[La Mécanique du Jeu] L’ordre du tour

Pour ce nouvel épisode de la Mécanique du Jeu, je vous propose un dossier de fond sur l’ordre du tour dans les jeux.
Anecdotique ou véritable élément central, vecteur d’interaction, mécanisme de rééquilibrage, ses facettes peuvent être nombreuses pour autant de ressentis différents. Au travers d’une classification par types de jeux et d’études de cas concrets, tâchons de décrypter ses rouages et enjeux.

Périmètre et classification

Sont considérés comme hors-sujet pour cet article :

  • les jeux qui se passent de la notion d’ordre du tour, que ce soient les jeux en temps réel – de rapidité entre autres – ou en simultané intégral (7 Wonders).
  • les jeux coopératifs : même si un ordre du tour est en général à respecter, l’impact n’est par définition pas compétitif entre les joueurs.
  • les jeux à ordre du tour préétabli ou aléatoire, dont le seul but est d’assurer un nombre de « passages » équivalent pour chaque joueur, ou une rotation des associations entre joueurs (Kiproko, La Boca)

 

Les caractéristiques suivantes sont par ailleurs utiles à définir :

CommentairesLes jeux continus sont ceux pour lesquels on joue chacun à son tour, de manière ininterrompue du début à la fin de la partie.

 

CommentairesLes jeux séquentiels sont composés, comme leur nom l’indique, de plusieurs séquences distinctes (souvent appelées « rounds », « manches »,…) à l’intérieur desquelles les joueurs prennent leur tour, en repartant d’un premier joueur en début de séquence.

 

Notons que certains jeux comportant des manches sont en fait continus, dès lors que la transition n’interrompt pas l’ordre du tour (Trajan et Luna traités ci-après sont deux exemples).
L’ordre du tour fait en général l’objet d’un soin mécanique plus particulier dans les jeux séquentiels, car il intervient de facto à plusieurs reprises au cours de la partie.

CommentairesLe sens horaire consiste naturellement à prendre son tour selon sa position à la table, en général dans le sens des aiguilles d’une montre (mais aussi parfois en sens inverse, spéciale dédicace à nos amis suisses et à Helvetia).

 

CommentairesL’ordre est variable dans certains jeux, c’est à dire qu’il change ou peut changer dynamiquement en cours de partie, selon diverses conditions.

 

Bien ancré dans la connaissance commune, le sens horaire a l’immense avantage de couler de source, notamment pour les joueurs occasionnels. Il peut ceci dit engendrer une dépendance à la place où l’on s’assoit. En cas de différence de niveau (jouer après un débutant qui n’a pas vu un bon coup…) ou de comportements irrationnels (jouer après son pire ennemi ou un kamikaze qui s’est mis en tête de couler le suivant), ce facteur peut de manière assez flagrante changer le cours d’une partie. Nous y reviendrons.

En croisant ces caractéristiques, on obtient quatre combinaisons, qui sont autant de chapitres dans la suite de la réflexion.

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Les jeux continus horaires

Pour ce premier cas de figure, c’est plutôt l’impact de l’ordre du tour initial qui peut être en question.

Afin d’assurer l’équité des chances entre joueurs, les auteurs intègrent bien souvent des points de règles spécifiques pour lisser ou compenser un avantage/désavantage identifié. Je vous conseille à ce sujet de faire un tour sur cet intéressant article chez Gus&Co, qui permet de constater que tous n’abordent pas nécessairement la chose sous le même angle.

Deux exemples typiques de compensations sont identifiables :

Une phase de placement initial dans un ordre particulier

CommentairesDans Catane, chaque joueur doit placer deux colonies initiales. Le second placement se fait en inversé, ce qui donne un ordre du type « ABCD-DCBA ».
Utilisée dans un certain nombre de jeux, cette astuce permet d’équilibrer plus ou moins les chances de chacun de disposer de positions équivalentes.
 

Des éléments de départ en plus grand nombre ou d’une nature différente

CommentairesLe premier joueur de Concordia débute avec 5 sesterces, et les joueurs suivants avec chacun un sesterce de plus que le joueur précédent. Cette différence initiale de liquidités, qui peut sembler minime, s’avère en fait ici assez déterminante au moment de réaliser son premier investissement.

 

Les jeux continus horaires offrent par ailleurs la possibilité de garantir un nombre de coups identique à chaque joueur, soit parce que ce nombre de coups est fixe, soit parce qu’on termine le tour de table en cours lorsqu’une condition de fin de partie est atteinte.

