E.D.I.T.O. Jeux experts : en marge du boom des jeux familiaux et des TCG ?

Nous avons vu ces derniers mois que la tendance pour les jeux famille/initié ainsi que les TCG allait se confirmant, mais quid du segment des jeux Experts ?
Ces jeux-là sont-ils en train d’être poussés à la marge ? L’ami Guilou nous disait en revenant d’Essen : “N
ous avons eu, encore plus cette année, cette sensation que le monde du jeu se tourne petit à petit vers le jeu casual ou initié en délaissant le jeu expert” avec force jeu de plis et autres jeux cartes. 

Face à la tendance générale qui va à la réduction des temps de jeu et des prix, la niche experte est-elle en voie d’extinction ? Pourquoi, avec la démocratisation du hobby, ce segment ne profite-il pas d’un effet d’emballement lui aussi ? Quid de la création francophone ? Comment nos éditeurs réagissent-ils face aux mutations du marché ?

 

 

Diagramme basé sur le poids BGG – sur la base de jeux ayant au moins 100 avis, pesant entre 3 et 5, entre 2017 et 2023.

 

Déjà, de quoi parlons-nous quand nous disons jeux « experts » dans cet article ? 

Le terme “expert” fait parfois grincer des dents : en effet, il évoque une certaine supériorité intellectuelle alors qu’il s’agit surtout d’une soif d’investissement. Nous l’adoptons ici pour plus de simplicité car il est utilisé par la majorité des éditeurs, des commentateurs, des prix ludiques, entre autres. 

Grosso modo, nous parlons ici des jeux pesant plus de 3 dans la base de données de BGG, mais surtout ceux à partir de 3.5. Ainsi, il ne s’agit pas simplement d’avoir le logo Expert sur la boîte pour qu’il s’agisse réellement d’un jeu “expert” comme nous le dira d’ailleurs Dimitri Perrier d’Explor8 et du prix Diamant d’Or (récompensant le meilleur Eurogame de l’année). “Des jeux comme Le château blanc (3.02 poids BGG) en termes de diversité d’options par rapport à du jeu réellement expert, ça n’a rien à voir !” prévient-il. On parle beaucoup d’Eurogames mais ne c’est pas exclusif : Gloomhaven, Root, Oath, Eclipse, ou Earthborne Rangers entrent aussi dans ce segment. 

Jeu expert : quand complexité et création se heurtent aux réalités de l’édition

Première contrainte forte et couteuse pour l’édition de telles productions : le temps de développement. Bien entendu, personne ne viendra suggérer qu’un jeu familial ou initié ne nécessite pas de temps de développement, mais plus le jeu est gros, plus les mécaniques et leurs imbrications sont complexes, ou sa narration développée, et plus, par définition, toute la batterie de tests et la conception sera longue – en s’étendant souvent sur plusieurs années.

Il convient ainsi bien de différencier le travail de localisation, qui consiste essentiellement à traduire un jeu existant, et le travail d’édition – ou de réédition. Dimitri Perrier : “C’est toute la différence entre un boulanger et un point chaud. Un jeu ajouté au catalogue et un jeu développé en interne, ce n’est pas du tout le même investissement”.  

“Le temps de développement / édition est exponentiel, ce n’est pas le double d’un jeu initié, par exemple, parce que tu multiplies les possibilités d’erreurs (équilibrage, rédaction des règles, ergonomie, matériel, etc).” nous dit Matthieu Verdier de la maison d’édition Sorry We Are French. Il faudra donc une équipe compétente et motivée, prête à s’engager sur le long terme sur des centaines de parties. Dimitri Perrier renchérit : “Plus le jeu expert sera ouvert, plus il aura de possibilités stratégiques, plus cela va demander de temps de développement et des compétences”. Et tout cela a un coût.

Gaëtan Beaujannot, de Forgenext & Instaplay, développe : “C’est coûteux en temps de développement, c’est coûteux en termes de coûts d’illustration et graphisme car souvent on a pléthore de matériel, c’est aussi coûteux en termes de localisation pour traduire les règles qui ne tiennent pas sur un timbre au poste. Et que dire si le jeu est narratif !”.

Devant ce pari audacieux et onéreux, Matthieu Verdier constate : “Beaucoup d’éditeurs rognent sur le développement pour se focaliser sur l’éditorial (matériel/visuels), mais ce sont ces étapes supplémentaires qui feront la différence. Communication et marketing ne se gèrent pas non plus de la même façon qu’un jeu familial.” La création experte s’avère un vrai défi éditorial qui attire proportionnellement moins d’éditeurs, phénomène qui se remarque d’ailleurs bien en francophonie. 

