Colonial Twilight – une histoire de la guerre d’indépendance algérienne

Colonial Twilight, septième volume de la série COIN (pour COunter-INsurgency) conçu par Brian Train, nous raconte l’histoire douloureuse de la guerre franco-algérienne (1954-1962). Peu étudiée dans les programmes scolaires français jusqu’à des changements récents, la guerre d’indépendance algérienne a pourtant marqué les mémoires d’un grand nombre d’Algériens et de Français, par les crimes perpétrés par l’État français – rappelons que la torture était une pratique courante dans les deux camps – , les attentats meurtriers du FLN, le déplacement forcé de plusieurs millions de citoyens algériens et français ou encore les atrocités commises par l’OAS.

Le thème modélisé par Colonial Twilight est, comme pour tous les jeux d’histoire, sérieux et important et, en fonction de notre rapport à la guerre d’Algérie, il pourra s’avérer trop sensible pour certains joueurs ; pour d’autres – cela a été mon cas mais je n’en fais pas une généralité – Colonial Twilight sera l’occasion de s’approprier autrement une partie de l’histoire et d’en avoir une compréhension plus approfondie.

Le jeu se déroule à l’échelle stratégique et il s’agit du premier COIN publié pour deux joueurs. Un mode solitaire permet également de jouer le Gouvernement français contre le Front de Libération Nationale géré à l’aide d’un diagramme de flux. Une partie peut prendre fin de deux façons : ou bien une faction satisfait sa condition de victoire lorsqu’une carte Propagande est révélée, ou bien la dernière Propagande est révélée sans qu’un joueur remplisse sa condition de victoire. On regarde alors la faction la plus proche de sa condition et on détermine le gagnant.

Les conditions de victoire étant asymétriques, le Gouvernement cherchera à accroître le Support (soutien) des différents secteurs et villes d’Algérie et à augmenter le Commitment (Engagement) de l’État et de la population française dans la guerre. Le FLN tentera de répandre l’Opposition et de construire des bases en Algérie, au Maroc et en Tunisie.

 

Le matériel de jeu (photo de Scott Mansfield)

 

Posons le cadre historico-ludique

Le thème de ce jeu est sensible, en particulier pour celles et ceux parmi nos lecteurs français et algériens qui, par des liens familiaux ou par expérience directe, ont dû endurer les conséquences de cette guerre. Je ne chercherai évidemment pas ici à statuer sur la faute de tel ou tel individu ayant pris part à ces événements pour le compte de telle ou telle faction, mais simplement à livrer une recension sur un jeu d’histoire.

Mais il n’est pas question de nier pour autant ni les atrocités des crimes de guerre commis par l’État français, des attentats terroristes perpétrées par le Front de Libération Nationale et par l’Organisation de l’Armée Secrète ni la réalité de l’histoire coloniale française en ce qu’elle contrevient au droit à l’autodétermination des peuples inscrit dans la Charte des Nations Unies de 1945 et reconnu par le droit humanitaire international depuis la fin de la Première guerre mondiale.

Trois cartes évoquant les pratiques de l’État français pendant la Guerre d’Algérie : cela va de la création des Sections Administratives Spécialisées pour étendre l’influence française dans les régions les plus reculées d’Algérie, à l’utilisation d’un générateur électrique (la tristement connue « gégène ») pour torturer la population algérienne ou encore à la surenchère dans l’utilisation de la force de frappe.

 

Les exactions commises par le Gouvernement français et les attaques terroristes menées par le FLN sont tout d’abord représentées par la pioche de cartes Événements, chaque carte étant accompagnée d’une photo et d’une explication historique dans le livret de jeu. Les Opérations de l’une comme de l’autre faction (l’Entraînement et sa Pacification, la Fouille et l’Assaut – pour le Gouvernement ; le Ralliement et l’Agitation, les Attaques et le Terrorisme – pour le FLN) et leurs Activités Spéciales respectives (Transport de Troupes, Neutralisation ; Corruption et Extorsion) mettent aussi en avant la spécificité du mode opératoire de chaque faction, tout en accentuant l’asymétrie.