On trouve cependant des contre-exemples :

CommentairesS’agissant du désormais célèbre Lewis & Clark, aucune compensation d’aucune sorte n’est prévue pour l’ordre initial, et pourtant ce jeu est une course qui se termine immédiatement au premier arrivé ! Scandale ? Eh bien, non. Cette absence de disposition est loin d’être le résultat d’une négligence.
Interrogés sur le sujet, l’éditeur et l’auteur ont indiqué n’avoir pas détecté d’avantage particulier lors de leurs nombreux play-tests. Plusieurs mécanismes bien spécifiques au jeu expliquent cet équilibre naturel particulièrement élégant. Le système de macarons permet potentiellement au second joueur de faire d’emblée une action un peu plus puissante que le premier joueur. Par ailleurs, avec le fonctionnement du Pow-wow, prendre une action du plateau peut avantager les joueurs suivants, sans compter les possibilités de profiter des joueurs partis en éclaireurs pour « sauter » des cases.
 
CommentairesTrajan est un peu dans le même cas de figure : le jeu s’achève sans garantir un nombre d’actions équivalent. Pire, à la fin de chaque trimestre, le ou les derniers joueurs ont, potentiellement, disposé d’une action de moins pour faire face aux demandes du peuple qui rythment le jeu. A côté de ça, quelques choix à la mise en place (tuiles Trajan et cartes Marchandises) peuvent être guidés par ceux des joueurs précédents, et l’égalité au Sénat est tranchée en faveur du dernier arrivé. Maigres consolations semble-t-il.
Les adaptations sur des sites de jeux en ligne ayant rendu a posteriori la chose possible, il n’en fallait pas plus à certains pour éplucher les statistiques et révéler un avantage moyen de 3 à 5 PV pour le premier joueur (sur un échantillon de 13000 parties). Suffisant pour convaincre les plus puristes d’entre nous d’adopter une variante ? à vous de voir.
 
CommentairesParticulier à bien des égards, Luna propose une expérience et un ressenti de l’ordre du tour totalement différents.
Premier constat, les majorités évaluées sur les iles en fin de séquence donnent en fait un avantage tactique au dernier à agir.
Par ailleurs, le nombre d’actions de chacun lors d’une manche n’est pas garanti. Par désoeuvrement ou calcul, un joueur peut prendre l’action de Méditation, matérialisée par une bougie se consumant. Lorsque cette action a été prise 3 fois, tous joueurs confondus, la séquence d’actions s’arrête net ! C’est alors le joueur suivant qui sera le Premier joueur à la manche suivante.
Cette invention géniale permet de jolis coups d’attente et instaure une tension assez grisante.

 

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Les jeux continus variables

Dans ce type de jeu, le fait même de jouer son tour induit un repositionnement dans l’ordre du tour. Généralement, cela se traduit par un déplacement sur une piste. Chaque joueur ne joue donc pas nécessairement le même nombre d’actions sur la partie, mais cela résulte de ses propres décisions.

Le dilemme classique du genre est donc d’évaluer l’intérêt d’une action avantageuse à l’instant donné, le risque de ne plus pouvoir l’obtenir ensuite, et l’impact sur l’ordre du tour. On est essentiellement sur des décisions tactiques à court ou moyen terme.

CommentairesSur la piste du Temps de Thèbes, une case représente une semaine, et chaque action entreprise fait avancer d’un nombre de semaines variable. Le joueur actif est le plus en retrait sur la piste.
Cette dimension confère un aspect tactique au jeu pour enchaîner plusieurs actions courtes sans rendre la main à ses adversaires, s’emparant avant eux d’une carte à leur portée, ou fouillant un site archéologique sous leur nez.
 CommentairesGlen More condense ce principe en fusionnant tuiles à acquérir et piste d’ordre du tour. Irais-je chercher le puissant Castle of Mey, quitte à ne pas rejouer de sitôt, ou vais-je être gourmand et tenter un arrêt intermédiaire ? Mes adversaires ont-ils d’autres tuiles en vue avant celle-ci ?
Attention : en fin de partie, les joueurs ayant pris plus de tuiles que celui qui en a le moins sont pénalisés selon un barème linéaire. Rafler tout ce qui traîne est ainsi voué à l’échec dans ce subtil jeu de gestion où chaque acquisition se doit d’être utile.

