► E.D.I.T.O. Auteur de jeu : anatomie d’un être flou

C’est un fait : dans le milieu de la création en général, les auteurs sont le plus souvent les plus précaires de la chaîne. Dans le monde du jeu de société, l’auteur est le seul maillon qui ne peut pas vivre de son activité ludique – à de rares exceptions près – alors que sans lui, le jeu n’existerait pas.

Au-delà du monde ludique, cet état de fait est souvent vérifiable. Rappelons que les scénaristes américains ont fait grève en 2007 et 2008 pour réclamer plus d’argent et des conditions moins instables, que le salaire d’un auteur de livres en France dépasse rarement plus de 5 000 euros par an (liens 1 et 2). Je vais souvent faire référence au milieu des auteurs de livre au cours de cet édito : si le livre a pignon sur rue depuis plus longtemps que le jeu de société moderne, il est fort aisé de constater des similarités entre les milieux [NDLR : par ailleurs l’un des auteurs de ces lignes est aussi un auteur de livres publiés].

Quid des jeux de société, alors ?

Comme on a quelques auteurs dans les parages de la rédaction, on leur a demandé. Les auteurs vont toucher environ 5 à 10 % du prix distributeur du jeu. Le « prix distributeur » d’un jeu signifie le prix auquel le distributeur vend aux boutiques, soit la moitié du prix boutique. 

 

droits ok

Graphisme plutôt représentatif réalisé par Jérémie Caplanne – auteur de Baba Yaga (Purple Brain) –

 

Sur un jeu vendu une trentaine d’euros, l’auteur touchera environ entre 60 centime et 1 euro par boîte. Pour en vivre, il faudra en vendre beaucoup. Tout dépendra du nombre de boîtes qui seront donc tirées. Chez un petit éditeur, le tirage moyen sera de 2 000 ou 3 000 boîtes environ. Chez un éditeur de taille moyenne, on tourne déjà plus autour des 5 000 boîtes. Une distribution à l’internationale chez Asmodée se situe plus souvent autour des 10 000, voire bien plus.    

 

contrat

 

Flou artistique 

Rappelons au passage que le statut juridique d’auteur de jeu de société est aujourd’hui très flou ; le jeu n’étant pas reconnu comme œuvre culturelle, on devrait en fait parler « d’invention ». Mais en réalité, dans le quotidien des professionnels, les éditeurs de jeux établissent des contrats d’auteur. Ce système a fait ses preuves, il est reconnu juridiquement (comme on a pu le voir au cours de certains procès). La plupart des grands éditeurs ont d’ailleurs aujourd’hui des avocats spécialisés qui établissent ces contrats d’auteur.

À noter : les contrats vont énormément varier d’une maison d’édition à une autre. Plus l’éditeur est gros, plus il va chercher à couvrir un large spectre de points de manière exhaustive (que se passe-t-il en cas de destruction du stock ? En cas de braderie du jeu ? Comment vont se gérer les produits dérivés et les adaptations numériques ? etc). À moins que l’auteur ait recours à un agent pour valider son contrat, il est de coutume de montrer le document à un autre auteur déjà édité, pour avoir des retours et des conseils.

calC’est d’ailleurs pour une de ces raisons que les auteurs se réunissent par regroupement régionaux (avec par exemple la CAL de Lyon, le premier historiquement, qui réunit une quarantaine de personnes désormais, mais aussi le CAJO pour les auteurs de l’Ouest, le GRAL aka le gang Rennais…).

Comme les auteurs de jeux de société travaillent aujourd’hui dans une zone de flou juridique, ils se conseillent entre eux comme ils peuvent, sur tous ses aspects administratifs (les contrats mais aussi la déclaration à l’AGESSA par exemple).

 

En vadrouille

Reste aussi le problème de la présence en festival et de la représentation. Aujourd’hui, les auteurs de jeux de société peuvent apporter une vraie plus value en salon en faisant la démonstration de leur jeu au public, ou en effectuant des séances d’autographes. L’auteur de jeux de société les effectue gratuitement, et parfois, n’est même pas défrayé (en général, l’éditeur défraie son auteur sur le FIJ et Essen, pour le reste c’est, là aussi, souvent un recours globalisé au system D : co-voiturage, etc).  

