[La Mécanique du Jeu] Les conditions de victoire

Comme mis en lumière dans la brillante chronique de l’ami PG, le score final n’est pas le seul indicateur d’accomplissement personnel du joueur. Sans donc considérer la gagne comme une fin en soi, faire de son mieux pour s’en approcher le plus possible reste une préoccupation majeure, ne serait-ce que par respect pour ses partenaires. Mais la nature même des conditions de victoire n’est-elle pas justement un des facteurs à même de faire varier grandement l’expérience de jeu ?

L’abstraction de la victoire

Pas besoin d’une culture ludique hors du commun pour constater l’évidence : les jeux à Points de Victoire (PV) plus ou moins explicites sont aujourd’hui omniprésents, y compris dans des titres à vocation grand public.

Et pourtant, les PV ne vont pas particulièrement dans le sens de l’immersion. A l’opposé, les conditions concrètes ont souvent pour elles une certaine forme d’évidence, de pureté, de crédibilité. Annihiler la concurrence dans un épique 4X, flinguer tous les adversaires (voire quelques alliés) dans Bang!, terminer en tête d’un jeu de course, trouver le coupable d’un jeu d’enquête, sont autant d’objectifs plausibles à même d’ancrer profondément un thème.

Même s’il n’y a pas de généralité stricte en la matière, la présence de PV dans un jeu de gestion semble souvent synonyme d’une certaine abstraction, si ce n’est dans les mécanismes, à tout le moins dans le scoring.

On distingue en effet plusieurs niveaux d’abstraction :

  • les PV qui se justifient au regard du thème, venant valoriser une réalisation ou un accomplissement qui fait sens, même si cette conversion en points est elle-même artificielle. The Battle at Kemble’s Cascade est un jeu d’arcade assumé, et en toute logique, la destruction de vaisseaux (neutres comme adversaires), la réalisation d’exploits et de missions y rapportent une certaine quantité de Gloire.
  • les PV issus d’une règle purement mécanique, sans rapport thématique évident. La multiplication du nombre de Postes de Commerce et de Tuiles de Citoyen par le nombre d’étoiles atteint sur la piste de développement de Orléans peut ainsi être citée comme un exemple de scoring passablement artificiel.
 

CommentairesGloire, Prestige, Réputation, Influence… les Points de Victoire sont souvent affublés d’un intitulé différent.

Ce renommage souvent de façade va régulièrement de pair avec des objectifs de jeu plutôt éculés : plaire à l’empereur, être le noble le plus renommé ou l’architecte le plus en vue. Même si ce genre d’effort de mise en ambiance est toujours louable par rapport à des titres encore plus arides, il ne suffit en général pas à propulser un thème au premier plan.

Lewis & Clark est le contre-exemple d’école pour la résonance thématique particulièrement bien trouvée de ses points de victoires, maquillés en avancement sur un itinéraire. La distinction entre deux types de PV, correspondant à autant de types de terrains traversés, apporte de la profondeur à la fois au thème et à la mécanique. Exceptionnel !

 

Le PV c’est la santé

Dans les cas triviaux, les PV servent en fait uniquement de compteur : la piste de Rumble in the House cumule les scores des différentes manches, tandis qu’une carte conservée de Dobble peut être assimilée à un jeton « 1PV ».
Mais dans les jeux plus complexes qui nous intéressent pour cette chronique, leur rôle est de rendre mesurable le « Qui s’en est le mieux sorti ? », lorsque la réponse à cette question se décline sur plusieurs tableaux ou échelles distinctes. Leur usage est en particulier quasi indispensable lorsque les critères d’évaluation ne sont pas mutuellement exclusifs.

CommentairesSoit la condition de victoire suivante : avoir construit X cités ou bien Y villages. Ce cas exclusif est assez simple à évaluer à tout instant.

Mais dès lors que l’on veut proposer un panachage possible des deux critères, il devient difficile, à tout le moins peu élégant, de décliner et de vérifier l’ensemble des combinaisons valables : (X-1 cités et Y-1 villages), ou (X-2 cités et Y+2 villages), ou encore… L’introduction du PV en tant qu’unité de mesure résout le problème.

C’est ainsi que Catane propose un barème en PV octroyés par les différents développements, majorités courantes, et cartes Développement possédées (ci-contre). Le premier à atteindre un total de 10 points l’emporte.

