Toulon : Résidence d’auteurs j2s [Rodriguez – Escoffier – Prothière]

Voilà 10 ans que l’association Les Yeux Dans Les Jeux oeuvre avec passion dans la ville de Toulon pour donner aux jeux de société contemporains une visibilité et une place à travers des actions diverses, comme l’organisation du festival du jeu de Toulon, et parfois plus innovantes encore, comme la Résidence d’auteurs, calquée sur le concept de résidence d’artistes. « On tente d’apporter un peu de nouveauté dans un monde aujourd’hui presque saturé de festivals, salons, foires… » explique Bruno Suzanna, le président de l’association. 

La place de l’auteur

C’est par l’intermédiaire de Michel Pinon que les organisateurs du festival du Palais du Jeu et du Jouet de Toulon ont rencontré Philippe des Pallières avec qui ils ont longuement débattu du rôle et de la place de l’auteur sur un festival. C’est précisément dans ces discussions que l’idée de la Résidence d’auteurs prend ses racines. « Pas de joueurs sans jeux, mais surtout pas de jeux sans auteurs ! » s’exclame Bruno, enthousiaste à l’idée de pouvoir aider à la reconnaissance d’une profession encore en cours de définition.

Dès la deuxième édition du Palais du Jeu et du Jouet de 2016, la forme et l’objectif de la Résidence d’auteurs se fixent plus nettement. C’est encore Bruno qui la définit le mieux : « Offrir du temps, de l’espace et des conditions d’accueil optimales (ou en tout cas les meilleures possibles) pour permettre à deux auteurs de se rencontrer, de faire avancer la « cause ludique », de rencontrer les publics locaux les plus divers et, si possible, de réfléchir à la création d’une oeuvre ludique originale ancrée dans l’espace toulonnais. »

Chaque année, un duo d’auteurs mènent donc la danse, avec un passage de relais symbolique entre un jeune auteur prometteur et un second plus expérimenté. Pour eux, la Résidence d’auteurs, c’est une semaine non-stop, défrayée (et même avec une « rémunération symbolique »), articulée autour de moments dédiés à la création pure et de rencontres organisées avec le public. L’occasion de se donner le temps de discuter en dehors des rushs de festival, pour comparer les approches créatrices de chacun, partager les expériences, oraliser les processus créatifs, travailler ensemble, mais aussi pour communiquer dans des structures locales (écoles, lycées, FabLab, médias, etc) dans le simple but de montrer que le métier d’auteur de jeux de société existe.  

 

 

Dans ce petit entretien, nous avons réuni Laurent Escoffier (Pix, Corto, Loony Quest…), Juan Rodriguez (Tic Tac boum, Les Poilus…), et Julien Prothière (Dream on!, Check!…) qui ont vécu cette expérience particulière de la Résidence d’auteurs entre 2016 et 2018.

 

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Vous décrivez la résidence comme étant l’occasion de « renforcer mutuellement [vos] postures artistiques ». Préférez-vous le terme d’artiste à celui d’auteur ? Pensez-vous que cela soit toujours valable ? Quelles sont les conséquences à vos yeux de ce choix de terminologie (créateur, game designer, auteur, artiste..) ?

Juan Rodriguez : Oui, grâce à ces résidences nous pouvons constater que notre collègue a aussi une démarche artistique et cela nous permet d’ancrer la nôtre. Nous sommes tous sujets à des doutes et des interrogations sur le bien fondé de notre ressenti, ces rencontres nous aident à y voir plus clair.
Le statut d’artiste est auto-attribué et il faut se surveiller soi-même pour toujours être à la hauteur de cette ambition et ne pas céder à la tentation de la facilité. Ce sont les termes créateur, ou concepteur qui sans être complètement incompatibles avec nos activités ont une très forte connotation technique (« game designer » est à part car c’est de l’anglais). Depuis la Novlangue d’Orwels dans « 1984 » on sait que se battre sur les mots est important car leur précision nous permet de construire une pensée. Il n’y a pas d’opposition entre « Artiste » et « Auteur », c’est plutôt un duo bien vécu !

Julien Prothière : Je n’oppose pas spécialement les deux termes. Chacun a son utilité dans la définition de la démarche de création. L’une, auteur, indique qu’il s’agit d’un rapport de paternité (ou maternité tout dépend ;)). L’autre, artiste, précise qu’il s’agit d’une démarche impliquante, qui donne à voir une partie de la sensibilité de son auteur. Artiste/auteur de jeux de société est pleinement comparable selon moi à artiste/auteur de littérature.

