siens pour quelques bouteilles de Whisky frelatées, dans le jeu nous fait défausser deux Meeples Amérindiens pour une ressource “cheval”. On retrouve aussi Sacajewea qui a joué un rôle clef dans l’expédition, et son mari, Toussaint Charbonneau, un être peu recommandable.

 

Vincent Dutrait portrait

 

Le talentueux illustrateur Vincent Dutrait avait d’ailleurs illustré un livre-album documentaire de Sophie Humann en 2009 sur ce même thème : “Le courage de Sacajawea”. L’éditeur a donc été bien inspiré de lui confier les rênes du projet. 

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Le plateau est un modèle du genre, il représente l’Amérique, au centre les zones d’action, sur la droite la rivière de cartes et le chemin que l’on va traverser parcours le plateau. Une invitation au voyage tout en proposant une ergonomie parfaite. Tout est à sa place, rien ne dépasse. On peut même positionner les ressources sur le plateau. Vincent Dutrait est un illustrateur pour qui j’ai un infini respect, sur ce jeu il a placé la barre très très haut, on est pour moi dans l’oeuvre d’art. J’adorerais avoir cela accroché dans mon salon ou mon bureau !

 

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Et niveau mécanique ?

Lewis & Clark propose plusieurs mécaniques : de la gestion de main, du placement d’ouvriers, de la gestion de ressources et de l’optimisation, le tout s’inscrit dans une course puisque le but est d’être le premier à arriver à Fort Clatsop. Attention le jeu produit une forte frustration, car certes on avance sur le territoire américain sur les cases rivières et montagnes, mais surtout on perd du temps quand on a trop de ressources sur nos canoës. Il faut par conséquent gérer au mieux, sans être trop gourmand.

Pour rappel, en 2013 sont aussi sortis Concordia et Rococo (Maîtres couturiers) qui utilisent aussi cette mécanique de gestion de main (ou hand-building), chacun avec sa particularité. La force de Concordia résidait dans sa pureté mécanique : on joue une carte, réalise notre action et c’est tout. Peu de cartes différentes, mais pourtant une énorme profondeur, ce sont les joueurs qui font le jeu ici. Rococo est plus un jeu de majorité, mais il a aussi ses particularismes non dénudés d’intérêts (Just played).  

Lewis & Clark n’était pas en reste et avait assurément quelques atouts dans sa manche. Il proposait tout un tas d’idées novatrices encore aujourd’hui, comme par exemple les cartes multi-usages : quand on joue une carte, on va pouvoir utiliser le dos d’une autre carte pour renforcer notre action. On peut aussi la renforcer en apposant des Meeples récupérés au village avec l’action du Pow-Wow.

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Cela offre un premier dilemme intéressant : en utilisant une carte pour sa force, on ne l’utilisera pas pour son effet. L’interaction réside dans la course, mais elle est présente dans la production de ressources également. En effet, en jouant une carte, on produit autant que de ressources visibles sur nos cartes ajoutées à celles de nos voisins de gauche et droite, ce qui induit un timing intelligent.

Ces ressources sont essentielles pour parvenir à nos fins. Elles permettent de gravir les étapes de rivière ou de montagne avec nos cartes personnages ou en envoyant des Meeples sur le plateau. Il sera aussi possible de transformer des ressources ou acheter des barques supplémentaires (pour y stocker des ressources ou des Meeples Amérindiens) grâce aux actions du plateau.

 

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Certaines cartes, comme celles de notre Chef d’expédition, nous permettent d’avancer sur la piste, il faut donc trouver une synergie entre les deux et même trouver quelques combinaisons avantageuses.

Comme dans beaucoup de jeux de gestion de main, quand on a joué nos cartes elles sont bloquées et pour les récupérer on doit réaliser une action spécifique. Dans Concordia c’est le rôle du Tribun, cette action entraîne une importante question de timing (trop tôt, et on perd une action, trop tard, et on peut prendre du retard sur les autres).

Dans le jeu de Mr Chaboussit, on est face à un autre dilemme : quand on souhaite récupérer ses cartes, avec l’action du campement, il faut optimiser au plus près, car on perd du temps (on prenant des jetons Temps), pour chaque carte non utilisée, pour les ressources en trop que l’on ne peut pas stocker sur notre plateau expédition, etc. Le surplus en ressources ou en Meeples va nous ralentir, chaque jeton Temps devra être dépensé avant d’avancer.

 

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Puisque l’on parle de punition, demandez donc ce qu’il se passe à un joueur qui a eu la bonne idée d’utiliser à mauvais escient son Chef d’expédition ou son Interprète (celui qui permet de récupérer les Amérindiens sur le plateau). La sanction est sans appel ! En effet, les deux sont essentiels et jouer sans s’avérera très compliqué. Vous allez souffrir toute la partie, sans vraiment d’échappatoire. Le bon côté des choses, si ça ne vous a pas trop rebuté, c’est que vous ne referez plus jamais cette erreur dans vos prochaines parties. 