 

D’un point de vue purement technique, les PV peuvent également être un garde-fou, une roue de secours en complément à une condition concrète plus erratique. La victoire en « Last Man Standing » dans King of Tokyo est ainsi la plus emblématique : baffer sans retenue et être le dernier en jeu. Cependant, certains comportements défensifs – avec à l’appui des pouvoirs de soins – peuvent aboutir à une situation qui s’éternise, surtout lorsqu’il ne reste plus que deux adversaires en lice. La victoire alternative au premier à 20PV vient alors garantir une durée de partie finie.

Mais ce n’est pas tout, car les game designers ont su trouver des usages toujours plus inventifs des Points de Victoire, pour autant de sensations ludiques différentes. Assez classiquement, ils peuvent ainsi être utilisés en tant que monnaie du jeu, que ce soit de manière totalement intrinsèque (Le Havre, Magnum Sal…) ou en paiement d’enchères épisodiques (Smallworld, Five Tribes…)

CommentairesAutre exemple de trouvaille savoureuse : dans The Great Zimbabwe, du mythique éditeur néerlandais Splotter Spellen, les joueurs peuvent développer des technologies, s’attacher les services d’artisans, de spécialistes, ou encore choisir d’adorer un dieu.
Chacune de ces décisions fait varier le Victory Requirement (VR), comprenez le total de PV requis pour prétendre à la victoire. Bien évidemment, plus l’avantage octroyé est important, plus le VR enfle. Alors, vais-je me rallier à la cause de la gracieuse Atete et profiter de sa toute-puissance, ou tenter d’en finir rapidement grâce au -2 offert par Xango, le seigneur des tambours ?

Il n’est d’ailleurs pas impossible que ce système soit né d’une variation en mode PV d’un précédent et néanmoins célèbre méfait du duo d’auteurs, j’ai nommé le diabolique Antiquity. Dans ce dernier, entre autres joyeusetés, chaque joueur choisit sa condition de victoire (concrète pour le coup) en cours de partie, obtenant dès lors un bonus permanent en conséquence. Si ça c’est pas de la stratégie…

 

Variance et échelle

Autre avantage des PV du point de vue la conception : ils sont de toute évidence plus souples à équilibrer, par rapport à des conditions concrètes que le phénomène de couperet (tout ou rien) rend a priori plus délicates à manier. Certains auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à agrandir l’échelle et donner naissance à titres qui se comptabilisent en plusieurs centaines de PV.

Lorsque les façons de marquer ces grands nombres de PV sont elles-mêmes démultipliées, que tout et son contraire rapporte des points, l’effet « soupe de points » qui rebute certains joueurs peut apparaître : il devient assez difficile de déterminer ce qui a permis au gagnant de l’emporter. Ce danger mis à part, et au delà d’un éventuel manque d’élégance des scores fleuve, l’intérêt est double.

Premièrement, peaufiner l’équilibrage en proposant des gains aux valeurs plus étalées donc plus précises.
Deuxièmement, réduire les probabilités d’égalité. Les scores des joueurs sont grosso modo modélisables par une loi normale, avec une variance dépendant de paramètres comme l’écart de niveau des joueurs, ainsi que le niveau de lissage du jeu : existence ou non de stratégies à haut risque mais très payantes par exemple. Ainsi, plus la variance est faible, plus les probabilités d’égalité seront hautes, et plus la granularité des scores doit être fine pour l’éviter.

 

CommentairesRussian Railroads fait partie de ces jeux à grosse masse de PV, où l’on dépasse régulièrement les 300 voire 400.

Outre ce volume impressionnant, le jeu souffre d’un décompte assez lourd du plateau personnel à réaliser à chaque fin de manche. En plus d’infliger du calcul mental un peu fatiguant et d’être source d’erreur, cette caractéristique vient renforcer le côté « tableur Excel » que ses détracteurs ont à juste titre pointé.