« Plus on est sur le segment de cette niche qui se resserre, plus on partage un gâteau pas bien gros. » Benoit Bannier

L’école française est en effet plutôt orientée historiquement vers des jeux familial/initié, un segment qui a justement explosé ces dernières années. Cela n’empêche pas de trouver quelques maisons qui osent plus ou moins l’aventure du gros jeu et certaines qui se spécialisent dans ce domaine, mais cela reste à la marge au regard de la production globale – d’autant plus si l’on cherche de la création, et non de la simple traduction comme nous allons le voir. 

Actuellement, sur l’hexagone, sans chercher l’exhaustivité, citons Iello qui continue sa gamme Expert grâce à de beaux partenariats de localisation (CGE et Devir en tête), Super Meeple évidemment, spécialisé dans le domaine (La Famiglia, Ark Nova, Voidfall, Age of Innovation, etc), Pixie n’est pas en reste avec les Garphill Games (qui va reprendre Assyria d’Ystari) mais pas que (Pax Pamir, Ceres, Arborea, Teotihuacan, etc), Intrafin localise aussi du lourd avec des hits comme Terraforming Mars ou Spirit Island, Lucky Duck a quelques opus assez experts dans son catalogue (récemment, Unconscious Mind), quant à Matagot on les a vus dernièrement laisser tout l’expert à Kolossal et Grail Games ou renvoyer la décision de la traduction aux éditeurs d’origine dans le cas des Leder Games par exemple (cf notre news). Récemment, Fentasy Games est apparue (news), maison spécialisée dans les “jeux exigeants” par un ancien de Sylex, Florian Gigot.   

Mais dès que l’on parle en termes de créations francophones, la portion se réduit très drastiquement. Néanmoins, certains éditeurs font bien plus que de la simple traduction, démarche remarquée avec la réédition d’Amalfi Renaissance chez Sylex, ou les cas Iki et Zhanguo First Empire chez Sorry We Are French qui n’ont pas hésité a longuement redéveloppé ces titres bien au-delà de l’aspect visuel. Dernièrement, Super Meeple a repensé Tikal avec Tikal Legend (qui passe d’un poids 2.78 à 3.50). Mais dès lors qu’il s’agit de créations 100% développées en France, on pense récemment à Shackleton Base des italiens Fabio Lopiano & Nestore Mangone ou encore Doggerland de Jérôme Daniel Snowrchoff & Laurent Guilbert, après quoi on jettera un œil du côté du financement participatif (Federation, Galactic Renaissance, Hybris, Malhya, From the Moon), mais leur nombre reste réduit à portion congrue.

Florian Gigot de Fentasy Games :Le jeu expert est un domaine très risqué, mais je fais le pari qu’il y a une exigence et une attente. Bien sûr, le marché français est un marché réduit, mais j’ai un modèle un peu hybride avec du participatif et surtout je vise l’international (l’outre-Atlantique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, etc), c’est la somme des marchés qui fait la viabilité. J’accompagne les auteurs mais je ne pars pas sur de la création à partir de zéro, ce n’est pas dans mes compétences”. Si aujourd’hui la création francophone s’oriente plus volontiers vers le familial et l’inité, il fut pourtant une époque où, quand un nouveau jeu Ystari paraissait (Caylus, Myrmes…), le monde ludique arrêtait de respirer. 

Pour ce type de jeu, le recours au financement participatif demeure bien souvent l’option la plus pragmatique pour un éditeur, malgré les critiques que cela peut susciter. D’ailleurs, le top 50 des jeux experts sur BGG montre des Gloomhaven, Root, Brass, Spirit Island, Anachrony, et bien d’autres experts financés en participatif. Fut un temps où FFG tenait la dragée haute en la matière, mais les restructurations asmodéennes ont eu raison de ce vivier désormais dispersé. Soulignons le cas particulier de Feuerland qui avec Terra Mystica, A Feast for Odin, ou Ark Nova, parvient toujours à publier des créations originales fructueuses sans crowdfunding. 

