[La Mécanique du jeu] Flexibilité
Lorsqu’elle est relative au jeu de société, la notion de flexibilité englobe les points de règles et les mécanismes dont la vocation est d’assouplir les possibilités tactiques offertes au joueur. Avec une définition aussi large, le champ d’application est potentiellement très vaste : le présent florilège ne permet donc probablement que d’en effleurer le contour et les enjeux.
Palette étendue
Parmi les nombreuses composantes mécaniques amenant de la flexibilité dans leurs jeux, effet et coût variables sont sans doute les plus répandus. Cela consiste à proposer plusieurs options au joueur lors de l’exécution d’une action ou lors de l’obtention d’un avantage éphémère, voire récurrent. À la sélection de l’action parmi le panel disponible, s’ajoute celle de l’effet déclenché pour cette action.
À l’inverse, acquérir ou activer des éléments dans un jeu se fait souvent en fournissant une contrepartie : la nature de cet apport n’est pas nécessairement rigide.
Les conversions figurent également au nombre des poncifs. Le principe est qu’une partie des possessions du joueur peut être revendue contre une monnaie, laquelle permet ensuite d’acheter tout un catalogue de ressources et d’avantages. Dans ce type de système, les espèces sonnantes et trébuchantes sont la garantie d’accéder aux éléments souhaités, s’il s’avère qu’ils ne peuvent pas être obtenus par un biais plus direct.
Dans le même esprit, le principe assez courant de ressource joker permet d’acquitter de manière générique un prix d’achat théoriquement fixe – fruits de Hawaii (2012), dindon de The River (2018) – ou peut se transformer ultérieurement en un ensemble d’avantages variés – marchandise commerciale de La Granja (2015), jeton potion de Newton (2018).
Pour clore ce florilège non exhaustif, citons une pratique bien connue du cancre innocemment placé dans le voisinage immédiat d’un premier de la classe : l’effet de copie. Il s’agit par exemple :
- d’utiliser virtuellement un emplacement d’action occupé par un autre joueur – Caverna (2013), Couleurs de Paris (2019),…
- de réitérer une action déjà entreprise par soi-même – Russian Railroads (2013),
- de calquer la dernière carte jouée par un adversaire – Concordia (2014),
- et même de copier des Points de Victoire conditionnels – face B de Olympie dans 7 Wonders (2010).
Justement, parlons de 7 Wonders (2010). Sa simplicité en fait un spécimen parlant. Une carte marron basique de l’Âge I permet de disposer, pour la suite de la partie, d’une ressource bien précise. Mais existent parallèlement des cartes fournissant une ressource modulable à chaque tour de jeu (une parmi deux possibles). Le coût de construction d’une pièce n’est pas cher payé : ces cartes sont très prisées lors des premiers tours de draft. Lors de l’Âge II, sont mises en circulation le Forum et le Caravansérail, dont le généreux éventail de 3 et 4 ressources fait un bien fou. Dès lors, l’intérêt des Comptoir et du Marché de l’Âge I réside aussi dans l’accès par chaînage à ces cartes, sinon peu aisées à poser avec leur coût d’une paire de ressources. |
Un avantage à peser
Dans un jeu normalement constitué, la souplesse est rarement gratuite : elle fait raisonnablement l’objet d’un surcoût venant contrebalancer le regain d’agilité procuré. Copier une action ? il vous en coutera deux pièces, monseignor ! Venir troquer dans mon marché aux mille merveilles ? celà demande un tour entier, messire !
En d’autres termes, l’usage d’une action variable est habituellement moins rentable ou comporte un désagrément par rapport à l’effet ou au pouvoir spécialisé équivalent, si j’avais pu y avoir accès.
Ci-contre, l’Homme à tout faire de Shakespeare (2015) peut produire un mix d’éléments, mais en moins grande quantité/qualité que le feraient une Costumière ou un Décorateur de métier. On ne peut pas tout avoir, et on salue ici au passage l’effort thématique.
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Les contre-exemples sont rarissimes, et je ne résiste pas au plaisir de citer ici L’Âge de Pierre Junior (2016). L’obtention de la ressource joker – j’ai nommé le jeton Chien – n’y a aucune contrepartie.
C’est donc le meilleur coup du jeu dans pratiquement toutes les situations, et on aboutit à des choix téléguidés dès lors que cette action redevient accessible. Certes, le titre est dédié aux apprentis gestionnaires dès 5 ans, mais c’est un peu dommage quand même, non ?
En beaucoup moins grossier, la piste de galanterie de l’excellent Medieval Academy (2014) est notoirement très forte. Pour peu qu’on arrive à prendre une avance substantielle dès la manche 1 et/ou 4, sa rentabilité en terme de pur nombre de cases peut même être positive. Elle vient alors s’ajouter à l’avantage de flexibilité et de timing, essentiel dans un jeu aussi opportuniste où les égalités sont résolues en faveur du dernier arrivé.
Une soupape pour l’auteur
La flexibilité peut s’avérer salvatrice à plus d’un titre dans l’exercice d’équilibriste qu’est le game design.