 

Il est également intéressant de noter les possibles implications psychologiques de l’échelle de points sur le comportement du joueur. N’y a t-il pas une tendance à pratiquer les jeux à score élevé « au feeling », et de manière plus calculatoire ceux à score restreint ? L’importance relative de chaque PV gagné encourage en effet à examiner chaque décision au point près, quand a contrario il peut être jugé suffisant d’estimer grosso modo les volumes de gains importants. Ajoutons à cela qu’une mésoptimisation mineure apparait comme moins cruciale dans un jeu à grosse échelle : elle ne fait après tout perdre que quelques menues broutilles par rapport à l’ensemble, donc si par ailleurs elle sert la ligne directrice générale…
Paradoxalement, une échelle de score plus étendue, qui permet un équilibrage plus fin et donc potentiellement plus rigoureux, amènerait finalement à jouer de manière plus intuitive et donc moins rigoureuse. L’abondance conduit au gaspillage quand la pénurie incite à la parcimonie, c’est connu.

Dans les bizarreries récentes sur ce sujet, on signalera le très calculatoire La Route du Verre, qui tourne en à peu près 25PV, mais qui pourtant introduit des demi-points! Comprenne qui pourra. Pour info toujours, Shakespeare, le prochain jeu de gestion estampillé Ystari, se joue aux alentours de 20PV. Avis aux amateurs.

Visiblement caché

Dans un jeu où l’avancement de chacun est totalement connu en cours de partie, la posture naturelle consiste à désavantager le joueur couramment mieux placé si on en a l’occasion. Ce phénomène a un nom : le leader-bashing. Volonté du game designer faisant partie intégrante du jeu, ou simple effet de bord lié au scoring en continu, les cas varient. Toujours est-il que savoir qui mène change la manière de jouer.

Divers procédés mécaniques permettent d’éviter cet écueil possible en cachant totalement ou partiellement le degré d’accomplissement de chacun. Les classiques évaluations de majorités finales sont par exemple à même de réserver des surprises, avec des bascules possibles jusqu’au dernier moment selon les cas. Peu importe que des points soient marqués en cours de partie ou non, il s’agit simplement que le volume du décompte final soit suffisamment significatif et incertain pour compliquer l’identification du leader.

Ainsi, une partie des Aventuriers du rail peut très bien se faire sans prendre la peine de noter les points accordés en cours de partie par les lignes construites : sachant que la comptabilisation des objectifs et bonus va bouleverser considérablement les positions, il peut être jugé plus simple de tout décompter en fin de partie (et de plus cela évite les oublis).

 

CommentairesUne bonne part de l’identité de Smallworld résulte du caractère caché des PV en cours de jeu.

Comme il est quasiment impossible de maintenir un décompte mental pour chaque adversaire, on ne peut donc que se baser sur ses évaluations plus ou moins pifométriques. L’influence de certains joueurs manipulateurs, jamais à cours d’arguments pour désigner un autre comme futur vainqueur si on ne fait rien, peut certainement jouer.

Autre facteur perturbant : une manche spectaculaire avec un gros gain instantané focalise l’attention et attire en général les retours de bâton, quand bien même on partait de très bas.

Clairement, avec des PV visibles, l’essence du jeu telle que voulue par Philippe Keyaerts serait totalement dénaturée.

 

L’objectif personnel « secret » constitue un autre classique qui a fait ses preuves pour ménager le suspense et rendre la partie plus difficile à décrypter avant le décompte. Il peuvent être attribués en début de partie (Die Staufer), se mériter en y dédiant des actions (Egizia, Les Princes de Florence), changer de main au fil des manches (Santa Cruz)… de nombreuses subtilités et sophistications autour de cette base ont été introduites au fil de l’histoire de la création ludique récente ou non, avec plus ou moins d’originalité à la clef.

CommentairesStrasbourg est un jeu atypique qui utilise un système d’objectifs punitifs. En début de partie, chaque joueur en conserve de 1 à 5 parmi 5 reçus. A la manière des Aventuriers du rail, un objectif non réalisé vaudra des points négatifs en fin de partie (ici constants : -3PV).

Toute la science du jeu consiste donc à analyser la mise en place, qui dévoile le rythme des acquisitions potentielles des différents quartiers, trouver des synergies entre les conditions demandées, le tout sans avoir les yeux plus gros que le ventre.
Le choix est bien souvent déchirant, car un excès de prudence est pénalisant : il n’est pas possible de récupérer des objectifs supplémentaires par la suite.