 

Citons quelques autres spécimens connus de cette espèce, finalement assez rare : Olympos, Tokaido

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Les jeux séquentiels horaires

A chaque nouvelle séquence, l’ordre du tour redémarre en sens horaire depuis un premier joueur. Toute la nuance est dans la détermination de celui-ci, et en la matière plusieurs écoles se distinguent.

La méta-rotation

Le privilège de premier joueur, souvent matérialisé par un marqueur, passe au voisin pour le début de la séquence suivante. Cette façon de faire classique a pour elle une évidence et une simplicité certaines. Elle présente toutefois un inconvénient majeur dans les jeux à nombre de séquences fixe, si ce nombre n’est pas divisible par le nombre de joueurs. Raison pour laquelle le nombre de séquences dépend parfois du nombre de joueurs (comme dans Helios, pour citer un jeu récent).

Signalons cependant que dans les jeux de développement où les capacités des joueurs montent crescendo, l’importance d’un bon départ est souvent cruciale. Etre premier lors de la première séquence ou lors de la quatrième n’est, le cas échéant, pas nécessairement équivalent.

CommentairesVikings (Wikinger en VO) se joue en 6 manches, et le premier joueur tourne en sens horaire. Le tour de jeu consistant à se servir sur un plateau central commun, pas besoin de faire une étude très poussée pour conclure que les règles de base ne sont pas un modèle d’équité à 4 joueurs.
De plus, les pions Vikings fournissant des revenus récurrents, assez prisés en tout début de partie, sont donc, selon les tirages, plus ou moins réservés aux premiers joueurs des premières manches.
 CommentairesLa spécificité majeure de Puerto Rico modifie complètement la donne : après que le joueur ait choisi et réalisé une action, tous, dans le sens horaire, ont l’occasion de réaliser cette même action, de manière plus ou moins dégradée.
La tuile Gouverneur tourne elle-même dans le sens horaire, et la subtilité de ce rythme impose une surveillance de tous les instants des possibilités adverses. Clairement, l’ordre du tour est l’une des clefs de ce chef d’œuvre d’interactivité.

L’action Premier joueur

En général exécutable par un seul joueur au sein d’une séquence, elle fait de lui le prochain premier joueur au début de la séquence suivante. L’idée est donc de sacrifier quelque peu une action contre l’assurance d’un futur proche en position favorable. Certains jeux ont de plus le bon goût de coupler cette procédure avec un gain annexe, en général moins avantageux qu’une action pleine, mais venant compléter l’intérêt de la chose.

CommentairesDans Tzolk’in, l’ordre du tour a un effet atypique, car jouer premier n’est pas systématiquement avantageux. Les ouvriers en place sont des blocages si je ne suis pas solvable à cet instant. Mais paradoxalement, si j’ai de quoi payer, ils se transforment en rampes de lancement pour des actions plus puissantes plus rapidement. De plus, l’alternance pose/reprise des ouvriers de chacun n’est pas forcément synchronisée. De quoi cogiter dur.
L’action premier joueur devient quoiqu’il en soit de plus en plus tentante, car une ressource Maïs y est ajoutée à chaque tour. Seconde opportunité à saisir : déclencher une « double-rotation ». Mes adversaires sont-ils en position favorable pour exécuter cette manœuvre, et si oui, puis-je adapter mon jeu pour en profiter ?
N’hésitez pas à consulter notre guide stratégique pour plus d’infos.
 CommentairesCas d’école qui me tient à cœur, Agricola. De manière évidente l’ordre du tour y est primordial, puisqu’il conditionne grandement le choix restant. L’action Premier Joueur s’accompagne judicieusement de la pose possible d’une carte Aménagement mineur, bénéfice non négligeable. Jusqu’ici tout va bien, et pour tout dire je suis assez fan du jeu. Mais il y a toutefois deux choses qui me chiffonnent.
Premier point fâcheux, les compensations pour l’ordre du tour initial sont, à 5 joueurs, de +1 Nourriture pour les joueurs #2 et #3, +2 Nourritures pour les joueurs #4 et #5. Autrement dit, les joueurs #3 et #5 n’ont pas encore joué qu’ils ont déjà l’impression de se faire avoir.
Au delà de cette pinaille, c’est le sens horaire même qui pêche selon moi. Si mon voisin de droite un peu stressé aime assurer en jouant souvent premier, je bénéficie de secondes places répétées sans lever le petit doigt. Si au contraire c’est mon voisin de gauche le fou du premier joueur, me voilà recalé régulièrement cinquième, peu importent mes efforts. Dommage, dans un jeu si exigeant et calculatoire, de dépendre à ce point d’où l’on s’est retrouvé assis.