Mais pour beaucoup, le choix du participatif permet d’amorcer l’existence du projet auprès de la communauté internationale et des médias tout en limitant l’ampleur du risque financier. Contrairement à d’autres secteurs culturels bénéficiant de subventions, l’équilibre financier d’un petit éditeur de jeux reste fragile. Il tentera parfois de miser sur le succès commercial de titres plus rentables pour financer le développement d’œuvres plus exigeantes. Sans cet effet de levier, la charge financière du risque devient lourde, d’autant que de nombreux facteurs échappent à tout contrôle – qu’il s’agisse de questions de calendrier, de crises imprévues comme le Covid, de la sortie simultanée d’un jeu au thème similaire, ou encore de retards de fabrication qui empêchent la présence à Essen, étape cruciale pour l’avenir de tout jeu expert.


Aujourd’hui,
sommairement, la plupart des jeux dits “experts” sortent à 1 500/2000 exemplaires sur le marché français sur un premier tirage. “En cas de succès, un éditeur pourra espérer en écouler 15 ou 20 000 boîtes, alors que des propositions plus familiales peuvent espérer se vendre bien plus. Bien sûr, sur le papier, c’est censé être plus de marge à la boîte vendue mais comme le nombre de ventes a tendance à diminuer drastiquement sur ce segment, le poids de ce type de jeu sur les charges d’un éditeur est devenu assez compliqué,” nous dit Benoit Bannier de La Boîte de Jeu. À côté de ça, quelques titres explosent ce plafond en devenant des très gros hits internationaux. “Qui aurait parié, il y a une dizaine d’années qu’un jeu comme Terraforming Mars dépasserait les 1,5 millions d’exemplaires vendus..?” soulève Gaëtan Beaujannot. Mais n’oublions pas qu’un Terraforming Mars ne pèse que 3.26 sur BGG ! 😉 

Il n’en reste pas moins que 1500/2000 copies, ça ne pèse pas si lourd. Pour Benoit Bannier, un effet trompeur a lieu sur les internets ludiques : les plus passionnés prennent le plus la parole, mais les plus nombreux ne s’expriment pas, ce qui tend à donner une image faussée du marché réel. “La population de joueurs experts est sur-représentée dans le microcosme qui s’exprime (réseaux sociaux, médias etc), notamment parce que tu commences à aller parler jeux de société sur des groupes quand tu es un archi passionné”. Un effet loupe qui tend à invisibiliser les jeux qui sortent en réalité le plus (coucou Skyjo). “Le marché s’est élargi mais pas le segment expert, je pense que lui, il reste plutôt constant” affirme de son côté Dimitri Perrier. 

Matthieu Verdier : “Éditer des jeux, c’est autant une question d’adaptation au marché que d’envie.” 

La majorité des éditeurs consultés s’accorde à dire qu’il est essentiel de s’adapter aux évolutions du marché. Et actuellement, la tendance est au raccourcissement des durées de partie. Il faut dire que le temps libre a moult concurrence au sein et en dehors du hobby !

Les joueurs manifestent ainsi une préférence croissante pour la diversité des expériences : ils privilégient en effet plusieurs parties de jeux variés plutôt qu’une longue session dédiée à un seul titre. La possibilité de découvrir les dernières nouveautés, la sensation gratifiante de faire plus de choses, d’avoir mieux “rentabilisé” son temps libre, le fait de ne pas ruiner toute sa soirée devant un jeu qui ne nous plaît pas… Un effet générationnel aussi : Les gros joueurs d’hier sont devenus parents et cherchent des jeux plus familiaux. “Avant je ne jurais que par les jeux de plus de 2h, les gros jeux comme on dit. Je ne voyais que peu d’intérêt aux party games et jeux famille. Mais aujourd’hui, 15 ans plus tard, mes goûts ont changé. Je préfère faire 3 jeux d’une heure qu’un jeu de 3h,” nous confie Benoit Bannier. 

Barrage chez Cranio, de Tommaso Battista & Simone Luciani, pèse 4.11 sur BGG

 

Entre la dernière série Netflix et la nouvelle campagne d’Awaken Realms, il faut choisir ! La tendance au zapping et à l’accélération se constate dans de nombreux domaines. Vous avez peut-être entendu parler du speed watching, le fait de visionner des séries en x2. L’arrivée de cette fonctionnalité sur les plateformes de streaming, podcast, et même whatsapp et autres messageries instantanées, permet aux utilisateurs d’avoir la sensation de mieux contrôler leur temps. Devant l’abondance de choix et de sollicitations, on fait souvent deux choses en même temps et on tolère moins la lenteur, même dans nos moments suspendus de loisirs. Charles Amir de Super Meeple abonde en ce sens : “Oui, c’est notre époque qui privilégie ça, il suffit de voir le succès d’un Tik Tok aux vidéos hyper courtes. Ce sont des vagues et des modes. Peut-être que dans 5 ans, on verra que le public commencera à délaisser les petits jeux de cartes pour vouloir davantage plonger dans un jeu plus long et riche !”. 