 

CommentairesLes objectifs secrets de Troyes prennent une dimension particulière, dans la mesure où ils ne sont en fait pas personnels. Chacun a simplement connaissance de l’un des 3 ou 4 personnages qui seront évalués pour tous les joueurs en fin de partie.

Comme leur nombre total est très restreint, 6 en tout, et que les critères de chacun d’entre eux sont bien différenciés, s’installe donc un jeu dans le jeu : espionner les comportements adverses pour essayer de deviner leur personnage. Des fausses pistes plus ou moins involontaires sont monnaie courante en début de partie, mais plus le jeu avance, plus les indices deviennent probants. Ces objectifs sont d’autant plus cruciaux qu’ils sont à même de creuser l’écart final dans ce jeu qui se gagne en assez peu de points.

 

Déclenchement et timing

Par opposition aux manches fixes ou au nombre de coups prédéterminé, de nombreux jeux préfèrent proposer une variabilité de la durée de partie, via un déclenchement de fin sous conditions.

Le cas basique consiste à révéler au fur et à mesure du jeu un indicateur plus ou moins fiable sur le nombre de manches ou tours restants. Ainsi, The Boss se déroule sur 3 à 5 manches, mais dès la manche 2, les joueurs sont avertis d’un risque ou d’une absence de risque que le jeu se termine à la fin de la manche 3. De Vulgari Eloquentia utilise le même système pour une variabilité entre 13 et 16 manches.

Au delà d’un simple paramètre auquel il faut s’adapter, la nature même du critère d’arrêt de la partie (ou, typiquement, du déclenchement de la dernière manche) peut faire que les choix des joueurs ont une incidence sur la durée globale : épuisement d’un stock de PV global (RFTG), fin d’une pioche de cartes ou pose de l’ensemble de ses éléments (Concordia), avancer le Prévôt ou non (Caylus) sont autant de leviers qu’on réfléchit à deux fois avant d’activer. L’expérience aide alors à estimer sa situation et prendre la décision la plus avantageuse pour brusquer ses adversaires, optimiser ses propres derniers tours ou limiter la casse.

 

CommentairesAvec ses 3 conditions de déclenchement possibles, Hansa Teutonica fait certainement partie de ces titres où la tension du gong final joue à plein.

A priori, le développement permettant d’augmenter son nombre d’actions semble très fort. Mais ce qu’on pourrait prendre pour un passage obligé demande un investissement certain.

En cas de perturbations adverses venant ralentir la manœuvre, les fruits de cette puissance auront-ils le temps d’être récoltés, avant qu’un petit malin ait rushé les 20PV ?

La diversité des styles de parties, la durée élastique qui en découle, les dénouements surprenants créent une richesse certaine, augmentent la rejouabilité et donc l’envie d’y revenir.

 

Mais cet aspect peut aller bien plus loin que des affinages de dernière minute, en prenant, lorsque le jeu s’y prête, une dimension stratégique majeure. Être dans le bon timing découle d’un plan qui se conçoit au plus tôt. Se faire surprendre par un « rush » adverse alors que son développement « long terme » n’a pas encore porté ses fruits, ou à l’inverse, caler au moment où les adversaires freinent des quatre fers pour rallonger la sauce, sont des situations de fin de partie souvent rédhibitoires, qui s’anticipent et s’évitent en amont.

Autre élément de timing régulièrement identifiable : le fameux « point de bascule ». Particulièrement fréquent dans les jeux de développement, il s’agit de ce moment fatidique où continuer à investir sur du long ou moyen terme devient moins intéressant que de la prise de bénéfices pure. Faut-il encore connaitre ou avoir une bonne estimation du laps de jeu restant. De fait, l’expérience intervient, et les vieux cheminots sauront sentir quand il est temps de préférer les points sonnants et trébuchants plutôt que les Livres Sterling dans Steam.

 

CommentairesL’ami Friedmann Friese a le don de créer des jeux particuliers, et son Fürstenfeld ne déroge pas à la règle.

Sa condition de victoire : ériger chacun des 6 bâtiments de prestige présents dans son deck sur les 6 emplacements de construction. Problème : ces bâtiments de prestige sont des cartes mortes qui n’ont d’autre fonction que de rapprocher de la victoire. Or, ils viennent remplacer revenus et avantages, ce qui fait que plus on converge vers le but, moins on a de facilités.