Le premier à passer

Dans les jeux séquentiels où le nombre d’actions par séquence n’est pas imposé, on met généralement fin à sa séquence en passant. Une incitation à le faire avant les autres peut donc être le titre de prochain Premier joueur. Les avantages et inconvénients précédemment évoqués sont tout aussi valables avec cette façon de faire.

CommentairesTerra Mystica a ainsi fait l’objet de débats passionnés où partisans et détracteurs du sens horaire se sont affrontés. Selon ces derniers, une fois qu’un joueur a passé, la tension retombe, et les joueurs restants se retrouvent en position d’effectuer autant d’actions que désiré sans avoir à se réfréner. Ceci est toutefois contrebalancé par deux choses.
D’une part, une opportunité qui vient de se créer sur une carte Bonus particulièrement adaptée peut inciter à passer malgré tout.
D’autre part, les tuiles de Scoring encouragent la thésaurisation de manière à alterner « petites » manches préparatoires avec peu d’actions, et « grosses » manches où l’on optimise le bonus courant.
Toujours est-il que la toute fraiche extension Feu et Glace va mettre tout le monde d’accord, en apportant une variante optionnelle qui prend en compte l’ordre de passe intégral, et transforme donc Terra Mystica, pour qui le souhaite, en un jeu séquentiel variable.

 

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Les jeux séquentiels variables

Ce sont eux qui poussent le plus loin le concept d’ordre du tour. On l’y note généralement via une ou plusieurs petites échelles rappelant à tout moment qui joue avant qui. De manière plus ou moins prononcée selon les cas, l’ordre du tour y est une variable à part entière, sur laquelle on peut influer ou on a du contrôle. C’est à dire un peu moins une constante que l’on subit. Là encore, certains rapprochements permettent de sous-classer les jeux de cette catégorie en différents groupes.

L’action dédiée au replacement dans l’ordre du tour

Généralement, ce type d’action permet de se positionner soi-même en tant que premier joueur. La grosse différence avec les jeux horaires est que l’ordre relatif des autres joueurs entre eux n’est pas altéré. Si je repasse un joueur qui venait d’arriver premier, le voilà au pire second. Le classique Caylus fait figure d’exemple typique.

Commentaires Dans Russian Railroads, l’action Premier joueur trouve très rapidement preneur. L’importance du recrutement de l’unique Conducteur disponible à chaque manche est la première explication à cet engouement.
Mais ce n’est pas tout. Les auteurs ont su rendre cette action particulièrement intéressante en recyclant le principe de la Porte de Caylus. Une fois que tous les ouvriers ont été placés, les modifications de l’ordre du tour sont prises en compte, puis les ouvriers dédiés à ces dernières peuvent être réassignés à une seconde tâche encore disponible. Certes, les emplacements de premier choix sont alors occupés depuis longtemps, mais ce petit extra reste assez convaincant.
 

De nombreux auteurs ont ainsi proposé au fil de leurs créations des approches dérivées de ce principe, avec plus ou moins de bonheur. Parmi eux, un certain Stefan Feld a mûri l’idée pour aboutir à l’une de ses spécialités : la piste d’ordre de tour où l’on progresse de manière plus ou moins rapide à coups d’actions et autres effets spéciaux.
Jouer plus tôt y est invariablement avantageux, et l’ordre du tour devient alors un vrai enjeu stratégique.
Vais-je décider de me battre la partie durant sur ce plan, de manière à bénéficier des premières places ? Ou vais-je, au contraire, faire l’économie d’une lutte sans doute couteuse, laisser mes adversaires s’y épuiser, et concentrer mes efforts ailleurs ?

 CommentairesL’Année du Dragon illustre ce type de choix de manière très nette.
La progression sur la fameuse piste d’ordre du tour y est conditionnée en grande partie par le personnage que l’on recrute à chaque tour. Plus un personnage est puissant, moins il fait avancer sur l’ordre du tour.
Or, cet ordre peut s’avérer capital dans la phase suivante, puisque l’unique action que l’on effectue devient payante (3 Yuans, c’est du genre très cher) si un joueur précédent a déjà choisi une action du même groupe. Un tourment de plus à gérer dans ce jeu diabolique !
Néanmoins, des stratégies (délicates mais viables) existent pour miser sa partie sur des personnages puissants, et compenser sa dernière place en générant de gros revenus. Etre ainsi riche donne alors latitude à se payer quelques actions essentielles à des moments clefs.