Des Événements « charnière » (Pivotal), tels la Mobilisation, l’Indépendance de la Tunisie et du Maroc ou le Retour de De Gaulle au pouvoir retracent et traduisent sur le plateau des moments particulièrement importants de la guerre. Enfin, même si elle constitue une abstraction du rapport de l’opinion publique franco-algérienne à cette guerre, la piste de la France permet de mesurer et d’influencer l’engagement et le soutien de la population dans ce conflit armé. Elle a des conséquences importantes pour la victoire du Gouvernement et pour la gestion des ressources du FLN.

Si la Mobilisation et le Rappel de De Gaulle profitent au Gouvernement, le Coup d’État (« Putsch des Généraux ») d’Avril 1961 est un couteau à double tranchant : il profitera au Gouvernement ou au FLN, en fonction du résultat d’un lancer de dé.

 

Engager les hostilités

Colonial Twilight propose trois scénarios avec plus ou moins de cartes Événement. En effet, le jeu s’articule autour d’une pioche commune, dont on révèle les cartes l’une après l’autre. Lorsqu’une carte est révélée, le premier joueur place le cylindre de sa faction sur la case correspondante à l’action qu’il choisit. Il peut alors appliquer les effets de l’Événement de la carte, mais aussi effectuer une Opération dans un ou plusieurs espaces, ou encore réaliser une Opération en l’accompagnant d’une Activité spéciale.

Les Opérations et les Activités spéciales sont différentes pour les deux factions. Ainsi, le FLN peut Rallier pour placer des guérillas et des bases, et fomenter l’opposition contre le Gouvernement. Il peut également déplacer ses Guérillas d’un ou plusieurs espaces adjacents au sein d’une même Wilaya, Terroriser pour neutraliser le soutien de la population, et Attaquer les forces du Gouvernement. Pour gagner des ressources, il pourra révéler une Guérilla dans chaque espace peuplé (Extorquer). Tendre une embuscade permet de réussir une attaque sans avoir à lancer de dé. Enfin, Subvertir permet de retirer ou de remplacer des Troupes et/ou des unités de la Police algérienne.

Lorsque l’indépendance du Maroc et de la Tunisie est déclarée, les secteurs adjacents deviennent frontaliers et la Police peut alors participer aux Assauts. La « Border Zone Track » représente les moyens de contrôle et de répression mis en œuvre par le Gouvernement pour limiter l’arrivée de guérillas.

 

Pour le Gouvernement, les affaires sont un peu plus compliquées. L’Entraînement permet uniquement de placer des forces algériennes dans les villes ou les secteurs avec une base. Il faut faire un déploiement pour que des troupes, la police ou des bases françaises arrivent sur le plateau. La police sera plus mobile (on la déplace par l’opération Garnison) mais son action sera aussi plus limitée car elle participe aux Assauts uniquement dans les Villes et dans les Secteurs frontaliers. Sa participation sera en revanche nécessaire pour Neutraliser les forces du FLN.

Pour le Gouvernement, le nerf de la guerre, ce seront surtout les Troupes et, en particulier, les Troupes françaises, bien moins nombreuses que la Police – cela représente la proportion de forces militaires spécialisées au sein de l’armée française. Elles peuvent être parachutées rapidement entre trois espaces différents pour participer aux Fouilles et aux Assauts. Dans les secteurs montagneux, il faudra qu’elles soient nombreuses pour révéler et éliminer les Guérillas et les Bases du FLN (deux troupes pour chaque guérilla).

Les cubes bleus représentent la Police (clair) et les Troupes françaises (foncé). Les cubes verts représentent la Police et les Troupes algériennes. Selon les historiens, entre 200000 et 400000 Algériens se sont engagés au sein de l’armée française, mais seuls 42000 seront accueillis en France métropolitaine. (Photo de Scott Mansfield)

 

Le jeu de l’initiative

D’un point de vue mécanique, l’une des nouveautés les plus marquantes introduites par Colonial Twilight, c’est la piste d’initiative pour deux joueurs. Celle-ci permet d’adapter les phases à ordre variable pour quatre joueurs du système COIN à une configuration à deux joueurs, tout en respectant son fonctionnement général : l’action de la première faction conditionne les possibilités de la seconde et, en règle générale, un choix particulièrement avantageux pour l’une, telle l’Opération avec Activité Spéciale, permettra à l’autre d’appliquer le texte de l’Événement de la carte, et inversement.