Outre la bonne gestion de son deck pour avoir ces 6 bâtiments en main au bon moment, il s’agit donc de se lancer dans la course le plus rapidement possible, mais avec les reins suffisamment solides pour ne pas se tuer dans l’œuf en se paralysant prématurément.

Spécialisation généralisée

Une caractéristique intéressante à analyser dans les jeux stratégiques, c’est l’articulation entre spécialisation et généralisation.

Bien souvent, les échelles de valorisation exponentielles, les possibilités d’optimisations par mutualisation ou les avantages permanents ciblés (valables sur un type d’action particulier) incitent à se concentrer sur une ou quelques facettes du jeu, en négligeant volontairement les autres. C’est aussi une manière d’induire un renouvellement et un certain degré de liberté et de créativité pour le joueur, en rendant possible l’exploration de différentes combinaisons de spécialisations d’une partie sur l’autre.

CommentairesLa fameuse roue d’actions de Mac Gerts rend assez difficile l’hyper-spécialisation, en imposant une certaine diversité des actions prises. Mettre l’accent sur certaines actions en les choisissant plus souvent que la moyenne reste faisable dans une certaine mesure, mais au prix de quelques sacrifices et contorsions.

Dans Navegador, la tendance naturelle à faire un peu de tout est contredite par l’existence des jetons « Privilèges » : chacun accroit la valeur en PV d’un type d’élément en particulier. De quoi créer bien des vocations de navigateurs, d’hommes d’affaire et autres bâtisseurs d’églises en masse, malgré le danger que ce parti-pris implique.

 

A l’opposé, d’autres jeux encouragent résolument la dispersion. Cela peut se traduire mathématiquement via un barème punitif sur les domaines négligés, comme celui d’Agricola, ou encore en utilisant un scoring à la Knizia (voir ci-dessous). Moins quantifiable qu’un calcul de points, la flexibilité de la généralisation est aussi parfois sécurisante par rapport à une spécialisation rendant plus vulnérable. C’est le syndrome des « œufs dans le même panier ». Se concentrer sur une certaine couleur de gemmes dans Ys présente le sérieux risque de voir sa cote malmenée par les adversaires.

CommentairesPièce maitresse du docteur Knizia, le fabuleux Tigre & Euphrate introduit un principe de généralisation implacable. Les joueurs gagnent des points (cubes) dans 4 couleurs distinctes pendant le jeu, mais le score final de chacun est le nombre de points dans la couleur où l’on en possède le moins. En termes d’anti-spécialisation, on a pas encore trouvé mieux !

Ce mécanisme a été repris de nombreuses fois, principalement par Knizia lui-même (Municipum, Génial!, Robot Master, The Hobbit…), mais a également, démocratisation oblige, inspiré d’autres auteurs.

Peloponnes de Bernd Eisenstein, ou encore le récent Sapiens de Cyrille Leroy, exploitent ainsi un scoring à deux entrées dont on ne considère que la plus faible.

 

Même si elle est plus difficilement mesurable arithmétiquement, l’opposition entre spécialisation et généralisation peut être tout à fait présente dans les jeux à conditions de victoires concrètes, dès l’instant où plusieurs conditions alternatives existent.

Vais-je me fixer sur l’une d’entre elles pour optimiser mon cheminement, quitte à être largement prévisible par mes adversaires, et donc plus facilement contré ? Ou vais-je avancer certes plus lentement, mais de manière plus équilibrée, en me laissant la possibilité de converger vers l’une ou l’autre issue au dernier moment selon les opportunités ? A chaque joueur son style, et à chaque jeu sa propension à favoriser l’une ou l’autre posture, voire un savant mélange des deux.

 

CommentairesSid Meier’s Civilization, le jeu de plateau de FFG, fait partie de cette croustillante famille de jeux à plusieurs (en l’occurrence quatre) types de victoire.

La victoire Militaire y est une menace constante : il suffit pour cela de conquérir la capitale d’un adversaire. Mais se lancer un peu trop ouvertement dans les technologies guerrières se fait au risque probable d’une course à l’armement des voisins immédiats, peu désireux de dérouler le tapis rouge à une offensive territoriale.