Les cartes rendent notre jeu unique. On va enrichir notre deck de départ avec de nouveaux personnages, pour leurs effets, mais aussi leur force. Là aussi quand on débute le jeu on a envie de développer notre deck de cartes, elles sont toutes très intéressantes, seulement il faut se refréner et bien réfléchir à leur apport, car elles peuvent rapidement devenir des boulets, ce qui peut encore avoir un côté punitif. Tout cela explique pourquoi le jeu a ses fans, mais aussi ses détracteurs.

 

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La boite de l’édition de 2013.

Qu’apporte cette réédition ?

Le titre a subi quelques modifications principalement ergonomiques, mais aussi mécaniques.
Dans la première édition, on n’avait pas de jetons Temps, quand on réalisait l’action du campement on reculait sur le “chemin” pour chaque symbole présent. Cela pouvait être terriblement frustrant de se rendre compte qu’on progressait de 3 cases pour reculer de 2. Petite simplification bienvenue qui modère un peu la frustration.

Désormais, ne reste plus que deux types de bateaux à construire (les deux autres, peu utiles faut bien le dire, furent enlevés – photo ci-dessous). Avec le temps l’éditeur et l’auteur se sont rendus compte que l’on pouvait tailler dans le gras et c’est tant mieux !

 

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Ces deux tuiles appartiennent au passé 🙂

 

Cette nouvelle édition ajoute aussi une petite mécanique de catch-up (système de rattrapage) : dans notre avancée on ne compte plus les cases occupées par nos adversaires. Encore une bonne idée qui réduit la frustration.

 

Fallait-il le rééditer ?

J’apprécie beaucoup ce jeu et pourtant paradoxalement (oui je cultive les paradoxes), il n’a pas été joué chez moi depuis un moment (principalement à cause des nouvelles sorties), mais aussi quelques petites scories qui faisaient que finalement je préférais sortir un Concordia beaucoup plus épuré.

Bon, en même temps, il me faut préciser que Concordia est un chef d’oeuvre de game design, d’un auteur, Mac Gerdts, qui a de la bouteille et a affiné sa vision ludique des années avant de produire ce diamant brut. Lewis & Clark était la première création éditée de son auteur. On ne peut exiger la même chose. Depuis, Cédrick Chaboussit a eu d’autres titres édités. Il apporte (selon moi) un autre souffle au jeu de société, en innovant et proposant des choses originales (fallait oser mixer deck-building & bataille dans Tea for Two) rien que pour ça, chapeau bas. Je garde un oeil sur Shaman son prochain jeu qui sort chez Studio H cette année.

 

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La carte goodies représentant l’auteur

 

Dans Lewis & Clark, ce qui me gênait surtout était le temps d’attente entre les tours, lié à l’Analysis paralysis (et ne me dites pas que ça dépend des joueurs, car dans ce jeu il faut calculer, on ne peut pas y aller avec la fleur au fusil en se disant ça va passer !).
Combien dois-je prendre de ressources (on peut ne pas tout prendre quand on réalise l’action), quelle carte je joue et comment je la combine …? Dans quel ordre vais-je jouer mes actions ? Dois-je engager ce nouveau personnage ? Mais ne va-t-il pas m’encombrer ? Pour accélérer mon jeu, je peux épurer ma main, mais ne vais-je pas le regretter plus tard ?

 

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Pour ma part, j’y ai joué dans plusieurs configurations et j’ai une large préférence pour celle à 2 et 3 joueurs ; à 4 joueurs j’avais trouvé ça un peu trop long. Clairement, s’il y a une configuration à oublier, c’est bien celle à 5, pourtant elle est conservée dans cette nouvelle édition. Tous les joueurs autour de moi qui ont détesté ce jeu l’ont éprouvé dans cette configuration, c’est beaucoup trop long et on a une sensation de tout ça pour ça. J’en parlais encore hier à un ami à qui je voulais faire découvrir le titre et qui a été traumatisé (comment ça le mot est fort ?!) par son expérience. Une après-midi entière à jouer et un dénouement frustrant. 

 

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Pour autant, c’est un jeu que j’aime beaucoup, car il a une identité forte, une patte à lui, et finalement ses défauts sont absorbés par ses qualités.
Si j’ai longtemps gardé ce jeu dans mes étagères, c’est qu’il s’approche de ce que je recherche dans une œuvre ludique. J’adore le thème et ma compagne aussi, on rentre tout à fait dans l’univers, grâce au génie d’un illustrateur comme Vincent Dutrait, mais aussi au travail d’éditorialisation qui l’enrichit. Je ne lis pas souvent le texte de contextualisation ajouté dans une règle de jeu, car la plupart du temps il n’est là que pour justifier un thème, mais il s’avère que parfois cela étoffe vraiment l’univers, surtout quand le thème a été bien maturé en amont. Je pense à Kepler 3042 ou bien Wendake et c’est le cas dans ce Lewis & Clark.
La mécanique est intéressante, originale, le jeu ouvre sur une bonne profondeur et une marge de progression, tout ce que j’aime. Par contre je déconseille certaines configurations et en particulier aux gens sujets à l’Analysis paralysis.

