La Traque : Nazi punks fuck off !
Moi qui me plaignais de la pauvreté des thèmes des jeux du moment, voilà qui rabat mon caquet. Le manifeste ludique doit être aux anges, ce titre ose, prend des risques… Un jeu politique. On peut s’étonner, se désespérer, qu’en 2025 on utilise encore une photo du procès de Nuremberg jugeant les criminels du troisième Reich, mais voilà qui nous rappelle que la vermine brune ne meurt jamais, de Musk à Bardella, Stérin, le jeu plonge de ses deux pieds dans ce sujet passé et tellement actuel.
C’est vrai que pour un jeu de plateau, cela peut refroidir de chasser le nazi, le collabo et, en prime, d’en user. Une période plutôt couverte par les wargames mais aussi quelques jeux (Black Orchestra, Maquis, Fortune and Glory…). La seconde Guerre Mondiale prend fin le 2 septembre 1945 avec la capitulation du Japon, un grand nombre de nazis alors déjà en fuite. Certains régimes vont les poursuivre, pas forcément toujours pour les bonnes raisons. Une chasse à l’homme qui va durer une bonne cinquantaine d’années.
La Traque vous met dans la peau d’un de ces chasseurs de nazis. Il va falloir récupérer des indices pour arrêter les criminels. À voir ce que vous en ferez. Chaque chasseur appartient à un groupe/faction et a ses propres objectifs. C’est en parcourant le monde, du Moyen-Orient à l’Europe en passant par l’Amérique que l’on met la main sur les fuyards. Chaque réussite donne des points d’influence, des bonus, et vous aide à progresser sur la piste de Domination mondiale vers la victoire.
« Bella ciao »
Le monde est représenté par un plateau circulaire très lisible. On y trouve trois grandes zones de traque qui accueillent les cartes Fugitif et trois zones d’Enquête (achat) permettant de récupérer différents types de cartes : les Rumeurs (symbole téléphone), le Financement (argent) et les Registre/Presse/Archives (symboles microfilm, croix de guerre, dossier…), tout cela formant les ressources nécessaires pour valider une arrestation. Cette dernière zone délivrant aléatoirement ces éléments, on peut piocher ce dont on n’a pas besoin et voir sa traque piétiner.

Au centre du monde les zones enquête, sur le bord les zones fugitif.
Chaque joueur va incarner une faction particulière. Le jeu se veut asymétrique avec des visées particulières. Dans ce jeu, la vérité côtoie l’imaginaire. Si l’Union Soviétique et les États Unis étaient effectivement impliqués, Le Tzaar (organisme issu de la Shoah) et le Réseau (syndicat du crime) sont pure fiction. Ils vont néanmoins influer sur la partie avec certains effets et demandes qui leur appartiennent en gérant objectifs et piste d’ambition.
Les USA : Intéressés par la technologie des scientifiques allemands pour le programme spatial Apollo et la lutte antibolchévique, les américains visent les objectifs avec un logo fusée.
Le CCCP : La technologie, la stratégie militaire et les informations peuvent aider à préparer la révolution communiste mondiale. Pour avancer sur la piste révolution, il faut accumuler des marqueurs (jetons) correspondants.
Le Tzaar : Ni oubli, ni pardon, cet organisme, appuyé par le Mossad, a pour but d’amener devant les tribunaux les anciens nazis. Il est aidé par un paquet de cartes chasseur offrant des bonus à certains passages sur la piste du Tribunal international.
Le Réseau : Organisation criminelle, les compétences des fugitifs peuvent permettre de gagner de la puissance pour étendre sa domination sur le globe. Six cartes complot sont débloquées grâce au logo main.
Tous ces détails sont listés sur les plateaux personnels affichant piste d’influence et d’ambition. À l’image de leur appartenance, ces plateaux ne sont pas conçus de la même façon, si ce n’est l’endroit réservé aux pistes influence. Les pistes d’ambition ont chacune leur définition : une piste générale pour le Tzaar et les USA, pistes multiples pour le Réseau et emplacements de marqueurs pour le CCCP. Chaque piste est particulière et va donner des cartes supplémentaires, des points, un agent de plus entre autres, à son propriétaire.

Plateau personnel. En haut les 3 pistes Influence et dessous la piste Ambition.
Ce plateau personnel devient le QG. C’est un des points intéressants du jeu. Les cartes capturées vont d’abord dans la réserve et ne montent en main qu’à la prochaine manche où elles pourront être utilisées une fois défaussées ou posées dans le QG. Une temporisation bienvenue qui pousse à jouer en deux temps, à gérer le présent et le futur.
Pour les règles complètes, vous pouvez visionner le Ludochrono.