La neutralisation mutuelle et l’enlisement pourraient alors profiter à un autre larron. Pourquoi ne pas faire le strict nécessaire pour ne pas passer pour une proie facile, tout en mettant discrètement en place, par exemple, un moteur commercial suffisamment souple permettant de briguer la victoire Économique ou encore la Culturelle si elle se présente mieux ?

Finir sur un air de victoire

Tableau de PV à multiples entrées, absence de coup légal (un classique des jeux abstraits), contrôle de secteurs, être le plus riche, élimination pure et simple : les conditions de victoire font partie intégrante de l’ADN d’un jeu. Dans le meilleur des cas, elles vont jusqu’à en constituer l’âme, que ce soit par leur savante alchimie mécanique, ou par la fourberie diplomatique qu’elles imposent.

Elles peuvent également être l’une des composantes de l’originalité du jeu. Titre qui n’aurait pas volé un focus dans l’article, Himalaya a ainsi régalé à l’époque (et régale encore) par l’ingéniosité de son décompte à élimination. Plus récemment, Mundus Novus propose une très vicieuse opposition de style entre accumulation de PV et recherche de la combinaison parfaite donnant une victoire immédiate.

Les réelles innovations se font ceci dit de plus en plus rares dans cet univers ludique toujours plus exploré.

Et justement, dans ce contexte de croissante galopante du nombre de jeux, de marché concurrentiel à l’extrême, de niveau de qualité incroyablement élevé des meilleures productions, la moindre anicroche fait mal. Des conditions de victoire obscures, pas suffisamment bien ficelées, instables dans certaines configurations, génératrices de Kingmaking, peuvent induire une première expérience douloureuse qui sera facilement considérée comme rédhibitoire.

Mythotopia, du pourtant expérimenté Martin Wallace, a dernièrement fait les frais d’une fin de partie jugée bancale. A partir du moment où les jetons présents sur 4 des 7 conditions de victoires sont épuisés, la fin de partie peut être déclenchée. Mais seul le joueur en tête au score est autorisé à le faire, et à la condition expresse de remporter réellement la partie après la résolution des conflits en cours. En découle un acharnement sur le leader du moment afin de l’empêcher d’être en mesure de déclencher, et une alternance cyclique du leader dont il est parfois difficile de sortir, si l’on en croit les nombreuses plaintes de joueurs.

Dernier exemple, la partie longue à 2 joueurs de Ora & Labora souffre d’un gros défaut. Dans cette configuration spécifique, la condition d’arrêt est basée sur le nombre de bâtiments communs restant à construire. Or, ce sont justement ceux qui n’ont pas trouvé preneur dans les manches précédentes, et, les manches avançant, leur effet et/ou leur valeur en PV est souvent daté. Il n’est donc pas rare qu’en fin de partie, de nombreux coups soient bien plus rentables que construire un de ces vestiges. Comme il est très difficile d’évaluer qui est en meilleure posture, pourquoi dès lors troquer son activation à 12PV contre une construction à 4PV déclenchant une fin où ce différentiel pourrait bien manquer ? Pour rien, si ce n’est éviter la peu réjouissante perspective d’une partie infinie.

Les conditions de victoires idéales se doivent donc d’être à la fois faciles à évaluer, évidentes par rapport au thème, originales si possible, ni trop cachées ni trop imprévisibles, et bien entendu parfaitement calibrées. Autant dire que c’est pas gagné.

Webographie
[EN] Un article de 2011 sur Meepletown
[EN] Un peu de théorie par Nat Levan
[EN] Une discussion de 2013 sur le Board Game Designers Forum
[EN] La GeekList des jeux à scoring kniziesques
[FR] L’excellent article de Damien André sur Hansa Teutonica dans Plato n°74, que je ne peux que trop vous conseiller
[FR] Les interventions de Roswell dans ce fil du forum Tric-Trac

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15 Commentaires

  1. TheGoodTheBadAndTheMeeple 13/07/2015
    Répondre

    Très complet, très intéressant ! Bravo 🙂

  2. Zuton 13/07/2015
    Répondre

    Super instructif et complet : un 2ème bravo pour cet excellent article et la chronique associée !

    La fin de partie de Mythotopia paraît effectivement « buggée » mais cela n’arrive pas forcément à toutes les parties. Cela se termine parfois de façon claire, avec souvent une fessée à la clé pour moi ! 🙁

  3. Costa José 13/07/2015
    Répondre

    Vraiment très bon article, très très intéressant ! Merci !!

