Gagner se cache peut-être ailleurs que dans le score final
Il est toujours utile de se poser quelques instants et réfléchir à ce que l’on recherche – en tant que joueur – durant nos soirées jeux. Nous allons évoquer plusieurs besoins et mécanismes que les éditeurs de jeux utilisent pour répondre à ceux-ci. Je voudrais m’attarder sur l’un de ses besoins : le sentiment d’accomplissement personnel du joueur pendant déroulement d’une partie.
Ce sentiment d’accomplissement, je l’ai à chaque fois que je termine un château prestigieux lors d’une partie des Châteaux de Bourgogne ou encore quand je complète ma checklist à Roll Through the Ages. Bien que je ne gagne quasi jamais aux jeux de société, je termine néanmoins toujours une bonne soirée jeux avec un sourire jusqu’aux oreilles ! Petite explication …
S’il on prend 3 joueurs d’habilité égale jouant à leur jeu favoris, combien de fois seront-ils à même de gagner ? Un petit retour à nos cours de statistiques nous dira qu’une partie sur les trois sera gagnée par un joueur, donc 33% et des cacahuètes.
Mais est-ce que le pourcentage de victoire avec des groupes de 4, 5, 6 joueurs de niveau égale seraient alors de 25%, 20% et 17% respectivement ? Peut-être qu’un bon joueur défie les probabilités mathématiques avec un taux de victoires plus élevés que 50%. Cependant la plupart des joueurs de jeux de société perdent plus qu’ils ne gagnent.
Mais alors, est-ce vraiment important de gagner pour s’amuser aux jeux de société ? Beaucoup d’entre nous répondrons « non, ce n’est pas l’essentiel ». Cela nécessite une mise en contexte avec un détour par la théorie des besoins de David McClelland, un psychologue américain qui étudiait dans les années 60 le lien entre le développement économique d’un pays et sa culture entrepreneuriale. Il base en partie ses théories sur la bien connue pyramide des besoins d’Abraham Maslow. Sans m’étaler d’avantage sur les théories, je vous invite juste à retenir 3 types de besoins pour l’homme dans le modèle de McClelland:
- Le besoin d’accomplissement (fixer des objectifs, développer des actions, éviter l’échec, relever des défis…) : moteur dans beaucoup de jeux à l’allemande.
- Le besoin d’appartenance (se sentir appartenir à un groupe, se sentir apprécié tant dans la sphère privée que professionnelle) : moteur essentiel dans les jeux coopératifs.
- Le besoin de pouvoir (proposer aux autres, influencer et contrôler) : moteur pour les jeux de négociations et autres party-games qui encouragent l’interaction sociale.
Portons notre attention sur le premier besoin d’accomplissement. Beaucoup de joueurs, moi y compris, trouvent leurs plaisir dans l’interaction sociale autour du jeu, il peut y avoir une compétition amicale, sans pour autant que cela soit l’essence même de la soirée jeux. Beaucoup de jeux de société donnent la possibilité aux joueurs d’avoir des mini moments d’accomplissement durant une partie.
Prenons un Qwirkle par exemple (Spiel des Jahres 2011) ; 4 blocs alignés donnent 4 points, 5 blocs alignés donnent 5 points, mais si on complète 6 blocs alignés c’est le jackpot avec 12 points. Est-ce que finalement le but est de simplement ajouter des blocs sur la surface de jeu ? Ou bien il y a quelque chose de plus ?
En regardant la feuille de score, on est peut-être le dernier joueur, mais pendant l’espace d’un instant en posant ce 6ème bloc sur la table, on obtient une victoire temporaire allant de pair avec un sentiment d’accomplissement en criant « Qwirkle – 12 points ! ».
Ces petites victoires
Idéalement, les moments de victoire temporaire doivent s’accumuler au cours de la partie et permettent ainsi de décomposer le jeu en une série de petits moments intermédiaires créant le chemin vers la victoire. Cela procure un sentiment de satisfaction pour tous les joueurs, pas uniquement le vainqueur du jeu.
