Le match du siècle : Guerre froide sur l’échiquier

Le match du siècle se déroule en 1972 à Reykjavík. Pendant deux mois vont s’opposer Boris Spassky le champion en titre du jeu d’échec et son challenger, Bobby Fisher, sous le regard des États-Unis de Henry Kissinger et de l’URSS de Léonid Brejnev. Le monde entier est rivé sur ce match qui revêt une importance capitale pour les deux nations en plein contexte de guerre froide. 

 

 

Échec au …  tir à corde

Si le thème du jeu reste les échecs, pas de panique, nous ne jouons pas aux échecs à proprement parler, mais aux différents matchs qui ont permis de trouver un vainqueur. Nous jouons le tournoi en entier dans une véritable guerre des nerfs. Tout le jeu réside dans des cartes qui ont des valeurs allant de 0 à 5. Spassky étant le champion en titre débute le tournoi et va jouer une des cartes sur le plateau central. Celui-ci est décomposé en 4 cases, 4 échanges que nous allons avoir avec notre rival. Chacun va apporter un avantage au vainqueur, avantage que l’on matérialise en déplaçant un marqueur sur une piste, car oui c’est du tir à la corde, la mécanique reine de Monsieur Paolo Mori.

 

15 cartes, quelques pions et beaucoup de possibilités

On parle bien de ce diable de Paolo Mori, gagner l’avantage dans une joute c’est bien, c’est ce qui nous rapproche de la victoire, mais le perdant pourra activer l’effet de sa carte. Si je dis diable, c’est parce que cela offre des retournements de situations dantesques. Certes vous gagnez l’échange, mais devez en accepter la contrepartie négative.

Les cartes sont l’élément central du game-design, et surtout leurs effets que l’on va faire subir à notre adversaire afin que sa courte victoire ait un goût amer. Perdre sciemment pour gagner un avantage sur le long terme. Plus la carte est forte et plus son effet est puissant. Les cartes sont jouées sur un des 4 emplacements du plateau et chacun d’eux apporte de 1 à 4 avantages, c’est-à-dire une avancée du pion avantage sur la piste du tir à la corde.

 

 

Le premier des dilemmes à arbitrer est déjà dans le choix de cette zone avantage (I, II, III, IV), je pourrais commencer sommairement par un faible avantage pour tancer mon adversaire, ou potentiellement lui laisser la main, voir ce qu’il dans le ventre la main. Au contraire, je pourrais jouer une carte très forte, lui adjoindre un ou deux jetons pions (qui augmentent la valeur de l’échange) afin de gagner une zone à fort avantage (la IV !) et potentiellement la manche.

Mais en faisant cela je prends le risque de laisser mon adversaire décider de perdre volontairement cet échange et de me “punir” avec un effet très fort qui va m’handicaper pour le reste de la partie. Notre ouverture va probablement se faire dans une zone un peu médiane, pour tester l’adversaire, un peu comme dans un jeu d’échecs ou un jeu abstrait où l’on cherche à sonder les intentions de l’adversaire. 

C’est une mécanique “compensatoire”, que l’on retrouve aussi dans Brian Boru où les perdants du pli peuvent accomplir l’effet de leur carte, ce qui nous pousse à perdre certains plis. Mais dans Le Match du siècle, ce n’est pas uniquement compensatoire, à mon sens c’est un choix de game design surtout qui nous amène à choisir nos batailles, comme dans le jeu de Peer Sylvester d’ailleurs.

 

les 4 zones avantages.

 

La guerre psychologique

En plus du tir à la corde, nous devons gérer notre stress, car en enchaînant les matchs, la pression sur nos frêles épaules augmente. C’est ainsi que l’on débute une manche avec un désavantage, moins de pions ou moins de cartes en main. C’est d’ailleurs un des effets des cartes que l’on peut subir, en reculant sur la piste de stress (oui encore une), on va entamer les manches suivantes avec moins de pions, moins de cartes en main et même parfois un désavantage, ce qui peut nous mettre une certaine pression.. Autant dire que juguler le stress est primordial.

À l’inverse, en perdant volontairement la manche avec son 0 par exemple, on peut avancer sur cette piste de stress et donc partir avec un avantage pour les prochaines manches. Parfois, il faut savoir perdre avec panache, dans les échecs on parle de concéder la partie, plutôt que de s’escrimer et gaspiller notre énergie dans un combat perdu d’avance, on préfère reconnaître la victoire de notre adversaire et remettre nos forces dans un nouveau combat.

 

Côté noir et côté blanc d’une carte.

