Which Side ? – Lutter et jouer pour des lendemains qui chantent

C’est au détour d’une Geeklist de Boardgamegeek qui recense les jeux consacrés aux révolutions que j’ai découvert Which Side?. Quand j’ai appris qu’il était l’œuvre de Franck Catoire et d’Alexandre Weiss, docteur en histoire, et qu’il avait été édité par le petit éditeur français Yeast Games, ma curiosité était suffisamment éveillée pour que j’aie envie d’y jouer et d’écrire un article à son sujet.

Which Side? est un jeu d’histoire coopératif consacré aux luttes des ouvriers migrants new-yorkais qui eurent lieu entre 1910 et 1911. Chaque joueur gère un tènement, c’est-à-dire une unité d’habitation dans laquelle vivent quatre à cinq ouvriers de la même nationalité (russe, américaine, italienne ou chinoise). Au lieu de placer les ouvriers pour engranger des ressources, les joueurs incarnent les ouvriers qu’ils placent.

Ainsi, tout au long de la partie, ils sont confrontés à la pénurie des moyens de subsistance, aux maladies, aux accidents de travail, aux malheurs qui arrivent au quotidien, et, par dessus tout, à la violence de l’impitoyable offensive patronale qui s’abat sur eux. Dans un contexte aussi sinistre, comment trouver l’espoir ? Par la lutte militante, bien entendu !

Les sabotages, les grèves ou encore les agitations syndicales et anarchistes seront autant de moyens qui vous permettront de contrer l’offensive des patrons et d’améliorer vos conditions de travail. Pour remporter la partie, il faudra en effet, non seulement contenir les décisions des patrons et de l’État qui menacent votre subsistance et risquent de faire empirer vos conditions de vie déjà très précaires, mais aussi prendre le contrôle des moyens de production et améliorer vos conditions de travail.

Le matériel de jeu

 

Les histoires de Which Side?

L’histoire ludique de Which Side? mérite d’être mentionnée. Il s’agit d’un jeu issu d’un financement participatif qui s’est déroulé à la fin de 2020, et premier « gros » jeu de l’éditeur landais Yeast Games qui l’a développé pendant deux ans avant le Kickstarter. L’éditeur – qui n’est autre que l’auteur du jeu lui-même – a choisi de le réaliser en faisant appel à des entreprises locales et d’assembler le matériel de chaque boîte à la main.

Les cartes, le papier cartonné pour les origamis, les plateaux ou encore la boîte ont été produits par des entreprises qui se trouvent à moins de quarante kilomètres du lieu d’assemblage. Seuls les cubes en bois viennent d’Allemagne. Le jeu est livré sans cellophane – ce qui peut-être surprenant – ni plastique, et même les élastiques sont en caoutchouc. Au lieu des sachets en plastique, on a du papier cartonné et illustré et un tutoriel pour fabriquer des boîtes Sugako Kanno, réalisé bénévolement par Théo des Ludistes Origamistes.

L’engagement de Yeast Games est aussi social, puisque ce petit éditeur a tenu à rémunérer à la hauteur de leur engagement et de leurs compétences tous les professionnels qui sont intervenus dans le processus d’édition et de fabrication du jeu. Plus récemment, en mars dernier, vingt copies ont été mises en ventes pour soutenir la caisse de grève de la CNT Aquitaine, pendant la période des manifestations contre la réforme des retraites. L’éditeur de Which Side? reste ainsi cohérent avec le thème de son jeu.

L’autre histoire de Which Side? est celle, multiforme, des luttes syndicales et anarchistes des travailleuses et travailleurs new-yorkais. Le livre des règles propose en effet plusieurs scénarios d’inspiration historique, en plus d’un scénario standard. À commencer par le Soulèvement des 20 000 ouvrières qui tinrent tête pendant onze semaines aux entrepreneurs de l’industrie textile new-yorkaise, en obtenant des semaines de travail à cinquante-deux heures et quatre jours de congés payés annuels.

Deux grévistes tiennent le piquet, pendant la grève des tailleurs. (Image de la Librairie du Congrès Américain)

 

Which Side? ne nous épargne pas les drames des incendies dans les usines Newark et Triangle Shirtwaist qui eurent lieu en novembre 1910 et en mars 1911. Ces usines textiles étaient en effet d’anciennes manufactures, inadaptées du point de vue de la sécurité, au travail en usine. La législation et la justice étaient en effet très laxistes sur la sécurité au travail et le patronat, négligeant.

