[Billet] Quand on a les Crocs

Avec l’âge, on s’assoup(l)it.

C’est la pensée, très personnelle, que j’ai eue en découvrant Croc maîtriser Judge Dredd en Actual Play, à peine quelques semaines après une autre vidéo sur la renaissance du jeu de rôle sur Youtube [NdA : l’introduction a été écrite il y a deux mois, depuis son émission s’est installée]. Croc n’est pas qu’un créateur de jeux exceptionnels du paysage ludique français. Il a aussi mis sa patte sur de nombreux titres qui sont aujourd’hui sur nos tables grâce à Asmodee et les Space Cowboys. Ses récentes apparitions sur Internet au côté de Fred Henry (Monolith, Timeline) ou de Damien Coltice (Black Book Editions) montrent un personnage apprivoisé, toujours un peu corrosif mais les « crocs » pour mordre semblent s’être polis.

Pour les anciens qui se rappellent cette personnalité clivante des salons de jeu, il n’était pas rare de se faire rhabiller pour l’hiver si vous aviez l’audace de croiser le verbe avec lui. Fustigeant les fans gênants, les joueurs qui lui parlaient de leurs personnages ou encore les sentorettes, le créateur le plus célèbre du jdr français a toujours posé un regard pour le moins astringent sur la petite population de lanceurs de dés polyédriques. Alors forcément, le quinqua qui se met à faire ami-ami avec Youtube, on a un peu du mal à raccrocher les wagons. Mais le monde a changé.

mr-croc
D’ailleurs, Croc l’avoue à demi-mot quand il présente son choix de jeu de rôles Judge Dredd (version 1984), cet univers complètement inconnu des joueurs (pas nés à l’époque de ses parutions comics) sonne assez obsolète aujourd’hui, comme tous les univers cyberpunk qui suintent le rêve américain ayant tourné au cauchemar.

Ayant moi-même en mon temps apprécié ce type d’univers, j’ai réalisé combien le succès d’un univers peut s’avérer temporel et subjectif. Je serai incapable aujourd’hui d’apprécier un porte salle monstre trésor (PMT dans le jargon) ou un énième avatar du rêve techno-libéral sans aucune réflexion sociale ou écologique. La crise sanitaire actuelle a encore plus creusé un fossé entre les imaginaires du vingtième siècle et ceux qui vont passer la suspension consentie de l’incrédulité.

bitume jdrPour autant, ceux qui découvrent ce ludopeople aujourd’hui auraient bien tort de le juger sur pièce. Croc est un auteur de jeux de rôles majeur. Ses jeux ont quasiment tous connu des rééditions officielles (Bitume, In Nomine, Bloodlust, Nightprowler) ou souhaitées (Animonde). Son oeuvre traverse les époques sans en perdre la saveur. L’humour et la transgression morale marquant la plupart de ses écrits offrent toujours un superbe contrepoids aux productions très (po)lissées venues des Etats-unis et aux univers prétendument gothiques. Quitte à même être visionnaire. Je relis régulièrement Heavy Metal. La lutte entre les URCs et les égarés pendant que ceux qui ne sont rien sont maintenus par le pouvoir grâce aux écrans me fait tellement penser à la France d’aujourd’hui… Trente ans à rêver d’y jouer un éco-terroriste a d’ailleurs laissé quelques menues traces dans ma vie IRL !

Tel un artiste, Croc a mis ses visions dans le jeu de rôles, et a ensuite laissé passer son tour quand on lui a proposé d’en actualiser les prophéties. Les plus récentes rééditions, que ce soit pour Bloodlust Metal chez John Doe, ou la nouvelle édition de Bitume chez Raise Dead (en financement participatif sur gameontabletop l’an dernier) ne contiennent de l’auteur qu’une autorisation, éventuellement une bénédiction, mais jamais une participation (même si c’est Raise Dead qui s’occupe de Bitume, il n’est pas crédité dans les auteurs).

Et si ces revivals peuvent avoir bon goût, il faut admettre qu’elles n’ont pas le même esprit que les originaux. À la sortie de COPS, dans lequel Croc a écrit 20% du jeu (et rien du reste, selon ses mots), il a déclaré que son envie pour le jeu de rôles avait laissé la place à la passion pour le jeu dans son ensemble. Pourtant, récemment, on le voit s’impliquer dans les projets jdr de Phal ou de Fred Henry, ou encore être dans les petits papiers de BBE. À l’aune de ses déclarations Youtube, il est devenu volontiers passéiste, testant la nouvelle version de Pathfinder – laquelle n’est que le rejeton d’AD&D dont il ne supportait pas la suprématie au temps de l’écriture de Bitume… Mais tout rôliste croit au dieu de l’XP, et cet homme en a accumulé plus que la plupart d’entre nous, en confectionnant depuis 30 ans des pépites que les connaisseurs s’arrachent.

Alors à ceux qui découvrent Croc aujourd’hui sur nos médias modernes, je leur dis qu’il ne faut pas (jamais ?) dissocier l’homme de l’oeuvre. Osez les chemins interdits pour mettre la main sur les trésors du passé, réenchantez les rêves écologistes avec une table d’Animonde, refaites les samedis Gilets Jaunes dans une campagne d’Heavy Metal à la sauce Lallement, imaginez le bordel du Coronavirus dans l’univers de Magna Veritas ou faites-vous un trip survivaliste à une table de Bitume, ou encore explorez les limites de la civilisation dans Bloodlust
Vous verrez la prescience de l’homme qui, malgré son caractère bien trempé, a voué sa vie a faire plaisir aux joueurs et a très souvent fait mouche. Et faites une petite prière à Blandine (l’archange des rêves dans Magna Veritas) pour que les muses lui soufflent à nouveau dans les bronches. 

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2 Commentaires

  1. Quinarbre 06/06/2020
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    Un hommage en creux, mais un joli hommage au personnage quand même !

    J’ai eu plaisir à écouter son passage à la Radio des Jeux aussi (ah oui, en 2016 quand même, déjà…)

  2. Jérémy Picus 07/06/2020
    Répondre

    Ah, Les parties d’In Nomine….

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