 

 

L’histoire avec un grand H 

Je ne suis pas spécialement sensible au thème des Échecs qui est un jeu assez hermétique pour moi, mais on retrouve tous les éléments historiques par petites touches et cette histoire m’a fasciné. Bobby Fischer avait une attitude désinvolte pendant ce tournoi, perdant l’un des matchs parce qu’il ne s’est tout simplement pas présenté, parce que l’organisation n’a pas accepté ses exigences démesurées, il demandait à ce qu’il y ait ni public ni caméra, ce qui était impossible car le tournoi était financé ainsi, il a même demandé à ce que l’on change de siège, ce qui a obligé les organisateurs à attendre la réception dudit fauteuil. Il multiplie les caprices, désire changer de salle, changer l’isolation phonique, etc. Spassky de son coté à accepté bon an mal an ses exigences, ce qui au regard de certains était une faiblesse qui lui a coûté cher. De l’avis même de Spassky qui dans une interview bien plus tard disait qu’il aurait dû ne pas accepter ce chantage et laisser l’américain se perdre dans ses délires pour gagner par abandon, mais le russe dira qu’il avait juste envie de jouer et qu’il admirait le gamin immature qu’il avait en face. Il faut avouer qu’on a plus envie d’apprécier le bon fond du russe que les frasques de l’américain.

Toutes ces petites manières ont agacé son adversaire qui a pu parfois se déconcentrer, sa santé mentale se délitant sous la pression. De leur coté les russes craignaient des manigances, des micro cachés… Spassky tombera lui aussi dans la parano pensant qu’il a été irradié. Petite anecdote quand il était enfant, la mère de Fischer lui avait subtilisé les pièces du jeu d’échec car elle y voyait un problème psychiatrique, mais le jeune garçon continuait à jouer dans sa tête comme une certaine… Elisabeth Harmon. Si vous avez regardé la série Le jeu de la dame, vous allez vous retrouver en terrain connu, la drogue en moins.

Le 1er septembre, Spassky refusera de reprendre la partie ajournée la veille, il appellera Fischer pour le lui annoncer. Fischer devient le nouveau champion du monde. La compétition avait commencé le 11 juillet, prés de deux mois intense. Spassky retournera à Moscou et sombrera dans la dépression, il sera même sous surveillance du KGB. Il finira par quitter la Russie, épousant une française et s’installant en France en 1976 (il a même joué un tournoi sous les couleurs de son nouveau pays). Fischer lui, refusera de défendre son titre contre Anatoli Karpov en 1975. Il finira dans des délires complotistes et antisémites. Il quittera le pays et prendra la nationalité Islandaise où il y mourra en 2008 à 64 ans (certains font remarquer que c’est le nombre de cases d’un échiquier). Tout cela est retracé dans le podcast Affaires sensibles. Aujourd’hui encore les spécialistes considèrent ce tournoi comme le match du siècle et certains coups sont encore enseignés dans les écoles d’Échec.

Le temps d’un jeu, l’auteur nous fait rejouer ces scènes célèbres : arriver en retard pour irriter Spassky, ou bien le fameux appel de Henry Kissinger pour motiver son champion, qui en fait un symbole de la lutte contre le communisme. Dans le jeu, il faut savoir lâcher et perdre au bon moment, certes votre adversaire avance sur la victoire globale, mais à quel prix ? Ne va-t-il pas s’écrouler ?

 

 

Les cartes au centre du jeu

Revenons à ces cartes. Nous jouons alternativement les pions noirs et les pions blancs, ce qui est matérialisé en tournant nos cartes d’une manche à l’autre. Un élément qu’il faut intégrer. Quel dilemme de devoir trancher quelle carte jouer, car on la perd pour la manche suivante : en jouant ce 1 blanc, je perds mon 5 noir pour la manche suivante. On se retrouve donc sans cesse à revoir nos choix en anticipant la manche suivante.

Plus on joue et plus on maîtrise et connaît nos cartes, après tout il n’y en a que 15 par joueur. On sait donc ce qui peut nous tomber dessus et il y a une petite mécanique de bluff et d’intox. On peut, en fonction des cartes en main, réfléchir stratégiquement et planifier, mais on devra irrémédiablement changer nos plans en cours de route en réaction à l’action de notre adversaire.

 

 

Si le hasard est présent, il reste limité, on a des moyens de piocher plus de cartes, on peut d’une manche à l’autre se défaire de cartes pour en piocher d’autres. On n’est plus dans une mécanique de gestion de main. Attention tout de même car devoir refaire sa main quand il n’y plus de cartes dans la défausse coûte du stress et on l’a vu, c’est un élément majeur.