Simplement additionner les points au score final n’est pas assez pour donner ce sentiment d’accomplissement. Dans certaines situations de jeu, ça sera la création par exemple d’une grande cascade de combo qui finalement ne s’avère pas produire le maximum en terme de points, mais qui fait plaisir à voir de par la beauté de son enchevêtrement mécanique. Pour résumer, une belle combinaison = un joli coup dont on est fier, un peu comme le Qwirkle à 12 points !
Dans un jeu comme Les Aventuriers du Rail, quelle manipulation est la plus gratifiante : bouger son marqueur de score de la case 30 à 45 sur la piste de score ou bien placer ses trains sur l’unique route de Miami vers la Nouvelle Orléans ?
A Carcassonne, vous préférez bouger votre Meeple de 9 cases sur la piste de score ou bien placer la dernière tuile qui entoure votre cloître ? Je sais bien que je prends 2 ou 3 jeux que l’on peut considérer comme de « grands classiques », mais finalement est-ce différent avec vos nouvelles sorties ramenées d’Essen cette année ?
Les éléments du succès à la loupe
Tout cela pour dire que les concepteurs et éditeurs de jeux ont trouvé bien des manières de donner du plaisir aux joueurs pendant la partie, sans forcément être le gagnant en fin de partie. Reprenons trois éléments caractéristiques qui sont fréquemment utilisés et permettant de construire ce sentiment d’accomplissement.
En général les éléments du succès sont A) permanents, B) avec des composants physiques et C) uniques.
A) Éléments Permanents
Bien que cela semble abstrait comme idée, un petit exemple va tout vous éclairer ; quand on place nos trains sur le plateau de jeu des Aventuriers du Rails ou nos blocs lors d’une partie de Qwirkle, on ne peut pas les retirer. Prendre et poser des éléments du jeu (pions, tuiles, cubes, figurines, dés, …) pour marquer des points ou progresser vers l’objectif génère un effet d’accomplissement.
B) Éléments Tangibles
Beaucoup de jeux n’ont pas une piste de score mais des points de victoires par exemple sous forme de jetons de divers modèles et formes. Plus subtil, ces éléments renforcent ce sens d’accomplissement. Eh oui à mon avis, quand on gagne de l’argent ou des points que l’on peut placer devant soi pour la durée restante de la partie, cela rappellera à chaque regard furtif notre accomplissement.
Prenons pour illustrer ceci les trésors du jeu L’île Interdite (du designer Matt Leacock) qui, à la base, étaient surtout destiné pour les enfants, mais au final plaisent tout autant aux adultes (photo à droite).
C) Éléments Uniques
C’est certainement un aspect que les américains utilisent quasi systématiquement dans leurs jeux, surtout les jeux de figurines et jeux de cartes qui ont des composants uniques.
Même si un autre joueur gagne la partie, vous serez le seul à avoir obtenu l’unique item magique présent dans le jeu. Le principe des goodies fonctionnent très bien pour alimenter cet aspect.
On ajoute un goodies dans son jeu, comme par définition il n’est pas dans la boîte de base, il est unique ou du moins très rare. Quel bonheur de pouvoir piocher un objet unique lors de son tour et de pouvoir le mettre dans sa main ou son inventaire (par exemple la carte Wil Wheaton pour 7 Wonders distribué aux TableTop Days), n’est-ce pas ?
Faut-il avoir systématiquement les 3 éléments décrit ci-dessus pour faire un jeu qui sera un succès ? Non pas nécessairement bien sûr ! Disons qu’avoir deux des trois éléments présents va positivement influencer le sentiment d’accomplissement et le plaisir des joueurs. L’aspect permanent est certainement le plus important de tous.
