In extremis : on le giete ou on le garde ?

Parmi les titres qui, pour moi, marquent réellement des évolutions dans l’histoire des jeux de société, [Kosmopoli:t] figure en très bonne place. Je vous le disais dans cet article, l’équipe derrière le projet réussissait la prouesse de faire un jeu malin et amusant tout en nous apprenant des choses sur la linguistique. Un vrai projet super ambitieux, profond, réfléchi. Et un super jeu.

C’est donc peu dire que j’attendais avec impatience In Extremis, qui regroupe une équipe similaire avec une intention assez proche : un jeu, un vrai, avec des auteurs et tout, mais qui va aussi nous apprendre des choses sur … la transition énergétique cette fois.

Le jeu est sorti, j’ai donc pu y joué. Le principe du Just Played est normalement de jouer quelques parties pour faire un retour à chaud. Ici, j’ai du attendre d’en faire beaucoup pour pouvoir écrire cet article, tellement ce jeu m’a intrigué et me laisse perplexe. Je ne sais d’ailleurs toujours pas exactement ce que je vais vous en dire. On va le découvrir ensemble.

Commençons par le commencement : de quoi ça parle ? Vous êtes des membres du Giete (Groupement Intergouvernemental d’Expert de la Transition Energétique) et vous devez trouver une solution pour fournir de l’énergie à la population mondiale. Pour cela vous avez créé une IA qui va vous permettre de simuler différents scénarios et voir les résultats. Wow, sur le papier ça fait envie : on parle d’IA, on va faire des simulations, c’est coopératif… chouette allons-y !

 

Côté thème, il va falloir passer par une grosse couche d’abstraction. Ce pitch, je dois dire qu’on ne le sens pas vraiment (enfin… j’y reviendrai), en tout cas pas à la première partie. Chaque partie va être séparée en trois manches. À chaque manche, vous avez des cartes en mains. Ces cartes, il va falloir les jouer en face de différents onglets. Chaque onglet est associé à une couleur et à une valeur : il faut que la somme des cartes jouées en face de l’onglet soit au moins égale à la valeur indiquée, et bien sûr, on ne compte que les cartes de la couleur correspondante. Le lien avec le pitch ? Les onglets sont des territoires qui ont des besoins énergétiques, et les cartes que vous jouez sont des machines qui génèrent de l’énergie en utilisant différente sources d’énergie. Mais il y a des contraintes :

  • On a un temps limité pour jouer les cartes.

  • Les cartes sont en nombre limité et on peut donc peu en gaspiller.

  • On ne choisit pas l’ordre de jeu, c’est l’application qui nous dit quand arrive notre tour.

  • Il faut faire attention à ne pas générer trop de pollution : soit parce qu’on a mis plus de cartes que nécessaire, soit parce qu’on a utilisé du carbone. C’est pratique le carbone, c’est un joker… mais ça pollue.

  • Eeeeeet les cartes sont recto verso, il faut donc passer son temps à regarder les deux côtés de nos cartes, ou à regarder les cartes des autres pour savoir ce qu’ils peuvent faire.

 

Une main

On perd si jamais on ne rempli pas les critères demandés et si on pollue trop.

On est donc face à un jeu qui va nous demander de communiquer de façon efficace, de prendre des décisions rapidement, et qui va surcharger notre esprit d’éléments à prendre en compte. C’était un peu le cas déjà dans [Kosmopoli:t].

C’est donc cela que vous aller devoir faire lors de la première manche de la partie. Et… possible que vous vous demandiez ce que vous êtes en train de faire. La première manche est en effet assez facile, on ne comprend pas trop ce que l’on fait vraiment, et on ne voit pas trop le lien avec le thème du jeu. Pas sur que le fun du jeu soit là tout de suite. Et, cette première impression … va plus ou moins rester. Au moins un peu. En effet la seconde manche rajoute le fait qu’on aura plusieurs couleurs/valeurs par onglets, ce qui ne change pas énormément de choses. Arrive la troisième manche et là… là c’est là que le jeu a commencé à m’intriguer.

En effet, dans chaque scénario la troisième manche va vous offrir un « twist », une petite règle en plus. Ici, un totem qui va représenter le droit à polluer. Sans ce totem devant soi, interdiction de jouer du carbone. Et ce totem, on ne peut que le passer au voisin à notre gauche. Du coup impossible de le prendre directement, il faut le demander… et cela peut sembler tout bête mais cela change pas mal de choses, car on rajoute encore une contrainte de réflexion. J’ai aussi clairement le sentiment que le chrono va plus vite à ce moment là. La partie devient vraiment plus compliquée car on a en général beaucoup moins le droit à l’erreur du fait de la pollution accumulée jusque là. C’est le moment où on commence à ne plus savoir où donner de la tête.

Malgré cela, je dois avouer que je ne suis pas sorti convaincu de cette première partie. Certes, on a un peu paniqué, on a été mis en difficulté (ce qui est une bonne chose, c’est ce que j’attends du jeu), mais le plaisir ludique n’était pas complètement au rendez-vous. Bon, c’est une première partie, essayons de voir le scénario suivant.

Je vais vous le spoiler un peu. Ce scénario change un poil les règles. Contrairement au premier, on ne pioche plus quand on veut : il faut soit ne plus avoir de cartes en main, soit jouer du carbone. Ah tiens, on est ainsi un peu plus incité à en jouer. Néanmoins, ce changement n’a pas bousculé plus que ça mon ressenti sur le jeu. Le twist de la seconde manche, un peu plus : en effet, cette fois le totem représente un train qui circule, et il faudra constamment le faire passer de façon à regagner un peu de temps sur ce minuteur qui a cette fois, sans aucun doute, accéléré.

