La baie des marchands : chacun sa route, chacun son étal

Merchants Cove est passé sur la plateforme Kickstarter en août 2019 sous bannière Final Frontier Games, l’éditeur derrière Rise to Nobility ou Coloma. À la réalisation trois auteurs, Car Van Ostrand, Drake Villareal et Johnny Pac que l’on connaît pour avoir imaginé Pour une Poignée de Meeple, ou Sierra West. La traduction française, La baie des marchands, est sortie sous nos latitudes chez Super Meeple.

La promesse était pour le moins intrigante. Un Eurogame de poids moyen (comprendre familial +) avec du matériel différencié pour chaque joueur : oui le jeu est totalement asymétrique. Ce n’est donc pas un jeu, mais presque quatre jeux en un, plus des extensions.
Selon le marchand que nous choisissons, nous allons donc jouer avec des billes avec l’Alchimiste façon Potion Explosion, avec un gouvernail pour la Capitaine Peau verte, tandis que le Chronomancien jongle avec une mécanique de temps et le Forgeron avec du placement de dés, le tout dans un univers gentiment médiéval fantastique. 

Un postulat de départ osé et risqué. L’équilibrage du jeu n’allait-il pas pâtir de ce parti pris ? Et quid de l’apprentissage du jeu ? Le style l’emporte-t-il sur la substance ? Beaucoup de questions se posaient donc. Nous allons tenter d’y répondre ensemble.

Suivez Atom et Shanouillette dans ce Just played à deux voix.

Un matériel imposant (et exigeant) 

Shan : Déjà, en premier lieu, pourrions-nous débuter par un mot sur l’ouverture de la boîte ? Mieux vaut ne pas être trop pressé pour faire sa première partie, n’est-ce pas ? 

Atom : C’est peu de le dire ! Quand on ouvre la boite, il faut construire tous les bateaux, les plateaux différents, comme le distributeur de billes de l’Alchimiste, et tous les éléments en 3 dimensions. Attention, un peu d’habileté sera requis pour ne pas abimer le carton. Je dois dire que j’y ai bien passé une heure, sans compter le rangement ensuite, et j’ai pris peur de casser quelque chose une fois ou deux.  

Shan : On peut préciser que le résultat vaut le coup. Le matériel a une incroyable présence sur la table une fois tout installé. Un vrai appel au jeu, même s’il faut avoir une grande table pour accueillir tout ça. Je sais que certains sont blasés par le travail de Mihajlo Dimitrievski, il est vrai qu’on l’a beaucoup vu ces dernières années, mais personnellement ce n’est pas mon cas. Je trouve qu’il fournit un travail très abouti, vivant et fun, avec une galerie de personnages et des décors qui donnent vie à cet univers. Peux-tu nous donner le principe de base ? 

Atom : Oui, c’est plutôt sympathique, nous sommes des artisans/marchands au sein d’un monde imaginaire, chacun possédant une boutique unique, et nous allons vendre des ressources à des clients. Au début de la partie, on installe de jolis bateaux en 3 dimensions et on y installe confortablement, après les avoir extirpés d’un sac, des meeples de couleurs. Les meeples bleus voudront des marchandises bleues, les meeples verts, des marchandises vertes, etc. Nous, Forgerons, Capitaine, Chronomancien ou encore Alchimiste, allons produire ces marchandises colorées que l’on va vendre aux clients qui vont débarquer aux quais. Sans oublier les meeples bandits de couleur grise qui vont nous offrir d’autres opportunités, si on se laisse corrompre, ce qui risque d’occasionner quelques déboires. 

 

 

Je fais des affaires, il y en a qui peuvent payer !

Shan : Le système de vente est le même pour tous, toute la gestion des clients est un élément commun, de même que la piste du temps qui compte nos actions, mais la manière dont nous allons produire nos marchandises est une recette toute personnelle. Cet aspect-là est plutôt bien vu, d’un point de vue thématique ça marche bien, on ressent assez bien l’esprit de concurrence des marchands avec nos étals plus ou moins achalandés, et l’impression que chacun a sa petite entreprise fantaisiste avec son savoir-faire propre. Par contre, c’est vrai que chacun fait sa popotte sur son plateau perso. Heureusement qu’il y a des éléments communs pour se retrouver autour de cette grande table et un brin d’interaction ailleurs, mais c’est vrai qu’on peut se sentir un peu impuissant en regardant ce que font les autres. En effet malgré certains leviers (du côté des bateaux essentiellement), je dirais que le gros de l’interaction réside dans la course aux points, et quand on dit ça en général, ça veut dire qu’on est sur un jeu très tourné vers soi. Qu’as-tu pensé de l’interaction ?  

