The Mind… Do you Mind?

Un silence lourd. Palpable. Oui car le silence est de ces transparences que les doigts peuvent entendre et les yeux, sentir. Quelques crissements de chaises qui se déplacent légèrement sous le poids de la nervosité de leurs hôtes. Le bruit soudain vivant de l’aiguille qui tourne, tic tic, sur l’horloge collée au mur. Des mouvements de thorax qui s’énervent, des regards chargés d’inquiétude et parfois presque de colère. De frustration surtout. Rarement d’un plaisir évident que seule la confiance permet d’envisager dans une telle situation.

Lyrisme et tragédie.

Qui sera le premier à prendre le risque ? À annoncer dans un silence que seul le son sourd d’une carte posée à plat, alors que les souffles s’arrêtent autour de la table, viendra briser. Il a joué un 4. Un 4 ? Un 4 ! Quelle folie. Ou bien alors, quel génie. La respiration reprend son souffle. Les mains s’agitent. Les regards dansent comme des fous se débattant dans leur camisole ou les mollets essayant d’échapper à leurs bas de contention. Chacun a encore au moins 6 cartes en main. Sauf le héros au 4. C’est d’ailleurs lui qui approche deux de ses doigts vers une de ses cartes, celle du milieu. Il s’agite et tous l’observent. Le visage fermé. Plein de frayeur et d’ennui. Meurtri par un manque de courage qui dure, et dure comme s’il attendait des lendemains où ce défaut deviendrait la preuve qu’ils sont de meilleur(e)s hommes ou femmes. La carte tombe. Cette fois, c’est un 11. Une seconde passe quand un autre, se découvrant enfin un héroïsme désactivé depuis 15 minutes, jette un 12. Facile. Tranquille. Sans risque. Son héroïsme n’impressionne que lui. 20 secondes, ou était-ce 40, passent. Les mains se crispent de nouveau. L’homme au 4 se sent encore d’aller au front.

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Les sacro-saintes vies à ne pas perdre.

 

Éclair de génie ou coup de chance inouï, c’est elle qui jouera pourtant une carte. Le voyant se lancer, elle l’interrompt et jette un 15. Il la suit avec un 16. Elle ne lui a adressé aucun regard. Elle l’a effacé complètement de la scène qui se déroulait jusqu’à maintenant. Il sourit, à peine. Heureux mais aussi vexé d’avoir été sauvé sur le fil, à deux millisecondes de commettre l’irréparable.

Ce soir-là, ils échoueront. Quelques minutes plus tard. Ils ressentiront ce sentiment terrible d’avoir tout donné pour rien, d’avoir frôlé un instant de pure beauté ludique.

Rien de grave. Une fois leur esprit de nouveau chargé à bloc, ils y retourneront, ensemble ou séparément. Ils atteindront cette sensation d’avoir touché le paradis, même s’ils savent très bien que cela ne durera qu’un moment très court.

 

Condensé de jeu de société

The Mind, de Wolfgang Warsch, propose une des mécaniques de jeu les plus simples de ces derniers mois. Un paquet de cartes avec des nombres allant de 1 à 100, 12 cartes « niveau », 5 cartes « point de vie » et 3 cartes « shuriken ». Un thème absurde, comme l’était peu de temps avant celui de The Game, du même éditeur, NSV. Pourquoi des shurikens ? Pourquoi un lapin qui évoquerait une version plus enfantine de celui de Donnie Darko, alors qu’outre-Atlantique The Game a subi un lifting des plus agréables ?

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Sans raison, sûrement. La thématisation des jeux est loin d’être le point fort de NSV, c’est le moins que l’on puisse dire. Leur talent de création est par contre tellement délirant ces dernières années que la résonance discrète de leur nom est loin d’égaler la réputation de leurs jeux.

Le principe du jeu, vous dites ? Jouer des cartes dans un ordre croissant, sans communiquer ni par la parole ni par les gestes. Le ressenti du groupe est à la base du concept ludique proposé par The Mind. Un défi de taille tant il s’agit d’un jeu qui ne peut convaincre qu’en étant joué. Aimé, ou détesté, parce que le jeu est très clivant, il marquera de toutes façons tout esprit qui se sera frottés à lui.

Gagner à The Mind n’est pas une mince affaire et peu sont les joueurs et joueuses à regretter de ne pas y arriver. L’expérience vaut toutes les victoires.

Ce qu’il y a de sublime avec ce jeu, c’est que Warsch, qui explose cette année en tant qu’auteur, est parvenu à cerner ce qui fait l’essence même du jeu de société telle que je la conçois : parvenir à faire vivre au cœur d’un principe ludique simplissime l’essence de l’interaction et de la connexion qui peut naître entre des joueurs/joueuses autour d’une table. L’investissement des participant(e)s atteint un niveau incroyable. C’est une véritable expérience humaine que l’on partage en y jouant, qu’on gagne ou qu’on perde… sur le fil, ou lamentablement d’ailleurs. 