Concernant le caractère valable du terme d’artiste, comme aurait dit Michel Lalet (à quelques mots près), ce n’est pas parce qu’un livre est médiocre que la littérature n’est pas un art. Idem pour les jeux de société. D’autant qu’un jeu médiocre à mes yeux peut tout à fait plaire à d’autres. Dans l’art, c’est aussi avant tout une histoire de goût.

Laurent Escoffier : Je n’aime pas dire « artiste » que je trouve vague et qui a un sens fantaisiste et parfois péjoratif. « Game designer », c’est très bien pour les badges dans les festivals à l’étranger, mais entre francophones, c’est un peu ridicule et puis c’est connoté jeu vidéo (et ce n’est pas exactement le même métier). « Créateur », je trouve ça pompeux “le 6e jour, Il créa le meeple pour gérer toutes ces ressources, et Il vit que cela était bon…” Non, je préfère « auteur », plus lié à la production de contenu. Et puis c’est ce qui ressemble le plus à un “vrai” métier.

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Qu’avez-vous retiré personnellement et professionnellement de cette expérience en résidence ?

Juan Rodriguez : Au-delà du plaisir d’être pendant une semaine avec des personnes que j’apprécie, je me suis senti investi d’une certaine responsabilité vis-à-vis de la profession. Et aussi sur la tentative de sa reconnaissance en cours. Donc à chaque intervention, transmission, échange, j’ai tenté de m’inscrire dans une durée qui allait au delà de ma présence. J’ai tenté de construire un cadre, une réflexion et des actions qui s’installent pour longtemps et pour tous. Un vrai système coopératif sur le long terme ou l’on sème quelques graines en espérant qu’un bel arbre en résulte. Cette projection est des plus gratifiante quand on constate que d’autres y adhèrent et se l’approprient.
Après l’avoir vécu deux fois, je comprends mieux maintenant les intentions de Philippe au lancement de cette expérience.

Julien Prothière : En tant que jeune auteur, j’ai d’abord été particulièrement touché de l’invitation de Juan. On s’était rencontré à la Gen Con en 2016, on avait déjà pu bien échanger entre nous sur nos démarches respectives. Elles semblaient être compatibles. Mais être invité sur une semaine de résidence d’auteurs par celui que je considérais comme mon maître jedi, c’était un honneur.
Ensuite, pendant ces deux fois une semaine, cette résidence m’a permis de m’affirmer en tant qu’auteur, de mettre en mot ma démarche artistique, de la regarder, d’en prendre plus conscience et d’ainsi savoir davantage ce que je voulais en faire en tant qu’auteur de jeux.
Cela m’a également conforté dans ma posture « professionnalisante ». C’est à partir de ma première semaine de résidence (en 2017) que je me suis réellement dit qu’être professionnel auteur de jeux me demandera du temps et que j’en étais d’accord.

Laurent Escoffier : J’en garde un sentiment très inhabituel : le fait d’être accueilli, considéré et présenté partout, pendant une semaine complète, comme un auteur de jeu, fait qu’on se sent auteur comme rarement auparavant ! En tant normal, mon activité d’auteur est tellement intriquée dans les évènements du quotidien que je n’y pense pas. Une semaine entière pour
prendre du recul et en parler, c’est donc un événement rare et précieux qui permet de faire le point et certainement de grandir.

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Des travaux collaboratifs ont-ils pu être initiés pendant ce moment privilégié ? Finalement cet aspect-là de production est-il plus secondaire que la rencontre et la discussion avec des publics ?

Juan Rodriguez : Ce n’est pas si souvent que l’on est amené à préciser sa démarche de vive voix. Les interviews sont la plupart du temps un peu convenus et ne permettent pas souvent de rentrer dans les détails et la finesse d’un ressenti, ni d’une intention, qui même pour nous est parfois un peu confuse.
Donc avoir du temps avec un partenaire qui comprend et manipule les mêmes concepts que nous, c’est plus important que le travail collaboratif qui peux surgir. Une semaine c’est assez pour avoir quelques pistes par contre. Par la suite il y a beaucoup de travail et de temps, il faut que l’idée soit vraiment à la hauteur pour résister à ces inconvénients.
Les échanges avec les publics locaux sont toujours très intéressants, mais ils existent assez fréquemment en dehors de ce cadre particulier mais la résidence crée une concentration de ces moments et en duo, ce qui change pas mal de choses. Le projet ludique entamé avec Philippe, poursuivi avec Julien, puis avec Laurent et les suivants va avoir un vécut passionnant qui va dépendre de ce que tous ses auteurs vont en faire. Jusqu’où vont-ils le mener ?

