J’espère que ce jeu vous Sierra
Sierra fait parti de ces jeux dont la présence de table est indéniable. Impossible de passer à côté de ces cartes découpées qui nous donnent envie de jouer dès qu’on le voit. Et pourtant, sur le fond, Sierra est un jeu assez classique : il s’agit d’une construction de tableau, dans lequel les cartes que l’on va choisir vont nous permettre de marquer des points selon un objectif pioché en début de partie, mais aussi selon des objectifs que l’on va choisir au fur et à mesure.
Je ne vais pas m’étendre longtemps sur ces mécanismes (le ludochrono sera parfait pour cela), en 8 manches vous allez choisir des cartes montagne et les poser, ou une carte de scoring. Le résultat donne une belle montagne colorée, et des points associés aux objectifs de début de partie et choisis en cours de partie. Un cœur de jeu finalement assez classique. Ça fonctionne, on y prend du plaisir, mais ce ne sont pas des mécanismes qui me font vibrer. En revanche, sans aucun doute, elles trouveront des amateurs.
Bon, voilà, ça y est article terminé ?
Non. Pas du tout.
Car je trouve que Sierra propose des choses vraiment très intéressantes dont j’ai envie de vous parler. Trois aspects du jeu qui m’ont beaucoup questionnés.
Le beau, avant tout. Avant tout ?
Il est probable que ce qui vous attire sur Sierra soit son aspect esthétique. Et indéniablement, celui-ci est central pour le jeu. Au point même que je me pose la question : est-ce que ce plaisir de création supplante mon plaisir ludique ? Ou plutôt, est-ce qu’il le compense, suffit-il pour que je prenne plaisir à jouer ? Et c’est là que je trouve que Sierra pose une question intéressante. En effet, je vous l’ai dit en introduction, d’un point de vue 100% mécanique, j’apprécie peu ce jeu. Et franchement, je m’en doutais une fois qu’on m’avait expliqué les règles. Pourtant, j’avais quand même envie de jouer. Et j’ai encore envie d’y jouer. Parce que je prends beaucoup de plaisir à manipuler ces cartes, à les découvrir, à assembler, à créer ces paysages.
Il faut dire que Sierra est réellement magnifique. Certes, on va être interpellé par ses lignes de montagnes de toutes les couleurs, mais il serait dommage de ne pas s’attarder sur ces cascades et bourrasques blanches, ainsi que les éléments noirs qui se découpent sur le bas des cartes (souvent cachés, il est vrai, quand on joue). De ce point de vue là, Sierra est une vraie réussite.
Cet acte de création que propose le jeu me procure suffisamment de plaisir pour que j’ai envie d’y revenir. Et c’est intéressant, car si je le compare à un jeu pour moi similaire, à savoir Canvas, je constate que ce dernier ne m’offre pas cette sensation. On a beau créer du beau, c’est trop gadget pour que cela me donne envie d’y rejouer. Je dois donc vous avouer qu’il se passe quelque chose avec Sierra que j’ai du mal à expliquer. Est-ce que le thème me parle plus ?
Peut-être que c’est lié au point suivant ?
T’es mon pote ou pas ?
Je dois vous avouer, j’ai été un peu malhonnête. Et oui, j’ai résumé les mécaniques de Sierra à un jeu de construction de tableau mais j’ai occulté un « léger » détail : cette construction on va la faire en équipe. Et oui, Sierra est un jeu par équipe. Malgré ce qu’il en dit lui-même d’ailleurs : au dos de la boîte, on voit qu’il y a un mode compétitif, un mode par équipe et un mode solo/coopératif. Clairement le genre d’indication qui fait peur. Oui, quand un jeu a tant de modes différents, j’ai tendance à m’inquiéter, car cela indique souvent que l’on ne sait pas trop quoi faire avec le jeu et quel est son objectif final. Et quelque part, c’est un peu le sentiment que me donne Sierra. Mais si on en revient à mon premier point, ce n’est pas grave, si le but principal est de nous donner du plaisir en reconstituant ces paysages, l’objectif « mécanique » du jeu a finalement peu d’importance.
Sierra, au dos se présente donc d’abord, j’insiste, comme un jeu compétitif. Et c’est comme cela que je vous l’ai présenté jusque là. Et en effet, ce mode existe, et je ne doute pas que certains vont préférer y jouer comme ça (ce que je trouve un peu triste). Et pourtant, dans les règles, c’est bien le mode par équipe qui est présenté en premier. Avec raison, parce que franchement, c’est sans aucun doute pour moi le seul réellement intéressant. En tout cas c’est le seul qui me fait envie et, je l’avoue, le seul que j’ai essayé pour l’instant.