Pour l’heure, le pool des joueurs experts est décrit comme “stagnant”, voire “vieillissant” par les éditeurs interrogés. La majorité des nouveaux joueurs entrent par le segment familial/initié mais n’a pas forcément envie d’aller vers plus de complexité – “Ils ne cherchent pas à s’impliquer plus, juste à passer un bon moment” observe Dimitri Perrier. Écouter des règles pendant 30-45 minutes, voire plus, c’est trop long, on pourrait voir deux épisodes de Rick & Morty pendant ce temps ! Entre l’hyperchoix et le FOMO, les modes de consommation évoluent vers des habitudes qui vont pourtant à l’encontre de l’idée de produit culturel que le secteur tente de défendre. Florian Gigot : “Moi je veux plaider pour une autre façon de jouer, où l’on prend le temps de se poser, de développer quelque chose, et de connaître les gens autour de la table”. 

Accompagnement et bonne catégorisation 

Difficile donc pour le gros jeu de sortir d’autant qu’il ne s’appréhende pas en un claquement de doigt. Idéalement, dans un contexte calme, la règle doit être transmise par quelqu’un qui a déjà bien saisi ses tenants et aboutissants, et bien sûr, sans erreurs. Déjà une gageure malgré la multiplication des supports vidéo qui facilitent grandement cette tâche. Mais maîtriser et expliquer les règles proprement ne suffit pas : durant la première partie, il faut souvent continuer d’accompagner les joueurs, leur rappeler quelques points pour éviter des sorties de route, et leur donner quelques conseils pour qu’ils apprécient au mieux cette découverte.

Partie de On Mars à deux joueurs – photo : Ben De Tullio


Et une fois cette étape passée, il faudra trouver des adversaires qui ont le même niveau pour pouvoir y rejouer comme il le mérite. “C’est pas évident de trouver des joueurs pour que la partie soit intéressante, écraser un nouveau joueur ce n’est intéressant pour personne” confirme Dimitri Perrier. Il poursuit : “C’est aussi pourquoi c’est important de bien catégoriser les jeux ! Sinon les personnes qui croient faire de l’expert avec du
Wingspan et qui passent ensuite à un Lacerda, sont, le plus souvent, complètement perdus. Il y a un pas énorme entre Terraforming Mars et On Mars par exemple. C’était aussi le but du Diamant d’or, d’aider à donner des repères. Car il faut un accompagnement sur ces jeux-là, que ça soit par les joueurs, par les médias, par les prix, par les boutiques…”. 

Le jeu le plus proche de ce qu’on considère ici comme de l’expert, après Descendance (3.06) en 2012 s’avère Daybreak récompensé cette année (2.95). Sinon les gagnants du Kenner oscillent toujours entre 1.80 et 2.50 environ.

 

Moins de gros jeux sur les étagères des ludicaires

Pourtant, nombreuses sont les boutiques à ne pas faire entrer des jeux experts – sauf sur demande explicite du client. Une visibilité amoindrie et un accompagnement souvent modique qui s’explique aisément : “Il nous faut réduire la prise de risque, on ne peut pas tout avoir, les étagères n’ont pas une place illimitée et ces gros jeux prennent souvent de la place !” répond un ludicaire du coin. “C’est un segment où la vente se fait largement davantage par le client que par le vendeur. Donc la boutique attend d’avoir des précommandes de leurs clients habituels et commande en fonction le nombre de boîtes” reconnait Charles Amir Perret (Super Meeple). “Ce sont des jeux complexes (il faut y avoir joué pour le conseiller), chers (plus difficile de déclencher l’acte d’achat) et il y a de toute façon moins de personnes qui en achètent (niche réduite).” relève Matthieu Verdier. 