L’enchère ou le placement

Comme évoqué dans le précédent article, l’ordre du tour est mis en vente dans certains jeux. Difficile de faire plus ouvert ou plus égalitaire. Tu veux jouer avant ? tu payes.

Autre façon de faire finalement très proche : le placement. Ce n’est ni plus ni moins qu’une matérialisation différente de l’enchère, sauf que le prix à s’acquitter n’est plus forcément en espèces sonnantes et trébuchantes. Dans Fresco, Pergamon ou encore Last Will, mieux se placer dans l’ordre du tour implique des conditions moins favorables pour la suite de la manche.

 Commentaires L’enchère de Cyclades couple intelligemment deux enjeux. D’une part le pouvoir spécial du Dieu choisi conditionne ni plus ni moins l’action que l’on va effectuer pour le tour. D’autre part… l’ordre du tour.
Aux moments clés de la partie, celui-ci peut s’avérer capital, que ce soit pour agir sur la carte avant un adversaire, ou pour la primeur d’acquisition des puissantes créatures mythologiques.

Le choix du joueur

Et pourquoi ne pas offrir la possibilité au joueur de choisir ou de programmer des éléments dont les caractéristiques dicteraient l’ordre du tour pour la suite de la séquence ? Typiquement, plus un élément permet de jouer tôt, moins son pouvoir est puissant. Et sous forme de programmation, cette phase peut se faire en secret, introduisant ainsi des doses d’incertitude, bluff ou de prise de risque.

Le célèbre Citadelles fait assurément figure de chef de file de cette catégorie de jeux (voir ci-contre). Y sont également affiliés, à des degrés divers, le prestigieux Age of Steam d’un dénommé Martin Wallace, ou encore A l’Ombre des Murailles et La Havanne.

Citons également au passage Le Petit Prince qui se paye le luxe pas commun de remettre le choix du prochain joueur entre les mains du joueur courant. Son gameplay se prêtant largement aux cadeaux empoisonnés, ce parti-pris semble naturel, mais encore fallait-il y penser !

 Commentaires Les personnages de Citadelles ne sont en fait pas complètement classés par puissance relative, mais aussi selon un ordre logique lié à leurs pouvoirs respectifs. Le Condottière jouant dernier peut ainsi cibler un bâtiment tout frais construit.
Les choix de rôles se basent ici sur la prise de risque : un personnage puissant est a priori plus souvent ciblé par les personnages nuisibles, lesquels agissent justement en premier. Mais du moment que j’échappe à l’Assassin, au Voleur, et au Magicien, peu m’importe ensuite de jouer 4e ou 6e puisque les bâtiments constructibles sont ceux de ma main, et non pas à choisir parmi un pool commun.
Un joueur à même de poser un gros bâtiment choisira souvent, si on a fait l’erreur de le lui laisser, l’Assassin, non pas pour son pouvoir en propre, mais bel et bien pour valider sa construction sans danger d’être dépouillé d’une façon ou d’une autre. Et en toute fin de partie, pour achever sa ville avant d’autres prétendants, il sera de bon ton d’avoir un rôle de chiffre inférieur.

La compensation

L’ordre du tour peut également être utilisé comme variable de rééquilibrage.

Le plus évident des cas de figure consiste à tenir compte de l’ordre de passe intégral de la séquence précédente. Le premier à passer jouera premier, et ainsi de suite. Dans Expedition Northwest Passage, ne faire qu’une action par tour pour en optimiser le coût peut être synonyme de prendre plus de tours que les autres joueurs, et donc valoir une dernière place à la manche suivante.

Autre pratique régulièrement utilisée par les auteurs : limiter l’effet win-to-win en inversant l’ordre du tour et les positions instantanées des joueurs. L’ami Friedemann Friese est assez friand de ce principe, que ce soit dans son fameux Megawatts, ou dans le moins connu Fürstenfeld. Plus mon revenu est important (ce qui est cool), moins ma position dans l’ordre du tour sera privilégiée (ce qui est moins cool).

Dans un certain nombre de jeux, comme le récent Praetor, on prend en compte l’ordre inverse de la piste de score courante.

