Rococo jeu Baroque and Roll ?

Rococo a déboulé l’année dernière, sous forme de précommande directe dans une version Deluxe somptueuse chez Eagle Gryphon Games aux Etats-unis et Runes Édition en France. Il est d’ailleurs disponible à l’achat sur le site de Runes Édition.  Rokoko, de son petit nom teuton, était venu chez nous sous bannière Filosofia en 2013 avec le nom français de Maîtres Couturiers. Il avait d’ailleurs été nommé au Spiel des Jahres avec excusez du peu, Istanbul et Concordia en challengers. (Istanbul l’a emporté). Avec le temps, le jeu de Matthias Cramer, Stefan Malz et Louis Malz garde une certaine aura chez les joueurs, mais il était sorti du commerce, donc plutôt difficile à trouver. J’avoue y avoir joué à l’époque dans de très mauvaises conditions (à 5 joueurs et avec une personne très… désagréable !) et n’avoir pas spécialement apprécié ma partie.

Petit aparté : un jeu de société n’est pas qu’un amoncellement mécanique et thématique. Pour que le charme opère, pour que l’alchimie fonctionne, une bonne tablée avec des joueurs qui s’apprécient, s’amusent, se tancent mais dans le respect et non une forme de goujaterie imbécile, permet de magnifier l’expérience. J’y ai depuis rejoué avec d’autres personnes que j’apprécie et j’ai totalement revu mon jugement sur le jeu. Je dois avouer que j’ai toujours une appréhension à le faire découvrir depuis : est-ce que les autres joueurs vont l’apprécier comme moi et passer outre ce thème potentiellement peu invitant..? En ce qui me concerne, pour situer un peu le jeu, disons que si je devais partir avec seulement 10 jeux dans ma ludothèque Rococo en ferait probablement partie, c’est dire s’il compte dans mon cœur de joueur… 

Le thème, justement.

Dans Rococo, nous sommes des maîtres couturiers à la cour du roi Louis XV. Le monarque éclairé despote lunatique décide d’organiser un grand bal pour la saison et il nous demande de créer de magnifiques tenues pour habiller les nobles. Nous avons une semaine (7 jours) pour en mettre plein la vue au roi et acquérir un maximum de prestige. Vous l’avez compris, nous sommes dans un jeu à points de victoire.

Oui, ce n’est peut-être pas le thème le plus inspirant ; mais il a le bon goût d’être bien intégré et finalement on se prend totalement au jeu, car tout est logique in game. Nous avons une main de cartes qui représente notre personnel de maison, en début de manche on en choisit trois que l’on va pouvoir jouer dans le tour comme bon nous semble pour récupérer des ressources, engager de nouveaux commis, et évidemment confectionner de nouvelles tenues.

À la base le thème du prototype était plutôt orienté mortuaire, puisqu’il avait pour toile de fond le fameux cimetière parisien du père Lachaise en pleine épidémie et il fallait réaliser des tombes ! 

 

Une mécanique élégante

Chacune de nos cartes nous permet de réaliser une action parmi celles indiquées sur notre plateau d’aide de jeu. Oui mais ce n’est pas tout, certaines ont une action bonus en plus : gagner deux louis d’or, acheter une balle de tissu supplémentaire, etc. On compose donc notre équipe en fonction de cela. Les commis sont de trois types : apprentis, compagnons et maîtres. 

Vous imaginez bien que l’on ne va pas laisser des apprentis réaliser de grandes robes d’apparat, cet honneur est réservé aux compagnons et aux maîtres. Certaines tenues ne sont d’ailleurs accessibles qu’aux maîtres, qui sont aussi les seuls à pouvoir engager du nouveau personnel. J’aime beaucoup cette mécanique d’ouvriers différenciés qui provoque des réflexions et des dilemmes multiples. À chaque tour, on compose notre main en fonction de ce que l’on souhaite planifier. Bien souvent les maîtres n’ont pas d’actions bonus (ou très faibles), tandis que les apprentis eux, profitent d’effets intéressants. Cette petite gestion de main à elle seule est délicieuse car les dilemmes sont très forts.

Thématiquement cela fonctionne bien, les jeunes inexpérimentés nous font bénéficier de petites actions gratuites, on imagine par exemple qu’ils vont aller se servir dans l’entrepôt de tissus, ou négocier un bout de soie. À l’inverse nos maitre couturiers font jouer leur expertise. Cela renforce le propos et le thème du jeu.