Le plancher était en bois et parfois couvert de produits inflammables, les escaliers de secours, trop peu nombreux, n’atteignaient pas les derniers étages, et devaient être rejoints à l’aide d’échelles… Sans compter que les portes de chaque atelier étaient verrouillées pour empêcher les ouvrières d’aller aux toilettes pendant leur journée de travail.

 

Les usines Triangle Shirtwaist et Newark font parties des lieux dans lesquels vos ouvrières pourront se rendre pour travailler et gagner de l’argent.

 

À l’occasion de ces incendies, plusieurs centaines d’ouvrières moururent dévorées par les flammes ou se défenestrèrent, dans la tentative désespérée d’échapper à leur triste sort. Les employeurs furent, dans le meilleur des cas, condamnés à verser des dédommagements dérisoires aux familles endeuillées, ou à réaliser quelques ajustements mineurs aux bâtiments. Dans le pire des cas, ils furent simplement acquittés. D’autres scénarios s’inspirent enfin de l’explosion de la gare de New York du 19 décembre 1910 ou encore de la grève des 60 000 travailleurs qui fabriquaient des manteaux.

 

Serrer les dents

Il faut reconnaître que, si vous cherchez un jeu qui produise une ambiance légère et guillerette autour de la table, Which Side? ne sera très probablement pas le bon titre. La finalité avec laquelle il a été conçu, c’est précisément de simuler les conditions de vie, de travail et de lutte militante des ouvrières et ouvriers new-yorkais du début du vingtième siècle. Ainsi, au début de chaque manche, chaque joueur pioche une carte Malheurs de la vie et l’attribue à un autre tènement.

Ces cartes représentent les incidents qui arrivent surtout lorsqu’on vit dans des conditions précaires : une erreur dans le calcul du loyer, une maladie, la perte de confiance dans le mouvement anarchiste, ou encore la traque policière… voilà autant d’événements qui auront des conséquences sur l’état ou les possibilités d’action d’un tènement. Pour limiter la casse, on se concertera pour attribuer ces événements aux tènements qui sont en capacité de les absorber sans être excessivement pénalisés.

Chaque tènement peut en effet réaliser les mêmes actions, mais, en fonction de sa nationalité, il aura des bonus ou des malus permanents. Le Tènement Italien, par exemple, gère les petits trafics, ce qui a pour effet d’augmenter son niveau de Menace Policière et de diminuer le loyer. Les États-uniens étant anglophones, ils sont en mesure de se défendre face à des accusations et évitent ainsi la première mise en prison.

Le plateau du Tènement Russe. Les disques représentent les ouvriers. On utilise les cubes pour indiquer le niveau de santé de chaque travailleur, le coût de la vie, la menace policière, le niveau de risque et l’insalubrité du logement.

 

Les Chinois sont mal payés, mais ils sont plus nombreux. Grâce à la médecine traditionnelle, les soins médicaux leur coûtent moins cher. Plus politisés, les Russes ont un coût de la vie supérieur car ils envoient de l’argent en Russie pour soutenir la révolution. Ils ont en contrepartie une capacité à prendre plus de risques que les tènements des autres nationalités. Ces spécificités là, combinés à la narration fictive de l’histoire de chaque tènement, augmentent l’impression de cohérence avec le thème.

 

Le difficile équilibre entre travail et militantisme

Pour assumer les charges liées au coût de la vie et faire face aux offensives patronales, nos travailleuses et travailleurs n’ont pas le temps de se remettre des malheurs qui leur sont arrivés. Ils doivent aussitôt mettre leurs habits de travail ou de militant et effectuer leurs actions quotidiennes. À tour de rôle, chaque joueur place l’un de ses ouvriers sur une case libre d’un lieu de New-York afin de programmer les actions de la journée.

Le plateau de l’Emprise Patronale et, en dessous, les six tuiles de lieux (scénario des Incendies de l’hiver new-yorkais 1910-1911).