Elle peut ainsi concourir à la robustesse d’un jeu dans un contexte de physionomie de partie changeante. La rejouabilité impose en effet souvent une disponibilité plus ou moins aléatoire de certains éléments. Tirages qui peuvent créer des contentions, des pénuries, voire des blocages. À moins de répondre à une volonté particulière (jeu ultra-tendu ou méchant), une telle situation est rarement souhaitable. La frustration excessive, le sentiment d’être limité dans ses choix, voire l’injustice par rapport à une orientation entreprise jusque-là, sont rarement des sensations prisées.
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Dans Dreamscape (2019), chacun s’attache à obtenir des fragments de rêve non seulement en fonction de ses propres objectifs, mais également d’un scoring commun qui peut rendre une couleur très prisée. Ajoutons à cela les facéties des tirages du sac, et on comprend que la difficulté à mettre la main sur telle ou telle couleur de fragment peut grandement varier. Ce n’est donc pas par hasard si le jeu autorise à tout moment la défausse de 2 fragments identiques pour obtenir celui de son choix. Jamais optimale, cette roue de secours n’est pourtant pas à négliger ; elle préserve la capacité de chacun à compléter les rêves entrepris, et à échapper ainsi au punitif -5PV! |
Dans le même ordre d’idée, la flexibilité répond potentiellement à l’évolution des besoins au fur et à mesure du déroulé de la partie. L’enjeu est de limiter un tant soit peu les actions ou/et les effets qui perdraient manifestement leur sens en fin de partie, ou au contraire un peu trop ouvertement prématurés en début de partie.
Le dernier port sur le Grand Canal de Gùgōng (2018) est la voiture-balai qui servira pour le Contremaître ou la carte supplémentaire en début de partie, mais il reste une prise valable – quoique évidemment loin d’être optimisée – jusqu’au dernier tour de par son alternative : 4PV sonnants et trébuchants.
En augmentant la limite haute de disponibilité de certaines ressources ou de types d’action donnés, la flexibilité peut par ailleurs rendre possible des stratégies variées ou « extrêmes ». En particulier dans des jeux ouverts de type « bac à sable » (cf. Degré d’ouverture), elle peut aider à la mise à disposition d’une boite à outils plus maniable.
De 1 à 7 joueurs, les configurations possibles de Caverna (2013) font le grand écart. Uwe Rosenberg a savamment prévu plusieurs garde-fous qui réduisent les situations d’engorgement lorsque plusieurs joueurs optent pour une orientation similaire, et élargissent un champ des possibles pourtant déjà assez vertigineux. Présent à partir de 5 joueurs, le Marché hebdomadaire fixe un barème qui permet d’acheter presque tout contre des PVs. Pratique pour acquérir un animal pas encore disponible à ce stade de la partie, et lancer de manière anticipée une stratégie audacieuse. Enfin, le jeu prévoit une ressource joker, nec plus ultra en termes de flexibilité : le rubis. En plus de remplacer à peu près n’importe quoi, il peut procurer une tuile qui fait défaut, et surtout un énorme avantage tactique en s’affranchissant de la règle d’ordre de placement des Nains. Même non dépensé, il vaudra toujours 1PV en fin de partie, donc pas d’hésitation : des rubis mangez-en. |
Un bienfait pour le joueur
De manière assez évidente, nous parlons là d’une arme tout aussi bonne à prendre pour le joueur.
Le contexte d’une partie évolue d’un tour sur l’autre, parfois drastiquement. Que cela soit induit par le jeu lui-même ou par des choix adverses, il est souvent virtuellement impossible d’anticiper tous les cas de figure. Miser sur des effets variables, c’est se donner les moyens de s’adapter aux imprévus. Une tactique maniable est forcément plus difficile à lire et donc moins évidente à contrer. Limiter la dépendance à un ensemble d’actions ou d’éléments trop clairement identifiés réduit d’autant les possibilités de blocage pour les concurrents aux aguets. Une stratégie trop monolithique peut se révéler aux pieds d’argile, c’est connu.
Dans une perspective toute autre, il est à noter que la démultiplication des choix – au bémol près du risque d’analysis paralysis – renforce grandement le plaisir même de la réflexion. Se creuser la tête pour trouver une façon d’arriver à ce qu’on voulait par un moyen plus ou moins détourné, alors même que le chemin le plus évident n’est plus disponible, contribue au sel de beaucoup de jeux.
La malléabilité de deux des effets que l’on peut acquérir sur les éléments de Russian Railroads (2013) est particulièrement intéressante. Utilisée à bon escient, la copie d’une action déjà effectuée ce tour-ci peut faire des merveilles dans ce jeu où l’on cherche souvent à pousser à l’extrême une ligne stratégique. Ses conditions d’utilisation strictes imposent cependant une planification soigneuse. L’avancée d’un rail d’une couleur au choix est un must, tant ces opérations sont contraignantes avec des actions standard : chaque couleur de rail bloque la suivante, et on a vite fait de créer un bouchon inextricable lorsque les actions disponibles se réduisent. Qui aura investi dans un conducteur proposant ce genre de service dispose ainsi d’un avantage tactique important et virtuellement impossible à contrer. |
Bilan élastique
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Dans d’autres titres, la flexibilité n’est pas offerte nativement, elle s’obtient par des choix. Si l’on raisonne sur la durée d’une partie, la souplesse des possibilités tactiques qu’offrent des effets flexibles peut aller jusqu’à constituer une véritable ligne stratégique en soi. Miser sur la roue jaune (Uxmal) de Tzolk’in (2012) – cf. Guide stratégique -, se lancer dans le recrutement des moines d’Orléans (2015) n’est ni neutre ni innocent. C’est un investissement sur le long terme, dont le gain final se mesure en agilité plus qu’en PV directement palpables.