Le jeu parvient à pousser les participant(e)s dans des limites étranges, où la sensation du passage du temps devient aussi importante que le silence, où la temporalité devient langage, les gestes infimes plus forts que les mots les plus bruyants. Les cartes sont rarement posées sur la table mais projetées, comme point final d’une tension qui doit sortir des corps muets. La communication prend une forme où les mots n’ont plus de sens, avec ces moments superbes qui évoquent les regards indéchiffrables de ceux qui s’aiment depuis longtemps. 

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Les niveaux indiquent les cartes en main (à jouer) pour chaque joueur et donnent parfois des bonus quand on les termine.

 

Humain avant tout

Il y a parfois, bijou étincelant tout droit sorti d’une fracture entre deux univers, des jeux qui vous font dresser les poils sur les bras, avec au cœur un sentiment équivalent à celui qui verrait s’éteindre/mourir HAL pour la première fois dans le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick. Un objet inanimé d’une intelligence et d’une sensibilité insoupçonnées tant que vous ne plongerez pas dans l’expérience qu’il offre. Le parallèle avec 2001 l’Odyssée de l’Espace est très osé. J’en conviens.

Pourtant, et cela tient à un ressenti qui m’est totalement personnel, j’ai eu l’impression de faire face au questionnement de ma propre humanité et de cette capacité d’empathie, ou d’intercompréhension, de partage de l’entre-soi, qui caractérisent en trop, tout juste ou en pas assez les joueurs que nous sommes.

Vous avez une mission. D’une simplicité folle. Si folle en réalité que l’on peut se poser la question du pourquoi de son existence. On peut aussi de prime abord interroger son intérêt à une époque où la qualité des jeux, en plus de leur nombre, dépasse toutes les espérances des fils et des filles de l’Homme qui jouaient dans les années 90 et 2000.

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Les shurikens permettent de défausser la plus basse carte de chaque joueur. On vote à l’unanimité pour les utiliser.

 

Ce jeu ressemble à une étrange et soudaine apparition de Nicolas Cage dans un film d’Oliver Stone, avec l’envie d’abandon et le découragement qui l’accompagne. Au passage fugitif d’une Jean-Claude Vandamne à la télévision, un soir de machisme et de bêtise exacerbés. A l’éblouissante scène de casting de Naomi Watts dans Mulholland Drive… À du Raymond Queneau, en figurant du style qui fait sa star. Un truc improbable, en somme… mais qui pourtant existe bel et bien. Et le jeu, croyez-moi, ne se laisse pas apprivoiser sans subtilité. Il vous faudra ruser et savoir attendre le moment le plus opportun, le plus salvateur, pour employer les rares outils à votre disposition. Ces shurikens étonnants viendront vous aider à retrouver cette communion entre joueurs et joueuses que vous perdrez probablement par mégarde, comme un oubli de l’abandon de soi aux autres. 

Vous allez peut-être haïr The Mind. Le détester. Vous penserez même que ce n’est pas un jeu. Mais si vous l’adorez, il y a de fortes chances pour qu’il vous accompagne encore pour un long moment de vie. Que vous le considériez comme LE jeu. Les gens évoquent le terme d’OLNI, à son propos. J’y vois plutôt le parangon de ce que le jeu de société peut être, une pierre précieuse sans défaut. Un jeu né de la magie de Warsch, dont le Quacksalber von Quedlinburg est peut-être la preuve que cet art ancien l’inspire, ou est devenu sa muse.  

The Mind devrait gagner le Spiel des Jahres. Pour la simple et bonne raison qu’il est unique. J’irai même plus loin : il est unique parmi ceux qui prétendent l’être à ses côtés. Ne leur dites pas mais ils sont tellement loin derrière…
 

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7 Commentaires

  1. Grovast 11/07/2018
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    Je dirais même plus : Where is my The Mind ? 😉

  2. TheGoodTheBadAndTheMeeple 11/07/2018
    Répondre

    Belle ode, mais un jeu très clivant, pour certains, ça ne marchera juste pas, pour d’autres ce sera parfait.

    Je reste très sceptique personnellement. Il n’a pas la force mécanique d’un Hanabi, mais il a celle d’une mécanique subjective d’appréciation.

  3. Tom Vuarchex 11/07/2018
    Répondre

    Bravo pour cet article ! Quelle est rare cette qualité d’écriture dans le monde ludique !
    Bon, étant un inconditionnel de The Mind je ne risquais pas de tiquer sur les arguments déployés ici ^^

  4. Lysukaï 11/07/2018
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    Très bel article qui m’a presque redonné envie d’aimer le jeu. Ou du moins tenté d’y rejouer. Nous avons essayé à 3 joueurs une version approximative avec des cartes de 6 qui s’y prend, cela a été un flop monumental, pas tellement dans la résolution du jeu mais plutôt dans le ressenti de l’expérience. Je ne sais pas s’il mérite de gagner le SdJ mais c’est clair que c’est un olni, un peu comme une installation artistique contemporaine.

    • Fredovox 11/07/2018
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      Oh, en effet ca peut se jouer avec un 6 qui prends, je n’y avais pas pensé :!

  5. fouilloux 12/07/2018
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    Excellent article Izo!

  6. -Nem- 13/07/2018
    Répondre

    Magnifique article. Perso j’adore le jeu également, j’y ai joué avec plusieurs groupes, et c’est marrant comme le rythme des parties est pas le même selon les joueurs.

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