Échec et Mat

Le match du siècle est un jeu où l’on a constamment envie “d’insulter” notre adversaire parce que les choses ne se déroulent pas comme prévu, parce qu’il nous fait payer cher le petit avantage que l’on vient de grappiller. Je me suis surpris à trépigner sur ma chaise, on ne sait pas à quelle sauce on va être mangé, on ne sait pas quelle fourberie l’adversaire nous prépare, les temps d’attente entre les tours nous font sentir la souffrance qu’on pu ressentir les deux champions…

En termes de sensation, il m’a aussi fait penser à Bestioles en Guerre, où l’on ne cherche pas sciemment à perdre un combat, mais plus à minimiser les pertes, savoir quand se retirer. On retrouve un principe similaire dans Rest in Peace de Fabien Gridel où le perdant d’une des demeures gagne le pouvoir.

On a adoré Le match du siècle, c’est fin, profond, tactique, on ressent très vite la marge de progression. Il fait partie de ces jeux qui laissent une expérience particulière où l’on se souvient des coups que l’on a joués, des retournements de situation. La mécanique est singulière et élégante, vraiment au service du jeu. Même si je n’étais pas spécialement attiré par le thème, je le vis pleinement, j’ai l’impression de retrouver le temps d’une partie le silence de cette salle à Reykjavík, le bruit des pions sur l’échiquier, les soupirs des joueurs, les sourires de contentement. Le match du siècle est un grand jeu. 

 

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6 Commentaires

  1. Morlockbob 18/03/2024
    Répondre

    Le jeu a 2 de ce début d année (de l’année). Il va falloir se remuer pour faire mieux

    • atom 18/03/2024
      Répondre

      Pour moi je dirais même le jeu de l’année, je vais attendre un peu avant de m’enflammer (Pfrouuut), mais j’ai vraiment adoré.

  2. Salmanazar 18/03/2024
    Répondre

    Plus je lisais l’article, plus je pensais à Bestioles de guerre jusqu’à ce qu’il soit cité.

    j’ai un peu peur du côté froid comme Watergate que je n’ai pas apprécié.

    • atom 19/03/2024
      Répondre

      J’y ai pensé et je voulais y rejouer avant de publier cet article, mais je ne l’ai plus et personne autour de moi pour me le prêter. De mémoire j’avais apprécié le jeu, mais c’est ma femme qui aimait pas et j’ai fini par le vendre car aucune chance de vraiment y rejouer dans de bonnes conditions. Je saurais pas te répondre, mon expérience de Watergate date un peu. Je pense que “Le match” est moins froid plus direct. de mémoire toujours dans Watergate j’ai pas souvenir d’avoir autant ralé intérieurement. Je me suis souvenu aussi que j’avais eu beaucoup de mal à maîtriser le jeu. Dans le match c’est plus direct, on voit de suite les conséquences de ces choix. Ce que j’aime c’est quand on joue une carte et que l’adversaire se dit hum, je vais gagner cet échange, mais ça va être coûteux quand même. Ou bien je gagne cet échange, cet avantage, mais tout ça pour ça. Bref si tu as l’occasion essaye le pour te faire une idée.

       

    • morlockbob 20/03/2024
      Répondre

      Jamais vraiment accroché à Watergate car il me semble (c’est un peu lointain) que tu joues toutes les cartes. ici les choix sont plus vastes, te battre, préparer la suite, abandonner. Le thème est froid (en plus y a un russe) mais le jeu pas tant que ça à cause de ses possibilités. Je trouve ça vraiment bien ficelé mais si c est pas ta came, celui là ne le la deviendra pas

  3. Antony 25/03/2024
    Répondre

    Merci pour cette belle présentation !

    Pour quelles obscures raisons je n’ai pas encore ce jeu dans ma collection ? Je me le demande encore… Fait paradoxal, dans la mesure où je pratique régulièrement le jeu des Échecs et me passionne, aussi, pour toute l’histoire de ce tournoi légendaire (à ce propos, le film « Le Prodige », avec Tobey Maguire, relate les tensions liées à cet événement entrecoupé de séquences présentant l’esprit du fascinant mais torturé Bobby Fischer. De nombreux livres traitent aussi de ce sujet).

    Les tables, au FIJ de Cannes 2024, ne désemplissaient pas, ce qui a rendu impossible pour nous l’occasion de tester ce jeu. En revanche, un coup d’œil rapide au visuel général proposé par le matériel avait quelque peu refroidi notre enthousiasme, de par son aspect que je trouve assez terne, « austère » (bien que tout à fait en cohérence avec l’époque et le thème).

    Cela dit, ce jeu semble excellent ! Il va sans doute rejoindre ma ludothèque prochainement. J’aime particulièrement le fait d’avoir à choisir quelle côté de la carte (le haut, ou le bas) nous devons choisir de jouer ou bien de conserver pour la suite.
    D’autres jeux ont simplement été achetés à la place de celui-ci, ils sont passés devant ce titre en terme de priorité dans les envies de jouer. Merci, donc, pour cet article qui me rappelle (et me redonne envie !!) de me plonger dans ce fameux match du siècle.

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