Ces actes promotionnels assurés par l’auteur ne devraient-ils pas être rémunérés, au-delà des boîtes achetées ? Du côté auteurs de livres, on est dans le même étau : peu sont les éditeurs à rémunérer leurs auteurs en déplacement, et pour les salons eux-mêmes, les seuls à avoir l’obligation légale de le faire sont les salons subventionnés. Les auteurs de littérature jeunesse disposent d’un guide de conduite très largement accepté (aussi utilisé dans les milieux hors jeunesse).

tikal

Pérenniser les oeuvres

Les bienfaits d’un livre vont à l’auteur, et ce, jusqu’après sa mort : pour être tout à fait précis, les ayants-droit disposent du droit patrimonial, et ont donc décision sur l’utilisation ou non d’une oeuvre, pendant 70 ans après la mort de l’auteur. Il est à noter que certains candidats de l’élection présidentielle à venir (à savoir Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon) proposent de réviser le statut d’auteur et celui du domaine public (les oeuvres dont l’auteur est mort depuis plus de 70 ans). Monsieur Mélenchon veut par exemple instaurer une caisse de retraites des auteurs en taxant les oeuvres libres de droit.

Mais… rien du côté du jeu de société moderne. Pourtant les diverses rééditions, et les maisons d’édition qui s’intéressent à ce processus (comme Super Meeple qui n’édite que des jeux ayant fait leur preuve, à l’instar d’un Tikal) contribuent à créer une histoire du jeu, à pérenniser certaines œuvres. Cela démontre bien qu’une véritable culture ludique se transmet d’année en année.

COV conferences ludovox Cannes

Et maintenant, on va où ? 

Quelle évolution peut-on souhaiter pour les auteurs ? D’ores et déjà, la reconnaissance du jeu comme un produit culturel pourrait bien faire basculer les choses, faisant notamment passer la TVA de 20 % à 5,5 % et permettant aux auteurs d’enfin rentrer dans des cases administratives clairement définies.
Il est à noter que l’UEJ (union des éditeurs de jeux) qui s’est formée l’an dernier milite justement en ce sens. Nous couvrirons d’ailleurs la conférence qui aura lieu sur le sujet des droits d’auteur – avec la participation de l’UEJ et de Karine Riahi, associée du cabinet KGA Avocats – samedi au FIJ de Cannes.
Les auteurs ont quant à eux à l’heure actuelle un groupe Facebook baptisé provisoirement « réflexion sur la création d’un collectif d’auteurs » et une assemblée générale aura justement lieu samedi à 10h (ouverte à tous les professionnels intéressés) lors du festival de Cannes également.

Tout reste à faire, mais les forces et les énergies semblent se mettre sérieusement en marche pour faire progresser le milieu !

 

 

– La Rédac

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19 Commentaires

  1. TheGoodTheBadAndTheMeeple 22/02/2017
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    Un bel et vrai article qui fait le point et fait avancer la profession. Bravo.

  2. ReiXou 22/02/2017
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    Bon article de synthèse, merci (et belle infographie)

    • Fredovox 22/02/2017
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      Encore merci à Jeremie Caplanne qui a réalisé ce graphique, après avoir récupéré de nombreux retours des acteurs de la profession. Il permet une lecture simple et efficace de la répartition des revenus.
      Pour ma part je m’en sert maintenant tout le temps quand on me demande si je suis riche avec mes droits d’auteur, et ça leur suffit comme réponse ^^

  3. Alendar 22/02/2017
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    Merci pour cet article qui éclaire sur beaucoup de choses (malgré le flou juridique!).

  4. Damien Andre 22/02/2017
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    J’apprécie ce genre d’article qui propose autre chose.

  5. morlockbob 22/02/2017
    Répondre

    Niveau auteur livre (jeunesse) il y a un encore une petite différence suivant le support, magazine (J aime lire) ou livre, qui ne paie pas de la même façon et surtout pas sur la même longueur.

  6. Albumine Tagada 23/02/2017
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    Super article !

    Par rapport au parallèle édition livre/JdS : les auteurs touchent-ils un à-valoir initial sur leurs « droits d’auteur » ou ne sont-ils payés que par trimestre/semestre comptable ? J’imagine que ça dépend des éditeurs, mais je voulais savoir si c’était une pratique répandue dans ce milieu.

    • Fredovox 27/02/2017
      Répondre

      Les auteurs touchent une avance de droits, plus ou moins importante selon les éditeurs et leur taille.
      Puis ils touchent leurs droits d’auteurs, le plus souvent sur une base semestrielle, parfois annuelle.

  7. Balkim 23/02/2017
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    Article très intéressant ! 🙂
    Pour précision, la TVA est bien de 20% ou 17% comme sur le schéma ?

     

  8. Zuton 23/02/2017
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    Un éclairage vraiment intéressent sur le milieu : le graphique est plus que parlant et éloquent, montrant clairement que l’auteur est vraiment le moins rétribué alors qu’il est à l’origine du projet !

    Je crois savoir que les illustrateurs sont plutôt rémunérés au forfait mais est-ce qu’il arrive dans certaines productions ludiques qu’il touchent un % des ventes ?