Julien Prothière : Sur les deux semaines que j’ai vécues, que ce soit avec Juan ou Laurent, les échanges entre nous sur la création ludique ont bien entendu été nombreux. Ils m’ont permis d’avoir deux regards complémentaires au mien sur la recherche ludique. S’en est suivi avec Juan, l’envie de travailler ensemble sur un projet ludique. La résidence a donc initié un travail de création en commun. Cette résidence telle qu’elle est définie n’a pas pour objectif la production collaborative de jeux.
Néanmoins, elle propose dans sa formule (2 auteurs, sur une semaine continue) une fenêtre tout à fait pertinente pour le faire.
Par ailleurs, nous avons participé à l’élaboration d’un projet ludique sur la ville qui semble être le fil rouge de ces résidences au fil des années.
Concernant l’importance d’un objectif de la résidence par rapport à un autre, je n’ai pas envie de me prononcer. Aller à la rencontre de public est essentiel pour créer des jeux. Cela nous permet de voir ce qui plaît, de tenter des expériences ludiques différentes, de dire ce que l’on fait (et donc de prendre du recul). Aller à la rencontre d’un collègue auteur est tout aussi important pour les mêmes raisons.

Laurent Escoffier : La formule actuelle très axée sur les rencontres, et le fait que les auteurs participants n’aient jamais travaillé ensemble, rendent illusoire la réalisation d’un projet à deux dans les sept jours que dure la résidence.
Un jour peut-être, quand le jeu de société sera reconnu largement comme un produit culturel, il y aura des résidences de type “Villa Medicis” qui permettront à des auteurs de développer des projets personnels. Pour l’heure, il est plus important de rencontrer des gens pour montrer qu’on existe !

Néanmoins, le projet fil rouge “à l’œil” initié par Phillippe et Juan est une sacrée bonne idée qui justifie pleinement l’appellation de résidence. Ce qui n’est pas possible en 7 jours à deux, le devient sur plusieurs semaines au gré des passages de relais. Ils ont fait fort ces deux-là, merci à eux !
Un premier bout de prototype a été testé cette année, on espère une première concrétisation grandeur nature en 2019 et le projet est suffisamment ouvert pour permettre des rebonds sous d’autres formes les années suivantes !

 

Pourquoi ce passage de relais entre auteur expérimenté et jeune auteur, et que constatez-vous que cela engendre ?

Juan Rodriguez : Nous en avions discuté avec Philippe, et les précautions qu’il avait prises avec l’Association « Les Yeux dans les Jeux » et la mairie de Toulon concernant la prise en charge de la résidence présupposaient bien que tous les futurs auteurs accueillis ne seraient pas tous dans un confort financier. Il en découle assez logiquement qu’en termes d’efficacité et de pertinence pour la pérennité de la résidence, formaliser cette alternance vétéran/débutant, avait du sens.
Utiliser l’expérience confirmée de certains et lui insuffler le sang neuf des plus jeunes va forcément générer des choses innovantes, même s’il est un peu tôt pour en tirer toutes les conclusions.

Julien Prothière : Je crois que c’est Juan qui a initié cela. En tout cas, c’est comme cela qu’il m’a invité à faire
mon choix pour l’année suivante. Je crois que Philippe voulait surtout que ce soit des auteurs qui n’ont pas forcément l’habitude
de travailler ensemble. Pour ne pas être dans une zone de confort, dans de l’habitude.
Je suis très content d’avoir relayé cela. Je pense que c’est tout à fait pertinent. Pour le jeune auteur, c’est valorisant, intéressant de travailler avec des auteurs expérimentés qui partagent leurs compétences, leurs regards.
Pour l’auteur expérimenté, c’est plus surprenant peut-être, cela l’invite à témoigner davantage de son parcours, de ses créations et donc à prendre encore plus de recul sur sa démarche artistique. Plus globalement, cela permet de moins proposer de l’entre-soi. De sortir de sa zone de confort. De permettre aussi une plus grande visibilité de la résidence.

Laurent Escoffier : J’aime les contraintes en création, donc je suis partant pour perpétrer cette toute jeune tradition de choix contraint pour le prochain résident. D’ailleurs c’est déjà fait. Dans la catégorie “jeune auteur talentueux”, j’avais le choix, mais j’ai tout de suite pensé à Antonin Boccara, qui a accepté avec enthousiasme et j’en suis ravi ! On ne s’est croisé que 2 ou 3 fois dans des festivals, mais je sens que ça va bien se passer et je dis “vivement octobre 2019 !” 🙂

 

Merci à vous ! 

 

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1 Commentaire

  1. Émilie TDJ trolls 17/02/2019
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    Ils sont toujours trop fort ces toulonnais ! /bisous les copains

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