Du « beau » monde avec des compétences dont on peut se servir… pour la cause.
À quoi ressemble un fugitif ? Leurs cartes ont des niveaux variant de 1 à 3. On se doute que plus les criminels sont compétents, plus ils sont durs à capturer. Ils sont surtout en nombre réduit (seulement 8 niveaux 3) La Traque est un jeu déguisé de pose d’ouvrier/ressources. Ces dernières, comme on l’a vu, sont nombreuses. Il faudra choisir sa cible en fonction de votre faction mais aussi de ce que vous avez en stock, rien n’interdisant au voisin de l’arrêter avant vous. Tous les criminels vous donnent un bonus, certains vont rejoindre votre organisme pour des effets pouvant être permanents.
« Porcherie ! »
Chaque faction part avec cinq pions Agent, dévoile de sa pile personnelle trois objectifs, un jeton destin (il permet de remplacer les cartes objectifs devant soi) et tire trois cartes enquête et deux rumeurs. Les fugitifs sont placés sur le plateau circulaire selon leurs niveaux. Le déroulement du jeu est simple et s’articule sur trois actions par tour. Trois actions parmi huit et tant que l’on peut jouer. On peut passer quand on le désire ou parce qu’on n’a plus de cartes ou d’agents, bloqués en attendant de posséder les bons éléments pour l’arrestation.

Les indices s’accumulent.
Votre agent se déplace, mais où ? Il a besoin de rassembler des indices, placez-le en zone enquête et piochez des cartes. Aurez-vous ce que vous souhaitez ? Il peut aussi se déplacer sur un des continents et traquer les criminels. Vous possédez l’indice correspondant à l’identification du fugitif, il est temps d’informer votre agent et de lui donner cette carte. Les preuves sont réunies (vous possédez les ressources nécessaires), capturez le fugitif (celui que vous visiez ou un autre de la même zone si vous avez ce qu’il demande). Suivant son niveau, gagnez une ou plusieurs avancées sur la piste influence correspondant à sa catégorie. Votre pion agent est à nouveau disponible pour une future arrestation.

Les indices au complet (coût), procédons à l’arrestation.
Comme on l’a dit plus haut, rien ne se perd et, une fois capturé, votre fugitif va dans votre réserve, non sans avoir auparavant donné de l’influence. Il sera dans votre main au tour suivant prêt à l’emploi. Les points d’influence permettent d’accomplir des objectifs. On échange ces points contre la réalisation d’un objectif. L’un est plus coûteux que l’autre mais rapporte plus.
Dans l’exemple en dessous : une Tribune à l’ONU – le succès demande 3 au choix pour un point de Domination alors que le triomphe est plus précis dans la nature de l’influence mais donne 2 avancées. La carte objectif peut disposer d’une capacité Mission à effet immédiat ou Coopération qui peut être utilisée une fois placé dans son QG (ici à chaque manche on peut prendre une carte dans la réserve sans attendre la nouvelle manche). Réaliser un objectif permet de progresser dans l’ambition de sa faction.
Ces prisonniers vont travailler pour vous en donnant des bonus permanents ou instantanés. Certains personnages affichent une traque et fournissent un indice que vous n’êtes donc pas obligé d’aller chercher. On trouve aussi des missions qui seront défaussées après utilisation avec des effets (redressez 2 cartes du QG…) ou encore une coopération que l’on va conserver pour la partie. Il s’agit d’une capacité permanente (pas besoin de l’activer) ou récurrente (on peut l’activer une fois par manche en la basculant à 90° comme ici).

Exemples d’objectifs
Une fois que tout le monde a passé, c’est la phase de maintenance. On ne conserve que deux cartes en main et on récupère celles de la réserve. On reprend ses agents disponibles et on redresse ses cartes.
Lorsqu’un joueur atteint 12 points (ou plus) de Domination mondiale, il déclenche la fin de partie.
« Nazi rock »
Sous une couverture sobre et colorée se dissimule un jeu au thème fort : la traque des criminels de guerre nazis. Les auteurs aiment l’Histoire et Twilight Struggle. Loin de coller à l’imagerie d’époque avec des teintes plutôt sombres, le matériel, composé majoritairement de cartes, meeple et plateaux, est aéré et lisible, avec des codes couleurs et logos identifiables au premier coup d’œil. Il faudra peu de temps pour être à l’aise, un peu plus pour avoir une compréhension de la faction que l’on incarne, mais rien de bien compliqué non plus.
Si tout le monde va user des mêmes mécaniques, le jeu se veut asymétrique avec l’appartenance à un organisme qui a ses propres visées et façons d’opérer via l’arrestation des fuyards. Les israéliens veulent les mettre en prison, les américains se disent qu’un bon cerveau ne se perd pas et peut être utile à la conquête spatiale… Entre l’éthique et l’intérêt, il y a questionnement et nous rappelle que la politique mondiale a ses propres lois.