Cette gestion de main diffère de celle de mon chouchou Concordia mais on en retrouve bien le sel. Même si Rococo a une légère composante deck-building, à l’inverse du chef d’œuvre de Mac Gerdts, pas d’action pour récupérer ses cartes déjà jouées, il faut juste récupérer sa défausse quand on n’a plus de carte dans la pioche. On est d’ailleurs sans doute plus dans de la gestion de main que du deck-building car on ne mélange jamais sa pioche.

Dans Rococo, acheter des cartes pour en acheter est peu probant : elles ne vont pas assez tourner. Il vaut mieux construire sa stratégie avec les cartes nécessaires à celle-ci. Nous avons des commis qui nous permettent de gagner des ressources presque gratuitement, d’autres qui vont jouer sur la taille de notre main, nous permettant de nous délester d’un petit personnel peu efficace. D’autres encore qui peuvent confectionner une tenue avec un tissu en moins, permettant éventuellement de façonner deux tenues en un seul tour. À l’inverse, des commis qui vont nous donner de l’argent en fonction de notre taille de main…

 

Redingot the power!

Le plateau central représente les cinq salles de bal, ainsi que le toit pour y admirer les feux d’artifice. Chaque salle de bal va être l’objet d’un combat sans merci, une majorité pour les deux joueurs les plus présents.

 

 

Par conséquent, l’action la plus importante reste de confectionner des tenues, et de les déposer dans les grandes salles d’apparat. Oui, mais lesquelles et sur quelle place, là encore seuls les grands maîtres peuvent prétendre à certains emplacements et en cas d’égalité ces places-là feront la différence. Mais en plus, sur certaines cases, on gagnera un petit bonus, quelques louis d’or, une balle tissu gratuite, de la dentelle, etc.

 

Argent trop cher…

La vie serait bien trop simple si tout était gratuit ! Que nenni, si la reine nous octroie généreusement un petit revenu de 5 louis d’or à chaque tour (plus éventuellement des bonus), recruter nous coûte de l’argent, acheter des tissus aussi… Confectionner des tenues peut même s’avérer coûteux, en fonction de la file d’attente (les premières ne coûtent rien, mais les suivantes peuvent être dispendieuses). 

C’est là où le génie du jeu brille vraiment. J’ai rarement vu une gestion d’ordre du tour aussi fine, aussi maline. En général, dans un jeu à l’allemande, on finit par perdre une action pour aller chercher le marqueur de premier joueur afin d’être armé pour le tour suivant. Ici ce n’est pas vraiment le cas : certes, à un moment donné vous aurez envie de devenir premier joueur, mais vous allez rapidement vous apercevoir que cela n’a pas que des avantages. En effet, chaque tour, l’offre en tissus est remplie, tout comme celle des nouveaux commis à engager.

 

 

Or, leur coût est variable en fonction de l’offre : au début si les quatre cartes commis sont présentes, il vous en coûtera 5 louis d’or pour l’engager, mais moins vous avez de choix, moins élevé sera le prix, jusqu’à devenir gratuit s’il ne reste plus qu’une seule carte !
Le même fonctionnement est d’ailleurs appliqué pour les tiroirs de tissus. Certes, ne pas être premier vous contraint à prendre ce que les autres veulent bien vous laisser, mais si c’est gratuit, vous allez probablement tirer votre épingle du jeu plus tard. Plutôt cocasse pour un maître couturier, non ? 😉

Il arrive même que l’on temporise, pour justement ne pas s’y rendre en premier, de sorte à ce que cela nous coûte moins cher, ou tout simplement parce qu’il nous manque deux louis. Il n’est pas rare d’ailleurs que l’on ait plusieurs plans qui soient tout aussi intéressants. C’est encore une force du jeu : il n’y a pas des cartes plus puissantes que les autres, mais plutôt des cartes qui conviennent bien à notre jeu, à notre stratégie du jour.

C’est peu ou prou la sensation que je retrouve d’ailleurs dans Iki de Koota Yamada : au fur et à mesure de l’attente, je vois les cartes que je convoite disparaître, mais je n’en conçois pas de grande frustration, car je me dirige vers d’autres choix qui sont même peut être finalement mieux que le choix initial.

L’argent peut aussi servir à acheter des décorations, une autre façon de marquer des points de victoire. En confectionnant les habits prestigieux, on peut les installer dans les salles d’apparat ou tout simplement les vendre pour espérer un retour sur investissement, et cela peut être une stratégie payante. S’il y a une émotion que je n’aime pas ressentir dans un jeu, c’est bien le manque de dilemmes, le choix trop évident ou le pis-aller. Dans Rococo, ce n’est jamais le cas : on doit constamment s’adapter aux jeux des autres. Dynamique et cornélien à la fois, on vous dit.