Ok, là, le jeu est vraiment devenu assez difficile et on ne gagne que sur le fil. Reste que… bon j’ai encore du mal à m’emballer sur la mécanique centrale. Ce que l’on fait semble très abstrait, et le thème du jeu qui semblait si fort et si présent (presque trop dans les règles au point de les rendre plus complexes) est difficile à sentir.

Reste cette impression de passer à côté de quelque chose, d’un subtilité que j’aurais ratée. J’ai donc quand même voulu relancer le troisième scénario. Soyons honnête, si j’avais eu moins confiance dans l’équipe derrière le jeu, je ne suis pas certain que j’aurais continuer.

Et ce troisième scénario ne m’a pas vraiment permis d’y voir plus clair. J’y ai retrouvé les même qualités et défauts que dans les deux précédents, et cette sensation que les deux premières manches des scénarios sont un peu un apprentissage des règles propres à l’expérimentation en cours.

À ce stade, je dois dire que j’étais un peu déçu, avec le sentiment d’avoir devant moi un jeu présentent un certain challenge, qui n’est pas désagréable à jouer, mais un jeu qui ne tient pas ses promesses et qui a du mal à m’enthousiasmer.

Sauf que.

Sauf qu’il y a un élément du jeu dont je n’avais pas encore pris connaissance. En effet, derrière In Extremis il n’y a pas que des personnes du monde ludique. Il y a aussi un scientifique. Et ce scientifique, il a écrit un petit livret que l’on trouve dans la boîte.

Et la lecture de ce livret change tout.

Et oui car tout ce que l’on a fait dans le jeu, qui nous semblait très abstrait, prend alors tout son sens.

Chacune des règles du jeu est en réalité là pour nous expliquer un élément de la transition énergétique, les différentes contraintes et les différentes époques de l’histoire énergétique de l’humanité. Rien que ça. 

Et on se rend compte alors à quel point le jeu est profond et va en réalité nous apprendre énormément de choses.

Par exemple, sur le nucléaire (il va arriver au scénario 3). Le jeu met en scène la puissance du nucléaire, les déchets qu’il génère et les risques qu’il pose. Bon d’accord, c’est attendu. Mais on en reste pas là : subtilement, le jeu nous montre aussi que c’est une technologie compliquée à mettre en place et qui nécessite une filière en constante évolution. Et oui, ce sont des éléments fondamentaux à prendre en compte si l’on parle de transition énergétique.

Le jeu change ainsi de dimension et montre alors toute la composante « documentaire » qu’il propose.

Et cela pose énormément de questions. D’abord, que penser d’un jeu qui a autant besoin d’accompagnement pour être pleinement appréciable ? Ne devrait-il pas se suffire à lui même ? Ou bien, au contraire, peut-on plutôt le voir comme un tout, d’abord on joue et on s’amuse, et ensuite on nous explique les éléments que l’on a manipulés, mais que l’on va ainsi mieux comprendre ? Est-ce que le livret est là pour supporter le jeu, est-ce que le jeu est là pour mieux transmettre les informations qui sont dans le livret, ou est-ce l’un et l’autre ? 

Que faire donc de cet objet ? Quel est son public ? Si le jeu se révèle à travers les explications scientifiques, à part la personne qui possède le jeu, est-ce que les autres vont vraiment lire ou vouloir écouter toutes ces informations ? Comment l’amener ? 

Ce travail sur les scénarios, que j’aime beaucoup, me questionne également un peu comme m’ont questionné Spirit et Bomb Busters. À savoir, ce sont des jeux « légers » qui demandent pourtant un groupe de joueurs constant pour progresser. Est-ce que l’on va vraiment s’organiser pour faire cette campagne, autour d’un jeu léger qui ne prendra pas toute une soirée jeux ?

Je suis donc plein de doutes face à In Extremis. Sur le plan purement ludique, il ne m’a pas entièrement séduit. Mais je ne peux pas m’arrêter à cela quand je parle de ce jeu. Je critique souvent les serious games qui oublient la partie « game » de leur nature, et qui ne sont qu’un prétexte pour nous apprendre des choses. Ce n’est pas le cas ici. On a un jeu, qui existe pour son plaisir ludique – même si je ne me vois pas le sortir souvent, je dois le dire. Ici, le thème a été très travaillé pour être imbriqué pleinement dans les mécaniques. Le travail de game-design est, quand on s’y penche (et le livret nous le permet), assez impressionnant. La proposition est généreuse.

Je pense qu’In Extremis, peut-être même plus que [Kosmopoli:t], fait partie de ces jeux qui font avancer le média tout entier. Parce qu’il démontre que le jeu est un objet culturel à part entière, qu’il peut faire passer des messages, aborder intelligemment des sujets sérieux, tout en restant ludique. Bien sûr, on va me demander de le comparer à DayBreak. Mais… je n’y ai pas joué, je ne vais donc pas pouvoir le faire.

In Extremis n’est pas un jeu auquel j’aime vraiment jouer, ni que je me vois recommander facilement. Pourtant, et c’est là tout le paradoxe, c’est un jeu auquel j’ai envie de jouer, dont je veux faire tous les scénarios, dont je veux parler. J’ignore quel accueil l’opus a reçu auprès du public, mais j’aimerais que ce jeu connaisse un grand succès. Parce que je pense qu’on a besoin de jeux comme In Extremis.

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