Un bon agent, de bons renseignements.
Plus classiquement, le jeu se sert de mécaniques éprouvées mêlant pose d’ouvrier (on place un pion sur un lieu) et gestion de ressources (les multiples symboles à collecter pour acquérir une carte fugitif ou valider un objectif). On place donc à son tour son agent sur les zones pour espérer récupérer les indices dont on a besoin, ou pour arrêter un nazi. Le jeu tente de brouiller les pistes en cachant les ressources à la vue de tous. On hésite parfois sur le criminel visé par les adversaires. Si c’est le même, une course se déclenche, surtout quand les niveaux des personnages sont importants. Comme dit, la bonne idée est que ces gains ne seront généralement disponibles qu’au tour suivant, empêchant momentanément un petit effet boule de neige, que seules deux cartes seront conservées en fin de manche (baptisé « Deck-burning » par les auteurs dans une interview) et qu’un meeple en attente d’arrestation sera bloqué tant que sa mission n’est pas arrivée à son terme. C’est parfois rageant car on peut donc ne pas jouer le même nombre d’actions que les autres dans une manche. Chaque manche mélange donc optimisation, anticipation et gestion d’indices, tout en s’intéressant déjà à la suite au travers de ce tempo saccadé réserve/main.
Une fois appréhendé, les personnages vont vous donner des ressources ou coopérer (y sont sympas au final, on les embauche) avec un effet permanent (un symbole dossier peut servir de microfilm par exemple) et vous aider à avancer sur des pistes vous donnant accès à des nouveaux personnages pour vous épauler et vous aider à développer votre faction. Le choix des cibles a un intérêt certain. Toutes ces arrestations offrent une progression à l’ensemble de la partie : on avance sur son propre plateau, sur la piste commune de Domination, on développe son QG, les actions sont plus puissantes, plus rapides et le score s’accélère lui aussi en fin de partie.

Des figures historiques pour une aide précieuse.
Sheisse ! peut-on dire à propos de cette Traque qui laisse sur sa faim. Si est le thème fort et malgré les figures omniprésentes et historiques de ces tristes sires, il ne ressort pas vraiment durant la partie. On glane des ressources, on les échange contre des personnages, cela pourrait être n’importe quel décor (des carottes et des brocolis pour embaucher un ingénieur agronome). Si on ne présente plus Josef Mengele, qui sont Charles Lescat, Hans von Ohain, Mikail Goshko ? Une petite ligne d’explication aurait été tellement immersive. Idem pour les événements : Réseau Odessa, Commission Peralta… Si on veut vraiment en savoir plus, une page dédiée est disponible sur le site de l’éditeur. Il y a de la recherche et un vrai fond dans ce jeu mais se renseigner après coup est un parti pris regrettable. Le jeu en lui-même continue dans cette lignée en proposant une asymétrie appréciable mais peu probante, un peu comme dans un jeu de collection, on capture plus une couleur qu’une autre et bloquer l’adversaire en lui chipant des cartes est plutôt pénalisant pour soi-même. On ne voit pas réellement l’intérêt d’un organisme par rapport à un autre.
Les fugitifs et leurs besoins sont le point fort du jeu, il n’est pas toujours évident de récupérer des indices, cela peut prendre du temps et bloquer un agent. On se pose la question du petit niveau plus facilement prenable mais au faible gain contre le professionnel qui rapporte. Il faut à la fois jouer avec le type de logo lié aux pistes d’influence et objectifs en attente, tout en regardant quel effet permanent peut rejoindre notre QG. Beaucoup de choses mais qui se font simplement. Sans jouer dans son coin, on s’embête peu. On peut se voler un nazi, mais en gros si on ne prend pas celui-là on peut prendre un autre, on perdra des cartes, du temps, c’est ce qu’on veut éviter mais ce n’est pas si pénalisant. Peut-être qu’un personnage en moins par zone accentuerait la tension ? Même si certains joueurs sont longs à la réflexion, on a intérêt à y jouer au maximum pour se voler des fuyards ou se placer sur les zones de pioche, et, au travers de quelques cartes ou palier ambition, attaquer les adversaires.

Avec cette carte, le CCCP peut attaquer et faire défausser des cartes indices.
Au final, voilà un jeu où l’on sent le travail, l’intérêt historique et l’amour du jeu mais qui se livre trop sage par rapport à son thème et son principe de chasse à l’homme, un peu répétitif et rarement sous tension. On peste car on ne tire pas la bonne carte, car on se fait voler le criminel qu’on vise, mais cela ne va pas plus loin. Sans être plan plan, cette traque est rarement dynamique et ne finit pas dans la sueur. Peut-être, une fois encore à cause de son sujet, y avons-nous vu un jeu plus sérieux et complexe qu’il ne l’est en réalité. Nous terminons ces parties avec un goût d’inachevé. Typiquement le genre de jeu qu’on à envie d’aimer et de défendre, mais à qui il manque ce fameux quelque chose. Et on le regrette.
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Les titres de cet article sont tirés de chansons des Dead Kennedys (Nazi Punks Fuck Off, 1981), un hymne antifasciste italien (Bella Ciao, 1943), des Berrurier noir (Porcherie, 1985), et Serge Gainsbourg (Nazi rock, 1975).
Pour aller plus loin : Interview des auteurs à lire sur le site de Philibert
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ocelau il y a 24 jours
intéressant projet, merci pour la présentation et l’analyse 🙂