À son tour le premier joueur éligible place son cylindre sur l’une des cases et exécute l’action correspondante. Le second éligible pourra placer son pion uniquement sur l’une des cases adjacentes.

 

Contrairement aux volumes précédents de la série COIN, l’ordre du tour n’est plus déterminé par les cartes, mais par cette piste d’initiative. Pour compenser le choix d’une Opération limitée à un seul Secteur, ou d’un Événement par une faction, celle-ci sera première lors du prochain tour. Ce que j’ai constaté dans mes parties, c’est que, comme ses ressources sont plus limitées que le Gouvernement, le FLN aura souvent tendance à choisir l’Opération avec Activité Spéciale pour pouvoir extorquer les populations locales.

Certains événements sont intéressants pour le FLN, surtout s’ils sont piochés au moment opportun, mais ils ne m’ont pas semblé aussi déterminants que pour le Gouvernement. L’Overkill ou le Napalm – pudiquement nommé, au sein de l’armée française, « les bidons spéciaux » et amplement utilisé sur des hameaux dans lesquels des combattants algériens étaient suspectés de se cacher – peuvent faire la différence pour éliminer plus facilement les bases du FLN et gagner ainsi du Commitment.

En effet, pour contrer le FLN dont l’influence et les guérillas se répandent très vite sur le territoire algérien, le Gouvernement devra chercher à être efficace et précis. Dans ce contexte, révéler des guérillas qui protègent une base par une Fouille et les prendre d’assaut au début du tour suivant permettra au Gouvernement de limiter la présence du FLN, voire de l’éradiquer entièrement dans un Secteur. Aussi surprenante qu’ingénieuse, cette piste d’initiative introduit donc une tension tactique, notamment pour le Gouvernement, que je ne retrouve pas dans les jeux pour quatre joueurs de la série COIN.

 

La bonne stratégie pour le bon scénario

Une autre bonne surprise de Colonial Twilight a été de réaliser l’incidence du choix du scénario sur la stratégie des deux factions. Il est vrai que les actions du FLN peuvent sembler répétitives : c’est une faction qui devra beaucoup Rallier et Extorquer au cours de la partie. Mais c’est seulement une fausse apparence : ralliement après ralliement, assaut après assaut, on est en réalité constamment engagés dans un tir à la corde pour se rapprocher, carte après carte, de sa condition de victoire – ou pour en éloigner la faction adverse.

La stratégie change encore si l’on joue le scénario complet qui commence en 1954, avec la Toussaint Rouge pendant laquelle le FLN commit soixante-dix attentats partout en Algérie, et s’achève en 1962 avec l’indépendance de l’Algérie. Pour empêcher le Gouvernement de jouer l’Événement Mobilisation qui lui permet de recevoir un soutien militaire massif de la France métropolitaine, le FLN évitera d’attiser l’opposition trop rapidement. Cela contraindra le Gouvernement à sacrifier quelques points d’Engagement pour être plus présent sur le territoire algérien.

Le plateau central au début du scénario complet « Algérie Française ! » (photo de Scott Mansfield)

 

Il arrive par exemple que le Gouvernement neutralise – de façon presque gratuite – des populations algériennes uniquement dans le but d’accroître l’opposition pour légitimer la mobilisation en France métropolitaine, aux yeux de l’opinion publique. De même, apparemment contre son propre intérêt, le FLN peut choisir de terroriser les populations pour neutraliser l’opposition. Au début du scénario long, cette faction aura en effet besoin de pouvoir recruter des soutiens partout dans le territoire et d’y implanter des bases sans avoir à s’inquiéter de la répression du Gouvernement.

La stratégie change radicalement avec les scénarios moyen et court. Avec seulement trente-six cartes, le scénario court commence avec la Semaine des barricades et la reconnaissance, par De Gaulle et l’ONU, du droit à l’autodétermination pour le peuple algérien. L’intérêt du FLN sera de gagner rapidement, là où le Gouvernement jouera la carte de la guerre d’usure pour retirer du jeu de plus en plus de guérillas du FLN et diminuer de plus en plus les ressources – déjà limitées – qui sont à leur disposition.