Autre genre de dilemme : les tuiles tissus que nous plaçons sur nos petits chevalets, lorsqu’acquises, doivent être gardées pour l’étoffe ou pour la bobine ou/et la dentelle. Mais les tenues que l’on confectionne requièrent parfois plusieurs couleurs. Il faudra sacrifier un peu de tissu pour cela, eh oui, on ne ne nous rend pas les chutes. Une petite frustration dans notre cœur de joueur optimisateur qui pousse à revoir ses plans en permanence.

L’interaction est partout : c’est la course pour se placer dans les lieux les plus prestigieux, on se toise pendant la partie pour deviner ce que les autres ont programmé, si on a le temps pour aller chercher ce tissu, confectionner cette robe ou non. Sans oublier les majorités évidemment qui sont au cœur du jeu.

 

Cousu de fil d’or ?

Si l’on analyse froidement Rococo, nous avons 7 tours de jeu, de nouvelles cartes s’ajoutent mais de manière crescendo durant la partie, les cartes étant numérotées. Par conséquent on serait tenté de dire que le rejouabilité en serait affectée puisqu’elles interviennent presque toutes dans le même tour, et que cela nécessiterait de nouvelles cartes. D’abord, ce n’est pas tout à fait juste : les cartes sont découplées par numéro, mais au premier niveau nous avons 6 cartes, aux suivant 4, par conséquent on aura toujours deux niveaux en même temps, excepté au dernier tour. Elles n’interviennent pas exactement de la même façon, on ne peut pas prédire leur arrivée, même si on connait toutes les cartes du jeu.

Certes, les cartes n’ont qu’un type, qu’une distribution, mais Rococo n’a pas besoin de béquille : il propose un jeu à la profondeur d’ores et déjà intéressante. On pourrait sans doute dire qu’il suffit de gagner des majorités, mais une partie du scoring a un petit goût de salade de points : les tenues que l’on a réalisées, les ornements, les statues et même les cartes donnent des points. Surtout celles de la fin. De même, on sera tenté d’acheter des cartes à chaque tour (d’autant que l’on peut les jouer au tour où on les acquiert), mais là encore, cela dilue notre paquet, et l’on risque bien de peu les jouer finalement. Il vaut mieux construire son paquet avec finesse et maîtrise. Il sera bon, parfois, de se délester de ce petit personnel peu efficace. De même on s’adapte aux joueurs qui sont présents à la table et à l’offre en tissu et tenues.

On pourrait peut-être lui reprocher cette petite salade de points finale, qui a un côté très Feldien, mais c’est aussi ce qui fait sa force. On présente souvent Rococo comme un jeu de majorité, et c’est rigoureusement juste, mais ce n’est pas qu’un jeu de majorité. On peut marquer des points de différentes manières, perdre des majorités n’est pas dramatique si les points sont correctement partagés entre les joueurs. 

Rococo est un titre avec des règles plutôt simples à intégrer, mais très riches : sa gestion de main est très fine, offrant la possibilité d’un léger bluff même si on peut “lire le jeu” des adversaires. Il offre une interaction forte pour le genre, et une tension permanente. On ne joue jamais dans son coin. J’adore ce système qui contourne l’ordre du tour – probablement l’un des meilleurs que j’aie jamais rencontré. 

 

 

► Les petits bonus

La nouvelle édition de Rococo est deluxifiée comme on sait le faire aujourd’hui ; qu’il s’agisse de Caylus, Endeavor ou 7 Wonders, on gagne désormais bien en cachet. Nous en profitons pour aborder l’extension Boîte à bijoux, intégré dans la boîte de base.

Une boîte à bijoux

On va désormais pouvoir parer ses nobliaux de bijoux du plus bel effet. Si l’on réussit (avec un peu de chance) à faire correspondre la couleur du bijou avec celle de la tenue, alors on pioche une tuile ressource au hasard dans le sac. En revanche, ces joailleries se paient… rubis sur l’ongle. Sympathique, mais pas vraiment indispensable à notre goût !

En revanche, un des modules proposés offre une légère asymétrie : on commence tous avec un apprenti différent. Il a un pouvoir identique pour chaque joueur, mais pour débloquer cette capacité, il faudra réaliser un objectif connu de nous seul. Cela offre une planification sur le long terme et demande à se casser encore plus la tête… D’ailleurs les scores s’en ressentent fortement. On peut ensuite débloquer un compagnon et, enfin, un maître de notre choix.