Raison de plus pour les soutenir, selon Dimitri Perrier : “Quand on a des produits qui ont demandé un investissement rare, ils devraient être défendus et soutenus par toute la filière. C’était spontanément le cas avant en France, et ça ne l’est plus aujourd’hui. Mais si on ne veut pas les voir disparaître, si on veut éviter de se retrouver qu’avec des jeux familiaux et d’ambiance parce que ça se vend facilement, il faut une prise de conscience et une mobilisation de toute la filière”. Un prix spécial pour mettre en avant la création francophone serait-il de bon aloi pour féliciter cet effort créatif particulier ? 

Allégement forcé ? 

En ce qui concerne la question conjoncturelle relative à la réduction du prix et de la taille des boîtes, il convient de reconnaître que l’inflation globale accentue cette tendance, compliquant ainsi davantage la tâche des éditeurs dits « experts ». En effet, les jeux de grande envergure sont souvent synonymes d’un matériel plus abondant. Or, face à l’augmentation du coût des matières premières et à l’effet multiplicateur des frais de transport induits par la taille des boîtes, la situation se complexifie. « La taxe écologique instaurée il y a deux ou trois ans n’arrange rien, car elle est proportionnelle au poids des boîtes. » indique Matthieu Verdier.

On le disait dans cet Édito sur la taille des boîtes, il n’y a pas si longtemps les passionnés se plaignaient régulièrement “d’acheter de l’air” (cf ce top 10 des boîtes contenant plus de vide que de matériel) mais cette tendance a beaucoup évolué par la force des choses. On cherche désormais à faire tenir le plus de matériel possible dans une boîte, et le plus de boîtes possibles sur les containers, qui coûtent cher. Tant mieux, ça prend aussi moins de place sur nos étagères !  

D’ailleurs, si le prix d’un jeu a toujours eu coutume d’être directement lié à la taille de la boîte et à la durée de partie, des considérations écologiques ont aussi commencé à faire bouger les lignes dans les esprits des consommateurs éclairés. Moins de matériel, sans avoir moins de jeu, c’est parfois possible. La formule du “gros jeu dans une petite boite” : c’était celle de Cyril Demaegd pour défendre Spyrium (Ystari), qui sortait en 2013 à seulement 30€ à l’époque. On se souvient aussi des petits mais costauds de Phil Eklund (toute la saga Bios). Un parti pris de « compacter les choses » qui fut certainement mis en avant plus que jamais cette année avec le fort joli succès du Château blanc (Devir, Iello) qui a été en lice, voire gagnant, de pas mal de prix à travers le globe. 

Cependant, il serait aberrant de réduire l’essence d’un jeu à sa seule dimension matérielle, car avant d’être un ensemble d’objets tangibles, il constitue avant tout un processus de création et de développement comme nous le disions plus haut. Un véritable expert, dans la richesse de ses conceptions et de ses interactions – qu’il s’agisse d’enjeux plus complexes, de mécanismes plus riches, ou de possibilités d’exploration et de découverte plus vastes – nécessitera inévitablement un temps de conception plus long ainsi qu’un espace d’expression plus large. Ces exigences, qui se traduisent par des nécessités accrues en termes de développement et de contenu, engendrent un coût substantiel, tant en termes de ressources humaines que matérielles.

 

Charles Amir Perret : “Ce public passionné est à la recherche d’un produit spécial, qui va lui apporter quelque chose de différent, soit par son matériel, soit par son gameplay”. 


Néanmoins, si les temps sont durs, la question du prix du jeu ne paraît étonnamment pas si fondamentale dans le hobby : on le voit bien en ce moment avec l’explosion des trois gros TCG (
Altered, Star Wars Unlimited, Lorcana), le passionné est toujours prêt à mettre la main au portefeuille.
“Au-delà du prix, je pars du principe que si un jeu est vraiment très bon il se vendra.” commente Charles Amir. La question sera surtout d’arriver à se différencier dans la masse, et cela commence d’abord par faire preuve d’ambition créative. C’est peut-être là où le bât blesse. Qui dit jeu expert, dit public connaisseur. Aujourd’hui, pour le séduire, il est nécessaire de lui proposer quelque chose qui se distingue, sachant qu’une bonne variété est exigée par le public. “Je pense aussi que le jeu expert (en tout cas Eurogame) dans sa globalité est en manque d’inspiration et de renouvellement. Ce serait certainement une bonne chose que de retourner aux fondamentaux : moins de règles, mais un parti pris mécanique surprenant qui change des habitudes et non un empilement de mécaniques vues et revues mais pas de la même façon” nous dit Matthieu Verdier.