Atom : Oui on va pouvoir jouer un peu des coudes avec les autres via le jeu des bateaux. Au départ les clients sont en mer, et pour les arna.., heu leur vendre nos marchandises dûment fabriquées, il va falloir d’abord qu’ils accostent sur les différents quais. Sur le quai de gauche, nos braves clients ne veulent que des grandes marchandises, tandis qu’au centre, deux bateaux peuvent prendre place et cette fois, ils ne souhaitent que des petites marchandises, sur le quai de droite, c’est un peu différent, les petites comme les grandes sont vendables, mais au prix d’une carte Corruption. 

Shan : Et vendre une marchandise fait gagner autant d’or que le prix de base multiplié par le nombre de clients correspondant sur le quai. Ainsi, on aura tout intérêt à jouer sur la demande pour que notre offre soit plus intéressante, en répartissant les meeples sur les différents bateaux. C’est là qu’on peut tenter de gêner les adversaires. Dès qu’un bateau est rempli de meeples, le joueur actif décide où le navire accoste. Cette décision peut faire grincer quelques dents puisque cela impactera directement le prix de nos marchandises. On tente de faire arriver les bateaux qui nous arrangent en coupant l’herbe sous le pied des adversaires. Tout cela va se jouer sur la piste du temps, puisque l’on pioche des meeples en fonction de l’avancement des joueurs sur cette piste où l’on progresse pour réaliser nos actions. Il sera donc très important de jouer nos actions en fonction de ça. J’aime bien ces mécaniques de piste de temps qui font jouer le dernier en premier. Cela engendre souvent des petits arbitrages intéressants. Qu’en dis-tu ?

 

 

Atom : Oui, c’est une mécanique que j’adore, ça donne un ordre de tour dynamique. Soit j’avance beaucoup pour déclencher un effet, soit je fais de petites actions pour rester derrière et continuer à jouer. Ici on veut avancer vite pour faire partir un bateau avant un adversaire. Cela offre plein de micro décisions et un timing hyper important. Le gros problème de ce type de mécanique, c’est le fameux downtime (temps mort) : quand on est très avancé sur la piste, on attend d’être rejoint et on se désintéresse du jeu petit à petit. Pour avoir réalisé plusieurs sessions, je pense que le jeu est plus adapté pour 2 et 3 joueurs, alors qu’à 4 cela peut traîner en longueur, surtout avec des plus jeunes qui auront tendance à quitter la table.

Shan : Je plussoie. 

 

Des clients peu fréquentables ?

Shan : Les meeples ne trouvant pas de place aux quais iront dans les salles des clans. Tu veux nous en parler ?

Atom : Ces clients non servis pourront nous donner des points en fin de partie et éventuellement en fin de manche, selon un principe de multiplicateur et en fonction des cartes personnages que l’on aura recrutées. En effet, sur celles-ci on trouve des icônes à la couleur de ces clans, et on marque autant de points que d’icônes multipliées par le nombre de meeples dans le clan. Cela peut aussi occasionner des points négatifs en fonction des bandits présents dans leur repaire si on abuse de la Corruption. C’est un malus que l’on prend sciemment pour pousser le moteur ou parfois accidentellement comme avec l’Alchimiste s’il ne vide pas son chaudron des déchets toxiques. Si l’on n’y prend pas garde cela peut occasionner une grosse perte de points.

 

 

Shan :  Oui il y a un système de scoring compensatoire sur lequel on peut garder un œil attentif et une prise de risque sur la Corruption qui vient ajouter un peu de sel, un petit côté stop ou encore plutôt rigolo. Tu parlais du fait qu’on recrute des cartes personnages, c’est en effet une autre action commune. Chaque joueur a un petit plateau annexe, qui symbolise son Equipe, et c’est là où se placeront les cartes personnages que l’on pourra recruter. On a toujours quatre cartes disponibles pour tout le monde à l’achat. Quand on en achète une, on active sa compétence, ce qui coûte du temps et parfois de la Corruption. C’est assez varié et situationnel : on peut gagner une marchandise toute faite, supprimer une corruption, piocher un meeple dans le sac et le placer directement sur un bateau, etc. Une fois achetée, on met la carte dans notre Equipe, ce qui active une nouvelle capacité du plateau. Sur ce plateau Equipe, chaque joueur dispose de capacités spécifiques à son marchand qui octroient des petits coups de boost au moteur. Cela m’a paru sympathique mais un peu à la marge néanmoins, c’est surtout intéressant quand tu parviens à activer tout le plateau, il peut alors te permettre de cumuler des effets bonus assez forts, ce que j’ai personnellement fait qu’une seule fois dans la partie. Et toi ?   