Là encore, c’est une extension qui ajoute en complexité ce que l’on perd en fluidité. On pourrait vouloir la proposer dès la première partie, car finalement ce n’est pas sorcier… mais ça serait dommage. À mon sens, il ne faut l’ajouter qu’entres joueurs habitués, sinon on risque de perdre la substantifique moelle qui fait tout le charme de Rococo. Elle se justifie pleinement quand on a dépassé les dix parties.

Deluxifié ?

L’ancienne édition était illustrée par Michael Menzel dans un style sobre et classique, dans le plus pur style allemand. C’est Ian O’Toole qui a œuvré sur cette version Deluxe dans un style plutôt lumineux et flamboyant. Le plateau est aussi plus grand. Si cette nouvelle version est visuellement très agréable à l’œil, on perd un tout petit peu en lisibilité, surtout les premières parties quand les nouveaux joueurs ont du mal à tout cerner. Le reste du matériel est somptueux, les tuiles épaisses, les sacs de velours côtelés brodés, les présentoirs en plastique solide…

Puisque l’on est dans la version Deluxe, j’avoue, j’ai sauté le pas, à partir du moment où j’étais prêt à payer 110€ pour un jeu il n’était pas compliqué de me convaincre qu’il me fallait l’extension (ce que je ne regrette pas) et finalement j’ai même pris les pièces en métal, et ça je regrette un peu : d’une part elles sont finalement assez classiques, mais surtout il arrive fréquemment que l’on manque de pièces et que l’on doive faire la monnaie entre joueurs. Quitte à nous vendre une édition Deluxe, ajouter quelques pièces de petite valeur aurait rendu un fier service aux joueurs (idem d’ailleurs dans la version en carton) !

 

 

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

Et également en cliquant sur le lien de nos partenaires pour faire vos achats :

acheter maitres couturiers sur espritjeu

9 Commentaires

  1. frédéric ochsenbein 09/06/2021
    Répondre

    Bonjour,

    Fan de Maître couturier, je me demandais si cette edition amenait des modifications / rééquilibrage des règles et cartes.
    De prime abord le jeu n’en avais pas besoin mais parfois un petit changement peut agréablement améliorer un ensemble déjà très bon ^^.

    Merci, à vos ciseaux!!!

    • atom 09/06/2021
      Répondre

      J’ai fait le choix (contestable) de parler surtout du jeu de base que j’ai beaucoup pratiqué, et moins de l’extension ou des ajouts. Je ne m’interdis pas de le mettre à jour plus tard pour en parler.

      Dans la boite Deluxe il y a le jeu de base, l’extension des bijoux, mais aussi des petites variantes, mais elles ne changent pas le gameplay. On a une petite variante qui ajoute des tissus et des tenues supplémentaires avec des bonus au moment ou on les place. Il existe aussi 4 tenues spéciale aux couleurs de 8 pays (on n’en ajoute qu’un seul et pour chaque pays cela fonctionne de la même façon. C’est plus cosmétique, tu peux avoir des robes chinoises, mexicaines, françaises, allemandes etc. Au moins, ce n’est pas un ajout qui risque de déséquilibrer le jeu et c’est le plus important je pense.

  2. Umberling 09/06/2021
    Répondre

    Aucune idée, perso je n’ai joué qu’à l’ancienne version. Quel bon jeu, quel bon jeu !

  3. Tino 10/06/2021
    Répondre

    Je préfère rester sur ma vieille version maronnasse, celle-ci est, bien que dans le thème, bien trop rococo pour moi.  ^^

    Je regrette simplement que l’extension soit si dure à trouver.

    Excellent jeu!

    • atom 12/06/2021
      Répondre

      Surtout si tu l’as déjà. Le jeu étant difficilement trouvable, j’avais le choix entre l’ancienne a vil prix avec la spéculation, et la nouvelle avec extension, mais à prix Deluxe. J’ai pas craqué au moment de la précommande, mais ensuite il n’a pas fallu beaucoup me pousser^^

  4. palferso 10/06/2021
    Répondre

    Oui. Très grand jeu.

  5. Alendar 12/06/2021
    Répondre

    Le jeu est top, mais j’avoue craindre ce design avec des couleurs qui me semblent trop criardes.

    • atom 12/06/2021
      Répondre

      Comme je disais, les deux ont leurs défauts en terme d’ergonomie. Michael Menzel fait de jolies choses, mais c’est aussi très chargé (mention spéciale à Agra qui est quasi illisible).

Laisser un commentaire