Un manque d’inspiration qui peut aussi détourner une frange de passionnés des nouveautés, connaisseurs qui préfèrent retourner aux bons vieux classiques (titres qui ne manquent d’ailleurs pas de revenir sous des rééditions de plus en plus clinquantes pour aguicher le chaland). Gaëtan Beaujannot : “
Ça fait des années qu’on dit qu’il est extrêmement complexe de trouver des nouvelles mécaniques, et plus les années passent, plus cela se valide.” Pour Benoit Bannier, l’enjeu est désormais plutôt de se tourner vers de “l’initié+” (hormis Malhya qui est pharaonique – prévu pour début 2025), La Boîte de Jeu tend plutôt à développer des jeux qui évitent la suraddition de règle (en cours : Near et Exofarmers), “Je n’abandonne pas ce segment, je le travaille différemment, dans l’épure”.

Malhya – La boite de jeu

 

Il serait donc inexact d’affirmer que le jeu expert décline étant donné que l’expansion des marchés internationaux (particulièrement accessibles via le participatif) continue de garantir un public captif. Il est toutefois essentiel de mettre en lumière les obstacles croissants qui entravent le développement de telles œuvres, confrontées aux défis d’aujourd’hui tels que la frénésie de la production, des modes de consommation et de communication qui favorise leur occultation, l’inflation ou le manque de soutien pour les petites structures qui dissuadent les prises de risque créatives.
À l’heure où l’industrie du jeu aspire à se hisser au rang de produit culturel, il devient d’autant plus urgent de promouvoir une approche de consommation qui valorise la qualité sur la quantité. Si « la plus précieuse valeur artistique » du cinéma est de « pouvoir imprimer la réalité du temps sur une pellicule de celluloïd » (pour citer Andreï Tarkovski), alors la plus précieuse valeur du jeu de société pourrait être d’offrir un espace-temps où l’interaction humaine et la réflexion se déploient dans un monde fictif mais tangible, favorisant des expériences partagées vivantes et marquantes. L’expérience de la « réalité du temps » chère à Tarkovski nous ramène à la motivation première de ces moments suspendus, parenthèses précieuses dans lesquelles nous pouvons nous asseoir confortablement dans les plis de cette expérience temporelle. Prendre le temps d’explorer, de comprendre, accepter les errances, vivre pleinement l’aventure… La vie est un voyage, et ceux qui jouent vivent deux fois. 😉 

 

 

 

   

 

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5 Commentaires

  1. Ihmotep 08/12/2022
    Répondre

    Merci pour l’article. Ce que je constate dans mon entourage de joueurs globalement quadragénaires, c’est un mode de consommation qui a évolué vers la « surconsommation » et une société qui ne prend plus le temps.
    Surconsommation car je croise des joueurs qui vont faire une partie d’un jeu, puis la semaine d’après sortir la nouveauté de la semaine, etc…Même si j’apprécie les nouveautés aussi, je suis plus dans l’optique de jouer à maintes reprises au même jeu (désormais j’organise des sessions où je demande qui est chaud pour jouer à tel jeu sur 3 sessions minimum, ce que j’ai fait avec Clans Of Caledonia et Anachrony)
    Pour prendre le temps de…., le constat que je fais de ma fenêtre (donc à prendre avec des pincettes) c’est qu’il faut que le jeu plaise tout de suite. Or personnellement ce que je préfère ce sont les gros jeux thématiques : j’aime me casser la tête sur le bon coup à jouer, avec du choix, de la richesse stratégique et tactique, et pouvoir « m’immerger » dans le jeu, vivre une aventure dans ma tête (oui c’est moi le joueur relou qui dans Endeavor Eaux profondes lit chaque intitulé quand il découvre une tuile ou fait une publication ^^). Or un gos jeu thématique comme On Mars ou Pampero la première partie est laborieuse : comme on se concentre sur l’assimilation des règles, on passe à côté de l’immersion. Et comme ces jeux sont travaillés autour d’un thème, ce focus sur l’aspect mécanique nous fait passé à côté de l’attrait du jeu. Ces jeux nécessitent une deuxième partie pour les apprécier, une fois que les règles sont ok et qu’on peut les apprécier dans leur cohérence thématique. Or peu de joueurs sont enclin à cet effort aujourd’hui (enfin de ma fenêtre ^^).
    C’est comme pour les jeux vidéos. Dans ma jeunesse je me coltinais parfois des manuels de 15 pages pour pouvoir jouer à un jeu. Aujourd’hui les modes d’emploi n’existent plus, le jeu vidéo doit être jouable de suite ou intégrer un tutoriel.
    Avec l’ère internet la notion du temps a été chamboulée, au travail comme dans les loisirs, mais que fait le Docteur ? (petite référence à ma série préférée qui elle traverse le temps ^^)