L’effet de bord est cependant à mes yeux d’encourager de manière un peu trop marquée la thésaurisation et/ou l’investissement à long terme, de manière à ne pas faire la course trop en tête et mieux sortir du bois lors du rush final.

 Commentaires Dans Kingsburg, on peut prendre des actions d’autant plus puissantes qu’on a obtenu des grosses valeurs de dés.
Pour consoler un peu les poissards aux lancers faiblards, le tour est donc joué dans l’ordre croissant du total de ses dés.

Jeu bien ordonné commence par soi-même

Simple inducteur de choix tactiques ou variable stratégique profondément ancrée dans le gameplay, tous les auteurs n’intègrent pas l’ordre du tour de la même façon dans leurs jeux. Anticiper son impact, savoir s’y repositionner à bon escient ou assumer une mauvaise place, sont autant de réflexions qui font en partie l’intérêt de certains titres.

Tous les joueurs ne sont pas non plus 100% égaux face à l’ordre du tour. Tous n’attacheront la même importance à une inégalité apparente ou supposée. Certains ne chercheront même pas à la remarquer. Mais les mécaniciens les plus pointilleux n’ont pas fini de couiner. Ceux qui ont déjà joué à 4 et commencé dernier à Le Havre savent de quoi je parle.

Il reste en tous cas l’une des sources majeures des interactions indirectes dans les jeux de gestion. Et l’inventivité des auteurs en la matière est loin d’être en berne, en témoignent quelques perles de la flopée Essen 2014. Staufer Dynasty en particulier propose une dynamique des plus travaillées, l’ordre de chaque « ouvrier » étant rendu indépendant. Enjoy!

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17 Commentaires

  1. Shanouillette 11/11/2014
    Répondre

    Merci Grovast, un travail de fond impressionnant. Je ne regarderais jamais plus un ordre du tour de la même façon ^^

  2. Amiral 11/11/2014
    Répondre

    Bravo, bel article de fond.

    Sur Terra Mystica, nous avions rapidement mis en place la variante d’ordre du tour car cela nous semblait naturel. Dans un jeu aussi calculatoire, bénéficier de la seconde place gratos car mon voisin de droite va jouer premier, c’est un peu fort de café. 

  3. Dr. Jacoby 11/11/2014
    Répondre

    Très cool article, bravo !

  4. TheGoodTheBadAndTheMeeple 11/11/2014
    Répondre

    Excellent article !

     

    Vraiment très complet. Bravo !

     

    Beaucoup de bons jeux utilisent des gestions de l’ordre du tour très variables. C’est donc un paramètre fort en mécanique, à la flexibilité fort intéressante pour les créateurs.

     

    Je ne vois pas mention du très particulier Funkenschlag Megawatts à l’ordre du tour très particulier et Primordial ! Les phases jouent de façon alternée en sens ok ou inverse des points…

  5. Grovast 11/11/2014
    Répondre

    Merci pour votre intérêt, ça fait toujours plaisir de voir que mes bafouilles sont lues 😉

    @ThegoodTheBadAndTheMeeple : relis mieux^^ Megawatts est cité, même si je ne me suis pas étendu sur l’ordre inversé selon les phases, qui aurait effectivement pu mériter un focus. Typiquement le genre de jeu vicieux où il faut rester au contact mais sans faire la course en tête, et surgir en dernière manche.

  6. eolean 12/11/2014
    Répondre

    Tres bel article de fond que j’ai lu avec plaisir ! Et un grand bravo pour la mise en pages ! 

    On aurait pu parler aussi du coup des differents designement du premier joueur avec utilisation ou non de startplayer ! Mais ca pourrait faire l’objet d’un prochain article de fond ^^

    Bravo 🙂

  7. Sha-Man 12/11/2014
    Répondre

    On a tous des exemples de jeux qui ne gèrent pas selon nous les différents avantages / désavantages de l’ordre du tour j’imagine, Grovast as-tu eu l’occasion de réfléchir à l’impact sur les jeux suivants : Dominion et Quantum ?

    Perso j’ai le sentiment que ce sont des jeux qui occultent totalement cette notion supposant peut-être que l’impact est mineur, ce qui a tendance à me faire bondir au vu du système de fin de partie de type « fin sèche ».