Le party game et le shot d’adrénaline
Une nuance néanmoins, le concept d’accomplissement sera souvent moins visible dans les « party games » et autres petits jeux rapides pour lesquels l’aspect d’accumulation de points de victoire ou l’élimination des adversaires revêt un autre aspect. D’une manière générale, les parties sont courtes et intensives. On doit observer (Dobble), attraper (Jungle Speed), se défausser parfois subtilement (Mito) ou encore reconnaître des sons (Snorta), tout en étant attentifs aux autres joueurs. On fait appel à du visuel, du sensoriel et de l’auditif, le sentiment d’accomplissement vient en général de ces ressentis et tout de suite après l’action sous forme par exemple de « Ah! Je t’ai coiffé au poteau! Plus rapide que l’éclair ! ». C’est sous forme de shot d’adrénaline que l’on obtient un sentiment d’accomplissement. Pour les perdants cela n’est pas un problème vu que le temps de jeu est court et qu’il est possible de jouer une revanche rapidement.
Comme les jeux sont par définition plus courts, il n’est pas indispensable d’avoir des accomplissements intermédiaires. De plus dans ce type de jeux, l’argent (par exemple) est vite gagné ou perdu. Le pouvoir sur les autres joueurs viendra dans l’interaction sociale, le bluff et les rires qui seront de la partie. Mais là, on est plutôt dans le registre des besoins de pouvoirs qui feront l’object d’une autre chronique.
Maintenant que vous savez que je suis un gros looser aux jeux de société qui néanmoins rempli ses besoins d’accomplissements, il est temps de clôturer cette chronique qui vous fera peut-être réfléchir aux raisons pour lesquelles vous aimez plutôt ce jeu qu’un autre. Pour moi finalement, il vaut mieux avoir un jeu qui permet de donner une satisfaction à (quasi) tous les joueurs autour de la table plutôt qu’à une seule personne – mais pour vous qu’est-ce qui vous comble le plus dans une partie ?
>> Autres réflexions à lire sur le sujet :
« Le succès ou l’échec d’un jeu proposé est directement lié à la personnalité des joueurs et à leur façon d’appréhender le monde du jeu en général. »
Antony analyse des profils de joueurs et leurs motivations pour mieux choisir ses jeux.
Rencontre avec un joueur Kleenex
« La valeur d’un jeu est différente pour chacun d’entre nous. »
Eolean s’interroge avec humour sur sa notion de plaisir lors de la découverte d’un jeu.
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eolean 13/03/2015
Article très intéressant mister PG ^^ L’exemple avec la grosse combo m’a particulièrement plu parce que c’est le genre de chose qui me donne beaucoup de plaisir quand je joue. Maintenant, gagner est-il une fin en soi ? Là on rentre dans la personnalité de tout à chacun et je dirai même que quelque part, le jeu n’est qu’une expression d’un besoin bien plus profond.
En ce qui me concerne, je ne vais pas me cacher, j’aime et je joue toujours pour gagner. Par contre, je dirais que ce n’est qu’une des composantes de mon plaisir ludique. Finalement, si je devais m’essayer à un petit exercice de style je dirai que pour moi le plaisir dans les jeux de sociétés se décompose comme suit :
=> Etre avec mes amis autour d’une table : 40%
=> Avoir le sentiment de bien jouer : 30 %
=> Découvrir un nouveau jeu et un nouvel univers : 20%
=> Gagner : 10%
Jiba 13/03/2015
Il y a aussi le côté « raconter une histoire », notamment dans les jeux à thème fort. Parfois le chemin est plus intéressant que la destination ! Typiquement dans un jeu comme Tales of the Arabian Nights, le joueur dont le perso vit la meilleure histoire n’est pas toujours celui qui termine avec le plus de points.
Antony 14/03/2015
Bravo pour cet article très intéressant !
Et merci pour le clin d’œil, à la fin 😉
YeN 15/03/2015
Super article. Je me demande ou classer les jeux â rôle secret (avalon, linq…) où le plaisir vient (amha) de la réussite a bluffer ou trouver le(s) félon(s).
Arnauld VM 17/03/2015
Très intéressant article !
Je partage …
atom 26/03/2015
Je suis aussi du genre a chercher a faire des jolis coups, plus que de gagner, par exemple a Five Tribes je cherche a faire un bel enchainement sur les bâtisseurs (les bleus) mais par contre quand on joue comme ça, sans trop se préoccuper du score, on risque de donner une victoire un peu fade a l’adversaire.