 

Dans la mesure où les joueuses et joueurs discutent ensemble, cette phase peut aussi être réalisée par tous les joueurs dans le même temps, à condition que l’on s’accorde sur la répartition des lieux disponibles. On ne fait évidemment pas cela à l’aveugle : chaque joueur connaît le coût de la vie de son tènement et les choix sont limités par les niveaux de risque et de menace policière qui augmentent à mesure que nous plaçons nos ouvriers.

Nous connaissons également les offensives patronales qui nous pendent au nez. Il y a, d’un côté, les offensives patronales planifiées, autrement dit l’agenda des patrons : il s’agit de deux ou de trois cartes que nous pouvons contrer en dépensant des ressources. Si nous n’en controns aucune, nous écopons d’un malus. Si nous arrivons à toutes les contrer, nous pourrons piocher une carte Solidarité lors de la manche pendant laquelle la dernière Carte est activée.

Les offensives patronales normales et difficiles représentent, d’autre part, les actions singulières réalisés par le patronat pendant une manche. Il s’agit de cartes soit à résolution immédiate soit à effet permanent. Comme pour les offensives planifiées, nous pouvons empêcher qu’elles prennent effet, en dépensant les ressources indiquées sur chaque carte – il peut s’agir d’Argent, de Grèves, de Sabotages ou encore d’Agitation Syndicale ou Anarchiste.

On résout les effets d’une carte Planifiée à chaque manche. Les cubes blancs permettent ainsi de mettre en évidence les cartes dont les effets s’appliqueront pendant la manche en cours, si elles ne sont pas contrées.

 

Garder l’espoir

Which Side? n’est pas conçu, d’un point de vue mécanique, pour que vous arriviez à contrer les cartes Patronales, à garder vos travailleurs en bonne santé, à prendre le contrôle des moyens de production et à améliorer les conditions de travail, durant une seule et même manche. Il nous oblige à faire des choix difficiles, à renoncer à progresser et même à accepter de régresser, pour ne pas perdre définitivement notre partie.

Tiraillés entre les nécessités de travailler et de militer, nos travailleurs feront au mieux. Certains verront leur état de santé s’aggraver, d’autres seront emprisonnés, quelques fois il faudra se résigner à leur faire nos adieux, mais, si nous ne perdons pas de vue nos objectifs de victoire, nous pourrons toujours arriver à renverser les rapports de domination une bonne fois pour toute.

Un travailleur en prison ne peut pas réaliser d’actions durant ce tour, excepté pour l’agitation anarchiste. Eh oui, nous n’allons quand même pas nous laisser faire ?!

 

Pour y parvenir, les scénarios nous demandent de contrôler un nombre plus ou moins important de moyens de production et d’améliorer une ou plusieurs conditions de travail, avant que la fin de la manche pendant laquelle la Force Patronale atteint dix. Gagner n’est jamais facile et on y arrive souvent in extremis, mais l’inverse est aussi vrai : rares sont les parties pendant lesquelles nous nous sentons complètement impuissants et nous devons nous résigner à notre triste sort.

Cet équilibre n’a pas dû être facile à trouver, surtout pour un jeu qui se veut cohérent avec et fidèle à son thème. Durant les parties que j’ai faites, j’ai non seulement eu l’impression que les auteurs sont parvenus à trouver cet équilibre, mais aussi qu’un esprit de solidarité et d’entraide se créait entre les joueuses et les joueurs. Plus que dans d’autres jeux coopératifs, dans Which Side?, on a le sentiment de se soutenir réciproquement et de lutter ensemble contre un ennemi commun, pour améliorer notre condition.

 

Notre avenir en jeu ?

Je mentirais si j’affirmais que Which Side? peut plaire à tous, indépendamment de leurs convictions politiques et de leur de compréhension du médium ludique. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’adhérer à des thèses anarchistes ou communistes pour l’apprécier. En revanche, sans une sensibilité et un intérêt pour l’histoire des mouvements sociaux, ce jeu ne vous parlera probablement pas. De même, si les jeux de société sont pour vous un outil de divertissement et d’évasion, la thématique et les mécaniques vous sembleront peut-être trop pesantes.

Which Side? est donc destiné à un certain public, et, du fait de sa complexité et la durée des parties (entre deux et trois heures), il conviendra d’avoir de l’expérience avec les jeux de société avant de l’approcher. En revanche, si vous sautez le pas et que vous prenez le temps d’approfondir l’histoire des ouvrières et ouvriers textiles new-yorkais et de vous approprier les mécanismes du jeu pour élaborer et améliorer votre stratégie, il saura vous récompenser par une expérience de jeu très immersive.