    Je me demandais justement à titre de comparaison : comment évoluerait le « camembert » pour un jeu acheté via une plateforme participative (type KS, Ulule) ? Où vont les « 30% boutique » sachant que les frais de ports sont très souvent à la charge de l’acheteur ? Une partie chez l’hébergeur de la plateforme j’imagine, mais l’auteur n’est il pas mieux rémunéré avec cet autre modèle ? Vaste débat…

    • Fredovox 27/02/2017
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      Les illustrateurs sont de plus en plus nombreux à obtenir des % en plus du forfait. Ça reste faible, de l’ordre de 1, 2 voir 3%, mais c’est plutôt interessant vu que c’est souvent du bonus, en plus du forfait qui paye leur travail. (mais c’est un autre débat).

      Pour le cas d’un KS, les % sont différents, mais rarement ceux de l’auteur. Cependant il gagnera plus, étant donné que sa part qui se calcule sur le CA de l’éditeur ne sera plus calculé sur 30% du total mais plutôt sur 70% du total. En effet boutiques et distributeurs « disparaissent », mais ils sont souvent remplacés par d’autres centres de dépenses, comme le community manager, la plateforme participative, l’organisme partenaire de gestion et redistribution des colis/jeux…. Bref, l’éditeur ne marge pas tellement plus, c’est juste que les coûts sont dispatchés autrement.

  9. eolean 23/02/2017
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    Intéressant cet article. Je suis curieux de savoir si c’est un modèle français, européen ou international…

    ça explique également le succès des jeux kickstarter qui bypass la partie boutique et parfois même éditeur.

    Par contre, je suis quand même toujours surpris de voir la faible part qui revient à l’auteur du jeu. Je sais bien qu’il faut que tout le monde vive dessus et que chaque partie a des frais connexes, mais quand même il me reste en tête que ce sont les idées qui sont bradées…

    Ce que je veux dire, c’est que ça ne me dérangerai pas de payer le jeu 32 euros au lieu de 30 si je sais que c’est l’auteur qui touche 2 euros de plus…

    • atom 23/02/2017
      Répondre

      Je suis d’accord avec toi, mais il faudrait que tout le monde en soit conscient et prés a payer plus cher. Et dans une société ou l’on veut tout payer peu cher, c’est pas évident a mettre en place. En tout cas ça ne peut pas venir d’un éditeur tout seul, il faudrait que toute la profession s’y mette.

    • Reixou 27/02/2017
      Répondre

      Les droits d’auteurs sont variables d’un contrat à l’autre. On va dire qu’on est dans la fourchette 6-10% selon les cas, parfois avec des clauses progressives (= le % augmente si les ventes dépassent 50000 / 100000 ou autre chiffre négocié). On peut même parfois (pour les plus bankable) passer les 10% sur de très gros volumes.

      Comme auteur, notez que quand on passe de 6 à 8%, on augmente de fait sa rémunération de 33% (!).

      • Fredovox 27/02/2017
        Répondre

        Très bonne remarque de Reixou, je développe au cas ou car c’est un peu tricky.
        Les pourcentage paraissent ridicules (et sont en effet assez faibles), mais les évolutions de % sont vraiment une clause importante pour les auteurs.
        Lorsque son pourcentage passe de 6% à 8%, il ne va pas gagner 2% de plus, car le calcul se fait sur la somme. Si il gagnait 6% sur un chiffre d’affaire de 10.000€, il gagnerait 600€. Les 2% de plus ne lui font pas passer à 612€, mais 800€, car il faut faire le calcul sur le CA global, soit 8% des 10.000€. Il aura donc une augmentation de 33% de sa rémunération, ce qui est loin d’être anodin.
        Ce système de paliers tends à se généraliser chez de nombreux éditeurs, mais n’a pas encore été adopté par tous, loin de là.

    • Fredovox 27/02/2017
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      Le modèle présenté est le modèle Francais. Le modèle allemands est en effet différent sur quelques points, notamment sur des évolutions après 1 an d’exploitation du jeu par exemple, mais c’est assez complexe et je n’ai pas les informations concrètes pour les présenter.

  10. Umberling 23/02/2017
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    17-20 de TVA : quand tu pars du prix HT c’est 20 mais quand tu pars du prix total, c’est 17 pour cent…

     

    Les à-valoir : se font aussi, avec obligation de reddition de comptes.

     

    Les illustrateurs (livre ou jeu) sont en général payés au forfait mais selon les projets (album illustré) peuvent être payés en pourcentage.

     

    Il faudra que je me renseigne pour les financements participatifs.

  11. TheGoodTheBadAndTheMeeple 27/02/2017
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    cet article fait echo a l’excellente conférence qui a eu lieu en début de salon de Cannes et dont je vous ferai un compte rendu détaillé je pense, des que j ai le temps de compiler mes notes.

    Elle retrace la relation auteur éditeur et évoque notemment les % et les camemberts !

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