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Pour aller plus loin sur le sujet 

 

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12 Commentaires

  1. kévin 04/08/2020
    Répondre

    J’ai la seconde impression du jeu et le « catch-up » est déjà présent, c’est pas une nouveauté de cette édition pour moi.
    En avançant on saute par dessus les cases adverses sans les compter. Si ça se trouve j’ai mal compris un truc, mais j’ai toujours joué comme ça.

  2. Meeple_Cam 04/08/2020
    Répondre

    Ce jeu fut d’ailleurs une de mes premières chroniques. 2014 … ca date.

    http://vajouergamin.over-blog.com/2014/06/lewis-clark-les-super-meeples-de-l-ouest.html

  3. -Nem- 04/08/2020
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    J’ai une affection toute particulière pour ce jeu. Il fait partie des premiers gros jeux que j’ai acheté.

    Je trouve aussi qu’il vieillit bien, et c’est une belle idée cette réédition. D’autant plus que les quelques modifications qui l’accompagnent ont l’air bienvenues.

    • atom 05/08/2020
      Répondre

      Ces modifications peuvent se faire avec l’ancienne boite, elle ne nécessitent pas d’acheter la nouvelle boite. Elles sont disponibles sur le site de l’éditeur en pnp.

  4. Hector_chamallow 04/08/2020
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    Je ne sais pas si c’était le jeu à rééditer. Il y a beaucoup de réédition en ce moment. Brass, corcordia, endeavor, Egyzia… Oui le game design des jeux a évolué. Je ne voudrais pas que les éditeurs se reposent sur leurs lauriers avec des rééditions. Oui sortir un nouveau jeu c’est peut-être prendre un risque mais c’est ainsi qu’apparaissent des pépites comme barrage, maracaibo…

    • atom 05/08/2020
      Répondre

      je pense que l’on ne peut pas être absolu, ça dépend des jeux. Ceux que tu citent sont dans mes jeux favoris,  Concordia et Brass sont dans mon top 10 sans soucis, je les trouve intemporel. Egizia idem, j’ai écrit un article sur sa réédition et je prends toujours plaisir à y jouer, c’est simple et efficace et pourtant relativement profond. c’est sur qu’après il y a des jeux qui sont réédités et tu te dis que c’était pas obligé. Je me souviens avoir passé de bons moment sur Attika, mais quelle déception sur Us Telegraph surtout que le jeu est un peu surproduit. C’est facile à dire aprés coup, mais j’ai eu la sensation d’un jeu daté et qu’il existait beaucoup mieux. Si je reviens sur Lewis et Clark, sa réédition se justifie dans le sens ou il a encore ses particularités.

    • Salmanazar 05/08/2020
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      D’un autre côté, y a quand même beaucoup de jeux « neufs » qui sont des déceptions et qui sont en dessous de jeux « anciens » introuvables. Donc réédition pourquoi pas si le jeu est toujours bon et qu’on essaie pas de nous vendre un mythe qui a vécu

  5. Salmanazar 04/08/2020
    Répondre

    Comme toi, je trouve les productions de C. Chaboussit intéressantes. Un auteur à suivre !

    • atom 05/08/2020
      Répondre

      Oui, il essaie des choses originales, rien que pour ça j’ai envie de suivre cet auteur de prés. J’ai pas été convaincu par Discoveries au delà des premières parties hélas. Je crois que je suis vite sorti du thème et que j’ai rapidement vu un jeu de draft de dés avec ses particularités certes, mais ça ne m’a pas marqué. J’aimerais bien le réessayer aujourd’hui pour voir si mon avis évolue.

      • Salmanazar 05/08/2020
        Répondre

        Exactement la même idée. J’avais pas essayé son discoveries suite aux retours mitigés lus à gauche à droite et maintenant je le regrette !

  6. Chips 07/08/2020
    Répondre

    belle mise en avant de la réédition de cet excellent jeu qui a encore toute sa place dans le paysage ludique actuel, rarement un thème aura été aussi bien intégré !

    Je me permets une petite remarque : il est tout à fait possible de s’en sortir (voire même de remporter la partie, vécu) sans interprète ou capitaine si on recrute des membres d’expédition permettant de compenser. C’est surement ce que je préfère dans le jeu, même les stratégies les plus extrêmes peuvent fonctionner.

  7. Colonel Moutarde 09/08/2020
    Répondre

    Pour ma part, ce que j’apprécie particulièrement c’est la prise en compte des possesseurs de l’ancienne version… J’ai entendu dire qu’il allait y avoir un pack d’adaptation pour ceux-ci afin d’adapter leur jeu. C’est extrêmement appréciable.
    Je pense que certains autres éditeurs devraient le prendre exemple, plutôt que de fournir (volontairement ?) des versions non-retrocompatibles (7 Wonders, Robinson Crusoe, Carcassonne, etc…)

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