Il est vrai qu’il vient avec les défauts d’un premier « gros » jeu pour un petit éditeur : l’ergonomie pourrait certainement être améliorée (en particulier les pictogrammes, la mise en page et l’organisation du livret de règles et la lisibilité du matériel). Des questions sur les règles surgissent de temps en temps, mais on peut joindre facilement l’éditeur sur les réseaux sociaux ou par mail pour les lui poser.

Les illustrations sont sombres – peut-être le sont-elles trop ? – et on aurait aimé plus de variété pour les différents bâtiments. Mais elles sont aussi cohérentes avec le sujet traité. Le matériel de jeu est simple : d’abord, à la réception de la boîte, on est surpris de voir qu’elle n’est même pas emballée dans du cellophane et que tous les éléments du jeu sont en carton moyennement épais et en bois.

Les cartes Solidarité, pas évidentes à obtenir, nous réconfortent et nous rappellent que nous ne sommes pas seuls à lutter.

 

Toutefois, lorsqu’on se renseigne sur la démarche de l’éditeur et qu’on dépasse ces premières impressions –  en gardant en tête qu’on est bien loin ici d’une production massive et délocalisée – l’expérience et l’intérêt du jeu en valent largement la peine.

 Et justement, pour ne pas perdre de vue l’intérêt de Which Side?, je déconseille d’y jouer en solitaire : non seulement, il y aurait trop de choses à gérer, mais on perdrait aussi la solidarité et la coopération entre les joueurs.

Un scénario et des adaptations sont proposées pour deux joueurs (attention à regarder les règles du mode Duo qui s’appliquent aussi au quatrième scénario pour deux) – ce n’est pas parfait, mais on s’habitue assez vite à cette variante, même si je préfère que chaque joueur joue deux Tènements au lieu de l’utiliser. À trois et à quatre joueurs, j’ai eu le sentiment que les parties étaient les plus proches du thème : on discute ensemble, avec implication, de ce qu’il est le plus pertinent de faire pour gagner contre le patronat.

Une – ou plusieurs ? – suite de Which Side? est en chantier et devrait cette fois-ci avoir pour objet les luttes de mineurs mexicains ou des métayers landais. En attendant, on peut se procurer Which Side? sur le site de l’éditeur ou dans certaines boutiques physiques. Même si j’ai déjà fait cinq ou six parties, j’ai souvent envie d’y rejouer lorsque le moment est propice. Je ne peux donc qu’encourager Yeast Games à poursuivre son travail et souhaiter que de plus en plus de boutiques – en ligne comme physiques – le commercialisent.

 

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6 Commentaires

  1. Gaume 14/07/2023
    Répondre

    Merci beaucoup pour cet article sur un jeu qui sort de l’ordinaire.

    Le projet de l’auteur me plaît énormément, les conditions de réalisation du projet éditorial également.

    Bravo donc à ludovox pour nous faire lire et découvrir ce genre de jeux, loin du battage médiatique, et qui fait le pari de la production locale.

     

    • El Duderiño 14/07/2023
      Répondre

      Heureux que vous ayez apprécié cet article. Effectivement, le moins qu’on puisse dire de Which Side ? et de Yeast Games, c’est qu’ils sortent de l’ordinaire. Je ne peux pas parler pour leurs autres jeux, mais Which Side ? vaut largement la peine qu’on en parle et qu’on le découvre !

    • Shanouillette 17/07/2023
      Répondre

      Merci pour ce commentaire <3 merci à Duderino qui abat un super boulot de dénichage de perles indé !

  2. -Nem- 05/08/2023
    Répondre

    Merci pour cette découverte et cet article, ça donne envi de tester !

    • El Duderiño 14/08/2023
      Répondre

      Heureux que cela ait suscité ton intérêt ! 🙂 Si tu joues en ligne sur TTS, on devrait peut-être arriver à organiser une partie un de ces quatre. L’éditeur a mis à disposition un module pour tester le jeu 😉

      • -Nem- 07/09/2023
        Répondre

        Ça aurait été avec plaisir, mais j’ai encore jamais joué sur TTS, je suis plus BGA 🙂

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