Insurgez-vous ! Poésie et jeux de société

Insurgez-vous contre le joueur alpha qui dans vos parties d’Andor décide que le joueur incarnant le nain ne doit pas s’occuper de sauver les paysans.

Insurgez-vous pour que le jeu de société soit reconnu comme un bien culturel à part entière.

Insurgez-vous contre l’Analysis paralysis qui double la durée de vos parties de Five Tribes, vous empêchant de vous frotter à un autre jeu pendant la soirée.

Insurgez-vous pour le droit de jouer de l’adulte.

Insurgez-vous contre cet étourdi qui n’a pas écouté un seul mot lorsque vous lui expliquiez les règles de Bruxelles 1893.

Insurgez-vous ludiquement. Insurgez-vous poétiquement.

 

Affiche2015L’insurrection poétique dès demain

Cette année, l’insurrection est le thème du printemps des poètes, manifestation nationale et internationale, qui a vocation à promouvoir toutes les formes de poésie. Car, oui, la poésie, ce n’est pas nécessairement des vers ou des rimes (pensons aux poèmes en prose du Spleen de Paris, de Baudelaire). La poésie est une forme littéraire beaucoup plus complexe, qui peut se définir de manière succincte par son utilisation de la langue : des images engendrées par celle-ci, de sa musicalité…

Du 7 au 22 mars, les institutions culturelles, les associations, et bien d’autres acteurs vous proposeront des activités poétiques. Le monde du jeu pourrait-il, lui aussi, investir cette manifestation ?

 

 La poésie ludique > < Le jeu poétique

J. Méry

 Comme j’ai déjà pu le montrer des articles précédents (NDLR : Les Ouli’Cubes, Cross(média) et Trans(média) sont sur un plateau), d’intéressantes passerelles existent entre le jeu et d’autres domaines culturels, et notamment la littérature.

Ces passerelles peuvent être formelles ou thématiques ; mais, à chaque fois, elles nous rappellent que le jeu, que la littérature, sont des biens qui s’inscrivent dans un système culturel plus global.

Le poète s’intéresse au monde, qu’il soit réel ou fantasmé. Comme n’importe quelle forme littéraire, le poème s’intéresse à d’innombrables thématiques. Le jeu, inexorablement, en fait partie.

Un poète s’est particulièrement engagé sur cette thématique, bien davantage que ses confrères. Il s’agit de Joseph Méry (1797-1866), dont l’œuvre, mineure, n’est pas passée à la postérité. En 1847, il publie un recueil de règles de jeux intitulé L’arbitre des jeux ; il accompagne ces règles de plusieurs poèmes, notamment sur les cartes, les échecs, les dominos, ou encore le billard.

 

« […] L’enfant au berceau joue et l’homme continue,
Et lorsque la vieillesse ennuyeuse est venue,
Et que, les pieds cloués au sol de sa maison,
Il n’a qu’un lambris sombre et nu pour horizon,
Le jeu vient adoucir son ennui domestique.

Aux combats des échecs il montre sa tactique,
Sur le trictrac sonore il agite ses poings,
Avec trois ennemis fait le whist en dix points,
Poursuit, dans le piquet, un repic chimérique,
Éternise en vingt tours le Boston d’Amérique ;
Enfin, sur le damier pousse d’un doigt tremblant
Un pion noir, vainqueur d’un adversaire blanc. […] »

Le jeu [extrait], in L’arbitre des jeux, Joseph Méry, 1847

Chez Méry, on peut déceler une sorte d’insurrection poético-ludique, en faveur du jeu pour le jeu, dénué de toute finalité (ici pécuniaire), lorsqu’il écrit :

 « […] Heureux celui qui sait jouer avec ce but unique,
Qui sait aimer le jeu d’un amour platonique,
Et vainqueur innocent d’un pari sans écus,
N’a jamais délié la bourse à des vaincus ! […] »

Le jeu, in L’arbitre des jeux, Joseph Méry, 1847

 

Depuis, aucun poète ne s’est, à ma connaissance, investi dans cette thématique sûrement trop empirique.

 

La poésie peut donc être ludique, de par son thème ; le jeu peut-il être poétique ?

 Le jeu auquel on pense immédiatement lorsque que l’on parle de poésie, c’est bien entendu Cyrano d’Angèle et Ludovic Maublanc. La liaison de ce jeu avec l’univers poétique est en réalité double :

  • Le but du jeu est de travailler sur la langue, et notamment sur les rimes : c’est la forme poétique la plus communément admise qui est en jeu ici. A ce titre, ce jeu peut ressembler à certains jeux pédagogiques mis en place dans les écoles.
  • Par son titre, le jeu fait référence à la fois à une des plus célèbres pièces du théâtre français (Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand), mais également à l’écrivain éponyme, Savien de Cyrano de Bergerac, poète et libre penseur français du XVIIème siècle.

 

Cyrano

 Dans Cyrano [le jeu], vous incarnez un poète en quête d’originalité. Car, pour séduire la belle en haut de la tour, il faut se montrer plus touchant, plus drôle, plus piquant que les autres prétendants.