  4. M3th 14/07/2015
    Répondre

    Excellent article, très bien documenté. Et explicite au possible bravo. Et je viens de prendre conscience que ce que je pensais être le plus simple dans le processus de création d’un jeu ne l’est absolument au vue de la richesse de possibilité.

    Une pensée pour lords of xidit où les décomptes finaux réservent toujours leurs lots de surprises. J’aime assez aussi les conditions de déclenchement dans hyperborea où chacun peut profiter des Pv s’il remplit les conditions adéquates.

    • TSR 17/07/2015
      Répondre

      Concernant les conditions de victoire dans Hyperboréa, est-ce que quelqu’un a déjà réussi à poser ses 15 (ou 12, je ne sais plus) dudules sur le plateau sans s’en faire dégommer un seul par les autres joueurs ? Parce que de mémoire, c’est (au moins pour les parties longues) l’une des conditions d’arrêt (plutôt que « victoire ») qui me semble éminemment impossible à atteindre si tout le monde fait attention.

      Et lorsqu’on veut parler de conditions de victoires alambiquées, on ne peut pas ne pas faire un détour par Dune/Rex. Un jeu que j’adore, pour son ambiance et ses mécanismes, mais qui ne peut se terminer que sur un hold-up (chopper 3 citadelles sur 5 quand on joue à 2 contre 4, faut vraiment que tout le monde dorme…)

      • M3th 17/07/2015
        Répondre

        Pour hyperborea no’ jamais.mis tous sans en perdre un ou deux..mais bon quand ils sont chez les autres ça permet quand même de réaliser le déclenchement.. Non?

      • Sedenta 17/07/2015
        Répondre

        Concernant Dune, je ne joue pas sans la variante interdisant les alliances officielles à plus de 2 joueurs et le hold up n’est pas la seule fin possible puisque les Fremens gagnent a la fin du jeu si des Forteresses précises ne sont pas occupés par des factions précises, et que la Guilde gagne si personne ne gagne. Ces conditions obligent la prise de risque pour les derniers tours, donc des affaiblissements donc des possibilités de victoire « opportuniste ».  Enfin c’est mon avis 🙂

  5. Shanouillette 14/07/2015
    Répondre

    Merci Grovast pour ce zoom éclairé, permettant de mettre en valeur l’aspect clef d’un jeu. quand je lis des règles ou écoute une explication c’est dans les conditions de victoire que je vois si le jeu va être intéressant / original. C’est souvent qu’on a une impression de déjà vu jusqu’à l’évocation des conditions de victoire où là on se dit que le style est renouvelé (ou pas). @Damien : lords of xidit a été évoqué puisqu’il parle d’Himalaya. 😉

    • M3th 14/07/2015
      Répondre

      Tout à fait, je n’ai pas dit que LoX n’avait pas été évoqué mais je soulignais la mécanique de fin et de comptage de PV, que je trouve plus abouti que son ancêtre

  6. Chabousse 15/07/2015
    Répondre

    Il faut que je joue à Furstenfeld, je suis curieux de voir le résultat.

    J’ai un proto comme ça qui ne marche pas.

    Merci Grovast !

  7. Grovast 18/07/2015
    Répondre

    Merci pour vos commentaires, c’est toujours bien de se savoir lu 😉

  8. Antony 20/07/2015
    Répondre

    Waouh, article riche en enseignements et… bravo pour cette mise en page de malade !  😉

  9. Cordon A 16/05/2018
    Répondre

    Article super intéressant, en tant que créateur amateur il est super utile pour trouver des idées.

    • atom 16/05/2018
      Répondre

      C’est vrai ça. Mr Grovast tu veux pas faire un jeu un jour ? ^^

      • Grovast 16/05/2018
        Répondre

        Ça m’a bien trotté dans la tête avec quelques protos il y a quelques années, mais ça demande un temps fou que je n’ai plus (c’était plutôt des gros jeux de 2h donc encore pire). De plus, je me suis rendu compte que je n’avais pas le réseau nécessaire de testeurs variés à proximité immédiate (assos et autres).

        Bref, immense respect à ceux qui investissent une telle énergie pour y arriver.

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