Pessoa : Jouer en fin de compte est une fuite et un refuge

Une question qui revient souvent : le jeu de société est-il une œuvre culturelle ou un produit commercial ? On serait tenté de dire les deux mon capitaine. Quand un jeu est développé pour sortir de l’ombre une culture méconnue, l’objectif prioritaire n’est pas uniquement commercial.

Pessoa de son vrai nom : Fernando António Nogueira Pessoa est un écrivain (poète) portugais un peu singulier, en effet il a écrit sous son nom, mais aussi sous de nombreux pseudonymes qu’il appelait des hétéronymes. Chacun d’entre eux étant une de ses personnalités avec un nom et un style littéraire particulier. De son vivant, il n’a publié qu’un seul ouvrage “Mensagem”, il a surtout laissé de nombreux écrits inachevés (plus de 27 543, oui c’est précis (merci wikipedia ), dont certains ont été publiés en 1982 dans “le livre de l’intranquillité” renommé récemment « livre de l’inquiétude » (mais pourquoi ? ^^).

L’éditeur de jeux portugais Pythagoras a missionné Orlando Sá, auteur de jeux vivant à Bruxelles, afin de réaliser un jeu sur cette personnalité illustre, Pessoa étant une véritable institution au Portugal (il existe une université au nom du poète à Porto). L’éditeur belge Geek Attitude Games a été charmé par le projet et a décidé de le localiser pour le marché francophone. Un beau projet et un pari plutôt osé que de transformer une œuvre littéraire en jeu de société qui ne soit pas juste un témoignage, mais un vrai jeu pour joueurs confirmés.

 

 

« Toute émotion vraie est mensonge pour l’intelligence puisqu’elle lui échappe »

Dans l’œuvre ludique d’Orlando Sá, nous allons tous entrer dans l’esprit de Pessoa ou plutôt dans les esprits du démiurge, chacun d’entre nous incarnant un de ces hétéronymes, Alvaro de Campos, Ricardo Reis, Bernardo Soares ou Alberto Caeiro. Nous allons déambuler dans les quartiers de la belle Lisbonne, lieux de pérégrinations de l’auteur, afin d’y rechercher l’inspiration et de composer nos poèmes pendant les 12 tours, qui représentent les 24 dernières années de la vie de l’auteur.

 

 

« La culture ne consiste pas à lire beaucoup, mais à connaitre beaucoup »

Nous sommes dans de la pose d’ouvriers bloquante. À notre tour, nous devons déplacer notre pion dans une des quatre quartiers de la ville de Lisbonne pour y collecter des cartes inspirations, au Café a Brasileira ou au Café Martinho da Arcada. Cartes que nous pourrons dépenser à la librairie Bertrand ou mieux encore en nous rendant sur la place Rossio pour y déclamer les poèmes.

À moins que l’on ne se décide à incarner Pessoa lui-même, l’auteur pouvant aller dans tous les lieux même si un autre pion s’y trouve. En revanche, ça coûte une énergie, c’est épuisant de prendre le contrôle de Pessoa. L’énergie sert aussi à « acheter » les cartes. Autre action réalisable, on peut s’installer plus ou moins confortablement dans la psyché de Pessoa en plaçant notre pion sur la zone centrale, dans ce cas on réalisera l’action de la case où est présent Pessoa.

 

“Un paradoxe n’a de valeur que s’il n’en est pas un”

La première chose qui marque dans Pessoa, c’est l‘adéquation entre le thème et les mécaniques, nous sommes ces hétéronymes, ces personnalités de Pessoa et nous errons dans les lieux emblématiques de Lisbonne afin d’y rechercher l’inspiration, ici des cartes des trois styles littéraires différents, le classicisme, le futurisme et le modernisme.

Dans la librairie Bertrand, une autre institution du Portugal puisqu’elle existe depuis 285 ans, nous allons valoriser nos cartes inspirations pour y gagner des points de victoire ou bien des étagères afin d’augmenter notre jauge d’énergie et notre main de cartes ou un style littéraire.