Faire le choix de se donner le choix constitue après tout une bien belle mise en abyme.
► Retrouvez les autres chroniques de la Mécanique du Jeu
> Le catch-up
> Degré d’ouverture
> Gestion de dés
> Les conditions de victoire
> Thésaurisation, mode d’emploi
> L’ordre du tour
> Coopération totale
> L’enchère à un tour
Googa 28/04/2020
Un article au top comme d’hab’, merci Grovast 🙂
J’adorerai te voir traiter le sujet de « l’adaptation », sujet connexe, élément que je trouve des plus savoureux dans un euro-game (S’adapter à une main de cartes, à un setup initial, à une stratégie adverse…)
Umberling 28/04/2020
Je vais me répéter mais c’est pas grave : Grovast président !
Natosaurus 29/04/2020
je me dois de défendre l’Age de Pierre Junior ! : le joker chien est certes sans contrepartie, sauf le risque de se le faire piquer par un joueur s’il n’y a plus de chien dans la tanière, ce qui n’est pas le cas pour les autres ressources. Je pinaille, hein, merci pour tes chroniques (je suis d’ailleurs en train de lire les plus anciennes que j’avais ratées).
Grovast 29/04/2020
Ah mais oui, en effet, j’aurais du le signaler ! Cela arrive si peu souvent par chez nous que je n’y songeais plus. Il faut dire qu’on a principalement joué à 2, ce qui doit limiter les cas…
Ce chien reste excellent à mon avis, mais merci pour la contradiction judicieuse
Alfa 29/04/2020
Ces articles m’ont manqué ! Merci !!!
Booroomir 29/04/2020
+1
6gale 29/04/2020
+2 🙂
morlockbob 01/05/2020
on attend maintenant le jeu signé Grovast !
Anko 02/05/2020
Woaw, contenu clair, parfaitement présenté, et très intéressant ! Merci !
LudoH 04/05/2020
Super article!
Assez complet, personnellement j’imaginais que ca parlerait surtout sur le timing de la flexbilite: souvent le joueur part avec des actions peu puissantes mais tres flexibles pour pouvoir « faire le choix de se donner des choix » ou au contraire se specialiser au fur et a mesure de la partie (les exemples sont encore nombreux, parmi ceux de l’article: shakespeare et les decorateurs/costumiers/acteurs specialises par pistes, les autres conducteurs de russian railroads, la plupart des batiments de caverna, chacune des pistes de tzolkin et plusieurs batiments qui incitent a se specialiser aussi).
Au niveau du design de jeu on retrouve un dilemme entre flexibilite et asymetrie (donner un depart flexiblt ou avec une strategie dominante?) pour faire reference a d’autres articles lu sur ludovox 😉
Mais bref c’est tres complet et tres bon, j’ai beaucoup aime!
TheGoodTheBadAndTheMeeple 04/05/2020
Ca me fait penser a Concordia tout ca et son action de Marchand qui donne l’achat/vente de seulement 2 types de ressources.
Original et generateur de strategie et de choix par restriction de la flexibilite justement !
Thibaut 04/05/2020
Très intéressant, merci!
Nissa la belle 09/05/2020
Ces articles sur les mécaniques de jeu sont toujours passionnants à lire. Ils se dégustent en quelques minutes à peine, avec gourmandise, mais que de temps pour les écrire…
atom 22/05/2020
Excellent article comme toujours.
Je mets un “bémol” sur le diplomate de Concordia, s’il permet c’est vrai de copier une action et de donner une certaine latitude et flexibilité, il offre aussi une interaction intéressante dans le jeu. Je peux copier une action d’un joueur et donc cela ajoute à la réflexion dans le timing du jeu. Je sais qu’en jouant cette carte maintenant elle peut se faire copier. Je trouve ça savoureux.
La Granja est un excellent exemple, j’adore cette sensation de liberté que l’on a dans le jeu; On peut à tout moment, vendre des marchandises, acheter des marchandises, transformer des marchandises, si bien que j’ai besoin d’un cochon et les dés ne me le permettent pas, et bah ce n’est pas grave je peux l’acheter. Si on ajoute cette mécanique de cartes que l’on utilise de 4 façons différentes, c’est la aussi très savoureux. On ne se sent jamais à l’étroit.
J’ai envie d’ajouter Concordia avec son extension Balearica et son marché au poisson, en tout début de tour on peut dépenser autant de poissons que souhaités pour avoir des actions bonus, des ressources, des colons à placer, de l’argent et même une action architecte limitée. Quelle liberté dans le jeu.