    • Grovast 12/11/2014
      Répondre

      On ne peut pas jouer à tout, je n’ai donc pas honte d’avouer que je n’ai qu’une partie de Dominion au compteur, et aucune de Quantum 😉

      Le premier n’a pas convaincu, j’ai abusé d’entrée de la carte permettant d’avoir +2 actions pour 1 action (le Village ?) et je jouais à n’en plus savoir combien il me restait d’actions, pendant que mon adversaire tapait du pied, à juste titre. Un mauvais souvenir, et la fin (sans terminer le tour, c’est ça ?) a du coup été un soulagement sans récrimination.

      Au hasard, est-ce que les non-premiers n’y ont pas un avantage à choisir leur première carte après les autres ? Genre : tu pars sur une carte X ? très bien, je choisis alors sur une carte Y qui est la réponse parfaite.

      • Sha-Man 12/11/2014
        Répondre

        Pour répondre à ta dernière phrase : exactement et c’est là que c’est délicat à équilibrer dans Dominion. Selon les setups, ce n’est pas toujours le premier joueur qui est avantagé mais ceux qui jouent plutôt en réponse aux choix précédents.

        Mais ce n’est pas toujours le cas, car si l’accès aux cartes aggressives est rapide, alors les joueurs suivants auront 1 tour de retard pour obtenir leurs nouvelles cartes dont celles qui défendent contre l’attaque prise par le premier.

        Du coup ils prennent 1 tour moins bon dans la vue et ils vont être sur la défensive pendant un bon moment.

        • Grovast 12/11/2014
          Répondre

          Je vois… pas évident effectivement d’inventer une solution élégante pour régler ça.

          Ca serait en tous cas intéressant de savoir si Donald X a réfléchi à la question et ce qu’il en a conclu. Si une fenêtre d’interview passe par là 😉

          • Sha-Man 12/11/2014

            On l’a pas interrogé là-dessus en particulier.

            Il y a de grosses discussions sur le sujet qui est conclue généralement par : « on fait plusieurs parties en changeant l’ordre avec le même setup pour équilibrer ».

            Un peu comme au bridge ^_^ tout le monde a la même config en tournoi et tu essaies d’en tirer le meilleur de chaque setup à chaque partie.

  8. Tasslehoff 13/11/2014
    Répondre

    Super article. L’ordre du tour est quelque chose auquel je fais attention, et parfois, c’est frustrant de voir que cet aspect a été neglige par les auteurs/éditeurs.

    Le dernier en date qui m’a « gâché » la partie est Essen the game, ou l’ordre est très important, où il y a un mécanisme interessant pour choisir le 1er joueur, mais le mecanisme aurait du être étendu a toutes les places et se contente de nous faire partir en sens horaire, du gâchis.

    • atom 13/01/2017
      Répondre

      Et est ce que tu ne peux pas le changer justement avec l’accord des joueurs bien sur. J’ai le même cas sur Dynasties ou tu fais le choix d’être premier a la fin du tour, comme on peut payer pour on peut te passer devant, et au final tu peux te retrouver deuxième a choisir ton bonus mais dernier a commencer…

  9. Grovast 12/01/2017
    Répondre

    Pour info qui intéressera qui de droit, je viens de découvrir cet article (et ce site) en anglais

    http://www.gamesprecipice.com/turn-order/

     

  10. LePionfesseur 12/09/2017
    Répondre

    Tiens j’avais pas encore lu cet article, encore du très bon travail !

    Le principe de Jeux continus variables est vraiment fascinant car assez peut utilisé (j’ai toujours trouvé Thebes extrêmement novateur). Dans le genre je songe aussi à Palast Geflüster où le joueur suivant à jouer est déterminé par la carte jouée par le joueur précédent (si je joue une carte jaune, c’est au joueur jaune de jouer). Je me demande s’il en existe d’autres du genre.

  11. Victor Scavino 16/05/2022
    Répondre

    Superbe série d’articles.

    Je pense ici qu’il manque le mécanisme génial de Mare Nostrum (Asynchron), où chaque phase (1.commerce 2.achats 3.militaire) donne la possibilité au leader de ladite phase (1.celui qui a le plus de marché/chameau  2. celui qui a le plus de villes et temples   3.la plus grosse armée) de décréter qui commence à jouer la phase en question.

     

    C’est absolument génial : se servir soi-même en premier ? laisser un peu les autres pour jouer en rupture derrière ? favoriser l’ennemi de mon ennemi ?

     

    Ce genre de mécanique unique à ma connaissance, et bien qu’elle nécessite un ajustement à chaque manche parfois pénible, reste un moteur énorme du point de vue tactique et stratégique.

     

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