 

 

Enfin, c’est à la Place Rossio que nous allons déclamer nos poèmes qui nous rapportent des points. La plus grande source de points de victoire dans le jeu pour ne pas dire la seule, se fera ici. Au-delà des points de victoire, le plaisir étant de découvrir et d’assembler ces morceaux de textes, ces “inspirations”. Une parenthèse, un moment hors du temps, où justement on savoure le moment présent, on arrête l’horloge et on partage ce moment avec les autres joueurs en lisant à haute voix nos cartes. D’ailleurs on en gardera une à chaque tribulation à la Place Rossio pour à la fin de la partie, marquer une dernière fois des points de victoire, mais aussi pour finir en apothéose et composer notre grande œuvre :).

Pour approfondir sur le thème, les cartes comportent des symboles astrologiques qui nous permettent des petites combos sur deux lieux du jeu, pour gagner des cartes, des points de victoire, de l’énergie etc. Pessoa avait une certaine attirance pour l’astrologie, il se dit même qu’il avait plus ou moins prévu le jour de sa mort même s’il l’a probablement précipité par son usage irraisonné de la boisson. 

 

 

On peut aussi se reposer, afin de reprendre toute son énergie créatrice, action que l’on sera amené à réaliser au moins deux fois dans la partie. Avec le module Mensagem on peut en sus jouer une de nos cartes Mensagem qui nous rapporte des points en fin de partie selon une condition.

 

 

« D’abord, sois libre ; ensuite demande la liberté »

L’édition est magnifique, l’ergonomie est claire et limpide, les illustrations de Marina Costa (déjà vu à l’œuvre dans Café sont magnifiques, ces choix graphiques ce plateau octogonal qui nous emmène dans les quartiers de Lisbonne avec cette roue au milieu, ces tons de couleurs, le grain des cartes un peu grossier pour donner la sensation d’un parchemin légèrement froissé, tout est soigné et esthétique. L’envers du plateau est une fresque où l’on retrouve les traces de Pessoa, une véritable œuvre d’art.

 

 

Comment classer ce jeu ? avec un thème comme celui là on ne peut évidemment pas le proposer à des joueurs familiaux, il faut déjà avoir une certaine appétence ou à minima une curiosité pour la littérature. Je le classerais en initié aussi parce qu’il faut être habitué à certains concepts et mécaniques. Mais d’un autre côté, j’ai peur aussi que les joueurs experts ne le trouvent trop léger, qu’il manque de consistance. il se situe dans un entre deux, aussi la catégorie initié lui sied bien, rien n’est bien compliqué, mais il vaut mieux posséder quelques bases ludiques.

 

 

 

« L’amour est un échantillon mortel de l’immortalité »

Une fois que vous êtes familiarisé avec la mécanique, je vous conseille de jouer avec les variantes asymétriques, voire même le module “Mensagem” qui ajoute une petite dimension stratégique et donne plus d’intérêt à l’action du repos. Si vous jouez qu’entre habitués c’est presque obligé, d’autant que cela s’intègre très facilement. Mécaniquement nous n’avons que quatre lieux, (cinq avec la psyché de Pessoa) et presque tout le jeu réside dans la collecte des cartes inspiration afin de se rendre à la place Rossio, ce qui avouons le est thématique. Mais nous sommes aussi dans un défi d’optimisation ou nous devons maîtriser le tempo.

Pour être honnête, si le charme a opéré, c’est aussi et surtout grâce à cette adéquation entre cette mécanique qui sert admirablement bien le thème et même l’univers de l’écrivain.  Pour nous le jeu a réussi son pari de nous proposer un jeu “expert”, je dirais plutôt “initié” qui nous ouvre les portes du monde d’un auteur que l’on a envie de découvrir avec un gameplay intéressant. Ne serait-ce pas cela la notion d‘œuvre culturelle ?

 

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