Vous devez donc composer un quatrain (une strophe de quatre vers), dont le thème et les rimes sont imposés ; à vous d’être « meilleur » poète que votre voisin.

Votre inspiration sera récompensée de deux manières : tout d’abord, grâce à l’originalité de vos rimes (non utilisées par d’autres joueurs), mais également par la qualité intrinsèque de votre poème. En effet, à la fin de chaque manche, un vote est réalisé pour désigner le poème le plus touchant ; mais, attention, ce n’est pas l’auteur du poème sélectionné qui remporte le bonus (faire descendre la belle par les escaliers), mais ceux ayant voté pour ce poème.

 

 D’autres jeux de langage, comme les Imagidés, les Rory’s Story Cubes, etc… peuvent se transformer en jeux poétiques, si on décide d’aménager quelque peu les règles du jeu.

 

« Ut pictura poesis » = « La poésie est comme la peinture » (Horace, Art Poétique, Ier siècle av. J.C.)

 

Certains jeux, comme Dixit, Tokaido, etc… ont été étiquetés de « poétiques » alors même que leur mécanique ne les rapprochent pas de cette forme littéraire.

Pour comprendre ce rapprochement, il faut comprendre que la poésie existe sous de multiples formes. La poésie n’est pas seulement littérature, comme le souligne Horace, ou Léonard de Vinci, lorsqu’il écrit : « La peinture est une poésie qui se voit au lieu de se sentir et la poésie est une peinture qui se sent au lieu de se voir. » (Traité de la peinture, 1651 [édition posthume]).

Comme le peintre (ou, par extension, l’illustrateur), le poète peut poser un regard contemplatif sur le monde. Un des plus célèbres recueils de poésie française ne porte-t-il pas le nom de Les contemplations (Victor Hugo, 1856) ?

Dans le cas de Tokaido, d’Antoine Bauza, c’est cette dimension contemplative, par la constitution des paysages de mer, de montagne et de rizière – véritables tableaux -, qui rapproche le jeu de la poésie. Ces panoramas se constituent peu à peu, au long de la route, pour peu que l’on se donne la peine de s’arrêter sur les lieux adéquats : ils sont méritoires, par certains aspects, en demandant aux joueurs un certain investissement pour être révélés. Tout comme la poésie demande au lecteur un certain investissement pour être sentie.

panorama merTokaido, le panorama « Mer », illustré par Naïade

 

 Ces paysages, panoramas, tableaux, ne sont pas de la poésie, mais participent à créer en nous ce que Paul Valéry appelle un « état poétique » :

« Un poète n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique, ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres. On reconnait le poète – ou, du moins, chacun reconnaît le sien, – à ce simple fait qu’il change le lecteur en ‘’inspiré’’. »

Paul Valéry, Variété, 1944, « Poésie et pensée abstraite. »

 

Contemplative est la poésie, mais elle peut également être plus tortueuse, moins directe, davantage soumise à l’interprétation. Le poète cherche, par la musicalité des mots et des phrasés, par le rythme, à construire un sens plus profond encore que le sens premiers des mots qu’il travaille.

Construire du sens à ce qui n’en a pas nécessairement de prime abord : voilà ce que propose Dixit, le jeu de Jean-Louis Roubira. Dans Dixit, à chaque tour de jeu, le « conteur » (que l’on pourrait nommer également « poète ») doit choisir une de ses cartes et construire une phrase, une histoire, ou simplement choisir un mot pour la décrire, la définir. Ensuite, tous les joueurs choisissent une carte pouvant correspondre à cette description ; toutes les cartes sont mélangées, et le score est déterminé en fonction des cartes que les joueurs auront désignées comme étant la carte originale du conteur.

Poétique, Dixit ? Assurément, puisqu’il s’agit, pour les joueurs, de construire du sens (ou, au choix, de prolonger le mystère) à partir d’une représentation souvent allégorique.

dixitDixit, cartes illustrées par Marie Cardouat

 

Un printemps des poètes ludique

Pour ce 17ème printemps des poètes, en famille, entre amis, prenez le temps de redécouvrir la poésie, en prenant conscience que celle-ci peut se cacher n’importe où. Même sous le couvercle de votre boîte de jeu.

Concluons avec Charles Baudelaire (« Enivrez-vous » in Le Spleen de Paris) :

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas se sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

Il est l’heure de jouer.

 

 

>>> Le site officiel de la manifestation

 

 

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4 Commentaires

  1. TheGoodTheBadAndTheMeeple 06/03/2015
    Répondre

    Très belle chronique ! Qui fait décoller l’actualité terre a terre vers des cieux ludiques.

    Cyrano, voici un jeu difficile a sortir mais toujours très plaisant. Il stimule vraiment la créativité des joueurs…

  2. eolean 06/03/2015
    Répondre

    J’ai beaucoup aimé cet article, bravo !

  3. Shanouillette 06/03/2015
    Répondre

    Toujours un bonheur de travailler avec Biblynn. Sa série de passerelles entre le monde ludique et les arts pourrait créer une chronique à part entière.

  4. MeepleGaut 18/03/2015
    Répondre

    Bravo pour cet article rafraîchissant!

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