Atom : C’est un aspect moteur de jeu que je trouve intéressant, surtout si l’on arrive à le cumuler fortement, mais un peu comme toi dans nos sessions, je l’utilise qu’assez peu, une à deux fois dans la partie, c’est très circonstanciel.

 

Des marchands efficaces 

Shan : Un mot sur l’aspect équitable des différents personnages ? Certains reposent-ils plus sur la chance que d’autres ? Sont-ils équilibrés ? En tout cas, certains sont plus faciles à prendre en main que d’autres. Par exemple, le pirate avec sa pêche aux trésors est plus accessible que le Chronomancien et son puzzle de blocs coulissants, qui est sans doute le moins facile d’accès. Ce n’est pas forcément un mal, au contraire même, faut juste le savoir. Une fois qu’on l’a repéré, on peut répartir les personnages autour de la table en fonction des profils de joueurs. Ce qui fait de la Baie des marchands un Euro assez intergénérationnel, assez ouvert. C’est une proposition originale. 

Atom : En termes d’équilibre, je pense que ça se tient plutôt bien, en tout cas pour les quatre personnages de base, je n’ai rien vu de choquant. J’ai tendance à le voir comme plusieurs mini-jeux avec une mécanique commune. La Capitaine Peau Verte est simple à comprendre et peut vite être assimilée par un(e) enfant. Ils se régalent à pichenetter cette roue-gouvernail. Elle déplace ses bateaux sur les différentes zones maritimes et pêche des fruits de mer ou ramasse des trésors sur les îles. L’Alchimiste fonctionne avec un système de combo à la Potion explosion. S’il gère bien son coup il peut récupérer beaucoup de billes à la fois. Ces deux là se basent sur de l’optimisation. Le Forgeron joue sur de la pose de dés plus classique, c’est celui qui m’a le moins convaincu.

Shan : Je te rejoins. Si la Peau Verte est top pour l’enfant de gamer, le Chronomancien sera à laisser au parent plus rodé. Ce dernier gère un mini puzzle-game en jonglant avec deux figurines qui se déplacent sur des machines temporelles pour comboter des actions. Ça peut donner des tours assez juteux mais c’est pas évident à prendre en main. Personnellement, je ne sais pas si j’aurais tellement envie de rejouer avec le Forgeron, car les décisions deviennent vite automatiques. Il faut placer nos dés colorés sur notre forge pour créer des marchandises en additionnant nos valeurs. Cela dit, les autres perso ont l’air fun. On voit que c’est aussi ça qui offre une certaine rejouabilité à l’ensemble, puisqu’on a envie de tous les essayer.

Atom : Oui, d’ailleurs l’éditeur a ajouté des extensions qui offrent d’autres personnages avec là aussi une autre mécanique : du bag-building avec l’Eleveur de dragon, du roll and write avec la Cartomancienne et l’Aubergiste a encore un fonctionnement à part puisqu’il va accueillir les clients dans son auberge et il faudra pour ça qu’il ait préparé les bons lits (comprendre de la bonne couleur).

 

 

Alors, accueillante cette baie ? 

Atom : On a dressé un tableau plutôt idyllique, mais on va parler aussi de ce qui dérange un peu. La rejouabilité, on en parlait, est vraiment axée sur ces différents personnages, et comment on va optimiser nos actions pour réaliser les marchandises en fonction des clients qui arrivent sur les quais. Mais en réalité le jeu tournera toujours un peu de la même façon, en termes de profondeur, cela reste plutôt limité, même avec les extensions. Ce qui n’est pas forcément dérangeant car cela reste un jeu plus axé familial+ qu’expert. Quand je parle de familial, je dirais plus familial geek, il faut déjà s’être frotté à des jeux de pose d’ouvriers, la piste du temps n’est pas non plus un mécanisme inné. Et il faut pas oublier que le jeu peut durer un peu, surtout à 3 ou 4 joueurs.