Parce que c’est en équipe… mais pas complètement. Et oui, car si le paysage qui va être construit est commun aux co-équipiers, et qu’on aura une façon commune de marquer des points, on aura aussi des objectifs personnels. Et il n’y aura qu’un seul gagnant ! Là normalement vous vous sentez trahi. « Quoi ? tu as attendu jusque là pour nous dire que c’était en réalité un jeu fourbe, de trahison et tout ? » Non. Sierra n’est pas ça du tout. Ou peut-être que si. Mais en vrai, non. Et c’est cela qui est super.
« Hein? Qu’est-ce qu’il raconte ? »
Oui, j’ai encore été malhonnête, il y a un truc que je n’ai pas encore dit. Dans ce mode par équipe, on va certes gagner individuellement MAIS il y a aussi une victoire collective possible. En effet, le « gagnant » individuel donne un bonus à ses partenaires, et s’ils ont plus de points que tous les autres joueurs des autres équipes, alors c’est une victoire de l’équipe. Et cette petite originalité change tout.
Avec ce twist là, le jeu devient beaucoup plus intéressant au niveau du comportement des joueurs. Va-t-on essayer de privilégier la victoire collective ou la sienne ? Comment vont se comporter les joueurs, nos partenaires… et nous-même ? On est presque face à une expérience sociologique. Est-ce l’égoïsme qui va primer ou le travail en équipe ?
Nous sommes ici dans le format Just Played, j’ai donc peu de parties à mon actif et je ne peux donc pas donner de réponse catégorique sur comment vont se comporter les joueurs. La seule chose que j’ai notée, c’est que systématiquement les joueurs vont aller chercher la victoire collective. Si un joueur a le choix entre une carte qui ne donne des points à personne, ou une qui en donne à son « partenaire » (est-ce un partenaire ?), il choisira quasiment à chaque fois la seconde, quitte à lui laisser la victoire individuelle. Même notre Fredovox, compétiteur devant l’éternel, m’a déclaré préférer jouer comme ça car « la victoire en équipe est plus belle ». C’est pas rien !
Sierra nous dit quand même quelque chose sur nous. Et pour le moment, j’observe que c’est plutôt quelque chose de positif. Et ça fait du bien. C’est même terriblement agréable. Rien que pour ça, ce jeu vaut clairement le coup.
Et il reste un autre aspect que je n’ai pas évoqué.
Un jeu d’auteur.e.s
Bon, j’ai encore été malhonnête. Sierra n’est pas QUE un jeu en équipe. En tout cas ce n’est pas le seul mode qui m’intéresse. Même si c’est le seul que j’aurais probablement envie de jouer.
« Hein ! Qu’est-ce qu’il raconte ? » (bis)
Je vous explique. Sierra propose en effet un mode de jeu solo. Or je joue peu en solo, et là l’intérêt mécanique de Sierra n’est pas assez fort pour que j’ai envie de l’essayer. Et pourtant il mérite qu’on s’y attarde. Mais pour cela il faut dire deux mots de l’origine du jeu. Il a été inspiré par le voyage en Amérique du Sud qu’ont fait le duo auteur/illustratrice Pierre Buty et Audrey Marcaggi (c’est pour cela que j’ai envie de les qualifier d’auteurs l’un et l’autre, même si j’ignore qui a pris quelle part dans le développement du jeu – vous en saurez bientôt plus dans un carnet d’auteurs – NDLR), et ce mode solo propose une campagne visiblement inspirée de leur périple.
Nous n’avons donc pas juste un jeu. Nous avons là deux personnes qui nous racontent un voyage. Certains font des albums photos, d’autres des films, et bien eux en ont fait un jeu. Un jeu à travers lequel ils nous partagent la beauté des paysages qu’ils ont vus.
Et ça pour moi ce n’est pas un détail non plus. Le jeu de société, ce n’est pas qu’affaire de mécanique, de points et de conditions de victoire. C’est aussi un objet d’expression culturel, et donc un moyen de partager des émotions, des expériences. Créer un jeu, c’est mettre une part de soi dedans, c’est pour ça qu’on utilise le terme d’auteur, et pas d’inventeur ou de créateur. Parce qu’il y a cet aspect humain, ce besoin de faire passer quelque chose. Ils ne sont pas nombreux les jeux qui nous le rappellent.
Pourquoi Sierra m’a plus touché de ce point de vue là que d’autres jeux ? Est-ce parce qu’il me rappelle mon propre voyage là-bas ? Je n’en sais rien, et peu importe. Il m’a rappelé en tout cas qu’il y a des êtres humains derrière les jeux, et que parfois il y a plus dans ces cartes que l’on manipule que l’on ne pourrait croire.
Sierra est donc un jeu qui mécaniquement me laisse assez froid a priori. Pourtant, à travers cette idée de jouer en équipe mais pas complètement, ces paysages superbes que l’on construit, et ce partage que les créateurs ont voulu faire avec nous joueurs, Sierra fait partie de ces rares propositions qui nous rappellent que le jeu c’est plus que ça, que c’est un vrai objet culturel. Et ça c’est une vraie réussite.
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