  2. Umberling 07/12/2023
    Répondre

    Tandis que dans les 10 titres les plus en vue de la hotness de BGG on trouve 7 jeux au poids dépassant 3, et sur youtube les influenceurs les plus en vue parlent souvent des jeux experts en amoindrissant les prouesses de jeux plus légers. Je pense qu’il y a une vraie division entre les joueurs passionnés et occasionnels : le marché occasionnel s’est très ouvert, le segment expert, moins ?

  3. morlockbob il y a 22 heures
    Répondre

    Toujours au top ces éditos… avec des situations aux quelles je suis confronté (durée , investissement de temps…)

  4. Groule il y a 21 heures
    Répondre

    Tellement bon à lire, merci ! 🙂

    La « ludodiversité », comme la biodiversité, a pour moi une utilité culturelle. Il faut de tout pour faire un monde : chaque élément à son rôle à jouer. C’est pour cela que je pense que le jeu expert doit perdurer. Quand à savoir de quelle façon…

    De mon point de vue de joueur lambda, qui a commencé par les jeux experts et qui maintenant se régale dans le jeu initié :

    1) j’ai observé, ressenti trop d’abus. Trop de jeux abondants à foison, super beaux, emplis de matériels de choses, de mécaniques inutiles. en d’autre termes : jolis sur la table, mais chiants à jouer. Il faut l’avouer. Peut être que le jeu expert souffre de cette lassitude ?

    2) Sans doute le public évolue c’est clair (les experts deviennent vieux, ont des enfants, la flemme de s’y mettre !)

    3) Il faut reconnaître que le segment initié, initié+, explose, mais aussi il évolue, s’affine. On voit dans le lot des jeux parfaitement épurés apparaître ces dernières années. Ni plus, ni moins ce qu’il faut en termes de complexité, avec une profondeur largement satisfaisante. A-t-on toujours envie d’investir deux, trois, voire quatre fois plus d’effort, d’argent et de temps pour un jeu mal épuré qui apportera juste un peu plus de profondeur, à la marge ? Personnellement, c’est non. J’adore Mon Paleo, ma Guilde des Expéditions Marchandes, mon Pandemic Chute de Rome…

     

    C’est pour moi une sélection naturelle qui s’opère, face à des contraintes du secteur, face à un public plus sélectif. Et certaines « espèces » ont trouvé les moyens de mieux convaincre, mieux satisfaire le public, et ont tendance à survivre au détriment d’autres. Pour rester dans cette logique, je pense que le jeu expert survivra, mais possiblement sous une forme évolué (l’investissement pour ces jeux en vaudra alors la chandelle !).

  5. atom il y a 1 heure
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    Je réagis à cette phrase qui m’a fait un peu « tiquer » :

    “Au-delà du prix, je pars du principe que si un jeu est vraiment très bon il se vendra.” 

    Je pense qu’aujourd’hui un jeu, s’il est bon ce n’est pas suffisant. J’ai plein d’exemples en tête de jeux très bons, mais qui n’ont pas marché pour autant.

    Il faut tenir compte des facteurs exogènes, ça peut être la communication, ça peut être le gage du sérieux de l’éditeur. Je pense qu’un bon jeu expert a plus de chance de faire son trou s’il est chez Super Meeple parce que l’image de SM dans cette gamme est reconnue. J’aurais pu prendre d’autres éditeurs de jeux experts, ça serait la même démonstration.

    Mais même là, il peut arriver plein de choses, des jeux similaires et concurrents en même temps, et tout un tas de facteurs inattendus. Quel que soit le jeu, il faut qu’il se distingue dans la masse des sorties. Et il y a des éléments assez intangibles, pas forcément rationnels pour expliquer un succès ou un échec.


    Je pense pour ma part qu’un jeu a plus de chance d’avoir du succès (mais pas assuré) s’il est soutenu par son éditeur et peut être même son distributeur. Un éditeur à taille humaine qui communique sur son jeu, avant, mais aussi après son lancement, ça me semble important pour lui permettre d’exister.

     

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