Le plateau au début du scénario court, comportant trente-six cartes Événement et trois Propagande

 

Subtilités stratégiques et hasard de la Propagande

Non seulement la stratégie du Gouvernement et du FLN devra s’adapter au scénario, mais elle changera significativement suivant l’ordre d’apparition des Événements et, pour les scénarios plus courts, les Événements présents dans la pioche. La durée de chaque campagne, cadencée par les cartes Propaganda aura aussi son importance car chacune comporte une ou plusieurs phases d’entretien, de redéploiement et de revenus. Lorsqu’elles apparaissent tôt dans le jeu ou de façon rapprochée, ces cartes alloueront au Gouvernement une quantité importante de ressources qui, gérées avec parcimonie, lui permettront d’agir longtemps sur le territoire algérien.

Le FLN devra être encore plus mesuré dans la gestion de ses ressources car, chaque fois qu’il extorque, il met une guérilla à découvert et l’expose ainsi aux attaques du Gouvernement. Il n’est pas rare que, lorsque la Propagande tarde à arriver, le joueur FLN se retrouve dans la nécessité de passer pendant un ou plusieurs tours en offrant ainsi, au Gouvernement, la possibilité de prendre le dessus sur le FLN à l’usure. Le Maroc et la Tunisie, deux territoires frontaliers dans lesquelles le Gouvernement français ne peut pas entrer, constitueront souvent une source régulière et sécurisée de ressources pour le FLN.

Parmi les six cartes Propaganda!, trois représentent des affiches françaises. L’injonction à se dévoiler, pour les femmes algériennes, était récurrente pendant la Guerre d’Algérie. Dans « L’An V de la révolution algérienne », Frantz Fanon dira du voile qu’il « fonctionne [aux yeux des Européens] comme un signifiant exotique, investi de toutes les propriétés d’un fétiche sexuel ». Nombreux furent pendant la Guerre d’Algérie, non seulement les viols de femmes algériennes commis par certains soldats de l’armée française, mais aussi les dévoilement forcés.

 

Bien qu’elle constitue une abstraction d’un aspect politique de la Guerre d’Algérie et du fait que certains événements de cette guerre se soient déroulés également en France métropolitaine, la France Track m’aura quand même frappé par sa pertinence mécanique et thématique. Le joueur du FLN, pour qui chaque Opération coûte une ressource par endroit sélectionné, aura tout intérêt à rallier sur cette piste pour faire baisser le Commitment le plus possible à chaque Propagande et gagner quelques ressources supplémentaires, envoyées de la métropole. Souvent, le Gouvernement ne pourra que contenir les effets de cette piste car les Opérations lui coûtent le double.

Avec Colonial Twilight, nous avons un jeu qui s’adresse à un public expérimenté et, si possible, avec un peu de familiarité avec le système COIN. Toutefois, les règles sont suffisamment bien écrites et les aides de jeu suffisamment claires, pour qu’un néophyte du système puisse l’apprivoiser (la VF est disponible sur Ludistratège).

Bien qu’il y ait une part importante de conflit, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’être un amateur de wargames classiques à hexagones, pour apprécier Colonial Twilight. On peut tout aussi bien être attiré par les aspects historiques et politiques de la Guerre franco-algérienne et être curieux d’en apprendre plus et autrement, par ce jeu d’histoire.

Les descriptions des cartes, le soin apporté au choix des images, la bibliographie et la filmographie incluses dans le livret de jeu montrent que le thème a été travaillé et pris avec le sérieux qu’il mérite. Il manque quelques références francophones à cette bibliographie, notamment les ouvrages et les documentaires de Benjamin Stora, historien spécialisé, entre autres, dans ce conflit (pour un aperçu d’ensemble, je vous recommande Histoire de la guerre d’Algérie chez La Découverte – je remercie Fred Serval de me l’avoir conseillé). Si vous préférez les documentaires, je vous conseille entre autres l’Ennemi Intime de P. Rotman et C’était la Guerre d’Algérie de G.-M. Benamou et B. Stora.

Comme pour tous les jeux d’histoire, quand on se renseigne de plus près sur le sujet, ce n’est évidemment plus le cœur léger qu’on neutralise des guérillas dans une région ou qu’on fait une attaque terroriste. Mais c’est précisément cette tension entre l’aspect stratégique et les conséquences historiques que nos choix auraient pu avoir qui est intéressante.

On ne peut alors que penser à toutes les victimes innocentes de cette guerre et de ses horreurs, quelles que soient leurs nationalités, à qui cet article rend très humblement et modestement hommage.

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