Shan : Pour moi le plus gros frein ici ça va être le fait qu’on a chacun un set de règles spécifiques à appréhender, en ce sens, l’édition se doit d’être particulièrement soignée au niveau de l’écriture, malheureusement c’est perfectible de ce côté-là. C’est vrai que les parties s’étirent avec le nombre de joueurs et qu’il peut y avoir un côté « jeu vaisselle » comme dirait Gus. Ce ressenti peut être aggravé par le fait qu’il n’y a pas de grosse montée en puissance, à chaque manche on refait les mêmes choses sans voir d’avantages acquis. 

Atom : J’avais peur de retrouver le syndrome Root avec le gros corpus de règles générales plus des règles complexes à intégrer pour chaque joueur. En réalité les règles générales sont assez simples, de plus on n’a pas besoin comme dans Root de savoir comment vont jouer les autres. Le livret de règles par personnage fait quatre pages et se présente sous forme de dépliant fascicule, là encore on retrouve des logiques fonctionnant pour tous les personnages, mais certains éléments peu clairs nous ont un peu désarçonnés, ça manquait parfois de précision et c’est dommage. 

 

Conclusion 

Atom : Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié La baie des marchands, alors que je partais avec quelques craintes. Je le vois comme un exercice de style, et je suis plutôt épaté par l’inventivité des auteurs pour trouver des mécaniques originales tout en ayant un thème superbement intégré. La grosse boite avec un prix assez élevé pourrait faire croire à un jeu plus costaud (je n’ose utiliser le terme expert) et cela pourrait occasionner quelques déceptions. C’est plus un jeu que je vais sortir pour jouer en couple ou avec mon fils biberonné à L’âge de Pierre et autres jeux de pose d’ouvriers.

 

Shan : En effet, c’est un Euro qui ose jouer la carte de l’asymétrie à fond, sans s’adresser aux experts pour autant, pour qui il manquera clairement de la profondeur. C’est un parti pris original et globalement bien mené, avec une édition particulièrement engageante sur la table, et c’est ça qui plait chez lui. Même si on se rend vite compte que chaque personnage est plutôt (très) simple (excepté le Chronomancien) à jouer, on pourra y revenir le temps d’essayer chaque marchand, en regrettant pour ma part tout de même le fait qu’il y ait si peu d’interconnexion et que la seule réelle interaction se situe sur le remplissage des bateaux. 

 

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4 Commentaires

  1. romain 17/06/2021
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    c’est clairement pas un jeu de joueurs. L’impression que tes choix sont plutôt simples et qu’en une partie on a fait le tour. C’est joli mais c’est tout.

  2. Grovast 21/06/2021
    Répondre

    Suite à une première partie, cet article résonne extrêmement juste à mes yeux.

    J’aurais été un soupçon plus rude sur les termes de la conclusion, rejoignant ainsi le commentaire précédent. Je crains fort que l’intérêt ne se résume à la curiosité de la primo-découverte des différents personnages, et que le soufflet ne retombe très vite.

    De plus le temps d’explication personnalisée le disqualifie je trouve pour juste épater les amis casual de passage auxquels il pourrait se destiner, mais qui ne sont pas prêts à 1h+ de règles.

    • Shanouillette 21/06/2021
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      Merci guys du retour, c’est bien d’insister sur ce point même si je pense que l’article met bien l’accent sur le fait qu’il ne s’adresse pas aux « gamers » (ou « experts »), ceux qui cherchent une profondeur devront trouver une autre baie ! perso si l’envie d’y retourner ne me taquine pas de façon infernale, je vois bien que ma fille me le réclame.

      Concernant le « 1h+règles », une fois qu’on a compris les règles (qui ne sont pas complexes pour un·e joueur/euse) la partie dure et se répète un peu, et nous discutions dernièrement avec Atom sur la possibilité de retirer tout simplement la dernière manche. Vu qu’au final, il n’y a pas tant de modifications d’une manche à l’autre, le jeu ne devrait pas être trop dénaturé, on perd surtout la montée en puissance de l’équipe mais on y gagne bien en durée. Ça serait à tester !

       

  3. fouilloux 22/06/2021
    Répondre

    tsstsstss le corpus de règle commune à Root est tout minis au contraire, il n’y a que 4 règles en communs. Mais c’est vrai que les règles particulières sont plus fournies.

     

    En tout cas ce jeu était passé complètement sous mon radar, mais là il me donne très (très) envie d’y jouer.

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