‘Derrière chaque livre, il y a un jeu’ Nouvelles Contrées

Nouvelles contrées m’a été présenté longtemps comme le mystérieux “jeu des marque-pages”, quelque chose qui se situait entre Dixit et … des marque-pages. Les gens que je croisais sur les salons en parlaient avec des petites étoiles dans les yeux. Mais je n’avais jamais vu la chose de plus près. 

Quelle était cette contrée décidément fascinante et sibylline ? 

Jusqu’au jour où ma trajectoire a croisé la sienne, lors d’un anniversaire, l’occasion s’est enfin présentée pour moi d’avoir la boîte et les joueurs ensemble, réunis, tous consentants.

Oh joie, une nouvelle contrée m’ouvre les bras ! 

 

Nouvelles contrées, nouvelles contraintes

D’abord, à l’explication des règles, j’étais balancée entre deux pôles “ho mais que c’est original !” disait mon cerveau droit, “mais c’est pas ultra accessible tout ça !” répondait mon cerveau gauche. Nous sommes dans un jeu qui appartient à la famille des Dixit and co, où il faudra retrouver une image onirique parmi plusieurs à partir d’indices plus ou moins brouillés. Mais pour faire cela, il y a besoin, déjà, de savoir lire, plutôt aisément, et d’aimer ça (à moins d’être mauvais lecteur mais avec beaucoup d’auto-dérision, l’expérience peut j’imagine, tourner court).

La règle nous explique que nous allons explorer un livre choisi, en direction de son “Sens Caché”, avec un joueur qui va partir “en exploration” pour lire quelques lignes d’une page, prises hors contexte. Pendant ce temps, les autres devront essayer de valider une « Mission » qui porte plutôt sur la forme du texte, du genre : il y avait-il un retour à la ligne dans le passage lu ? Il y a-t-il eu au moins 3 virgules ? ou encore, il y a t-il eu 5 mots qui comportent 2 lettres identiques qui se suivent ? (comme dans développer par exemple) … Je peux imaginer que les personnes dysorthographiques ou dyslexiques puissent avoir une légère montée de la pulsation cardiaque à la découverte des règles (n’hésitez pas à vous manifester dans les commentaires pour nous raconter !). Heureusement, il y a aussi des Missions qui jouent sur les sonorités, comme : y a-t-il eu deux mots qui comportent le son [el] (aile, elle…) ?

Le twist de ces règles, c’est qu’il ne faudra pas seulement se concentrer sur la forme mais aussi sur le fond du texte : en effet, après avoir écouté l’extrait, il faudra choisir une image onirique parmi plusieurs (présentée sous forme de marque-page), pour retrouver celle présélectionnée secrètement par le lecteur. Cette illustration doit, d’une façon ou d’une autre, se rapporter à l’extrait lu. Et là, c’est l’acte de lecture qui jouera sur la suite. Si le lecteur met l’emphase sur tel mot ou telle phrase, cela pourra résonner plus fort dans l’oreille de l’audience. Chacun retiendra souvent des éléments différents et on se retrouvera dans des discussions comme : 

– Hmm, il y avait une histoire de lumière… et là il y a un lampadaire sur cette image, ça me semble être la bonne !
Oui mais il y avait aussi des jeunes filles tristes, et là il y a une jeune fille sur cette statue, ça pourrait être ça non ? … 

 

Je demande votre attention 

Tout le piquant du jeu étant qu’on était souvent bien trop occupé à chercher s’il y avait des mots avec telle sonorité ou des phrases avec telle ponctuation pour vraiment être attentif à ce que le texte dépeignait réellement. Il peut se mettre en place des micro stratégies autour de la table : cette Mission a l’air plus facilement réalisable, on peut la garder de côté pour quand ça sera plus corsé pour nous et se concentrer sur l’essence du texte pour cette fois. Ou untel se concentre sur le fond et untel écoute la forme pour réaliser sa Mission qui a l’air plus faisable, etc.  


En tant que lecteur, nous ne sommes pas dans la création de propositions ex nihilo comme dans
Dixit, mais dans l’interprétation. Cela pourrait sembler plus pauvre a priori, mais en vérité, l’interprétation aussi est une forme d’art. Il est à noter que si la création de propositions peut totalement inhiber certains joueurs dans les Dixit-like, le fait de lire à haute voix en freinera sans doute d’autres. En tout cas, maintenant, il y a grâce à Nouvelles contrées, cette proposition différente. 

 

Marque ta page

Après la lecture des quelques lignes, la discussion va bon train pendant que le joueur-lecteur écoute, bouche cousue, les tergiversations de ses collègues explorateurs, jusqu’à leur décision. Si le choix de l’image est le bon, youpi, on progresse dans le livre. Sinon, on perd des jetons Lettres (la défaite advient lorsque l’on tombe à court de jetons lettres). Et si on avait réussi une des Missions précédemment, on peut en défausser à la place des lettres, ce qui nous permet de temporiser.


Et si vous êtes chaud bouillant, le lecteur peut s’ajouter un gage de lecture (module “Les péripéties”) qui modifiera sa façon de lire, afin d’avancer encore plus loin dans le livre. Là, c’est bien souvent la rigolade garantie. Lire des mots à l’envers, remplacer les voyelles par des sons imposés … Le contenu du texte se fait plus nébuleux que jamais, mais le côté facétieux du jeu brille plus fort.   

 

 

Ces Nouvelles Contrées ne sont donc pas une province pour tous, mais si vous aimez lire, c’est sans doute une chaleureuse terre d’accueil pour vous. L’idée de jouer avec sa bibliothèque a effectivement quelque chose de brillant, et de jamais vu. On aimera prendre soin de choisir le livre pour la partie selon ses joueurs : entre un bouquin connu de tous ou que personne n’a lu, nul doute que les sensations varieront. De même, entre un Harry Potter et ses Allohomora ou Les mémoires de Churchill, historique et solennel, la tonalité ne sera pas la même. 

 

L’aspect « association d’idées » n’a rien de si innovant en soi mais les moments passés autour de la table ne manquent pas de caractère, souvent drôles, déstabilisants, et parfois touchants (aussi selon les textes lus). Autour de la table, des discussions naissent sur le choix des Missions, sans oublier bien sûr les débats sur les illustrations. Tout cela fait de Nouvelles Contrées un jeu très tourné vers l’échange. D’autant que là où pour moi il étincelle d’une différente lueur, c’est qu’on y lit pour les autres, et ce moment est toujours particulier, un peu hors du temps, suspendu, tandis qu’une forme d’écoute tout à fait rare s’instaure. Vivre ainsi cette extraction d’un paragraphe ex vivo d’une œuvre cause souvent une émotion un peu insondable, déclenchant des images mentales qu’il faudra ensuite parvenir à partager. 

 

Le but ultime du jeu, espiègle et purement récréatif, vous propose d’aller chercher le Sens Caché du livre ; il s’agit d’aller lire une phrase au hasard désignée par un marque-page choisi ensemble : cette phrase seule contiendrait tout le sens caché de l’ouvrage (si j’avais su cela au moment du bachotage, j’aurais gagné du temps !). Bien sûr, parfois cela ne tombe pas très bien, mais il arrive aussi que cette phrase soit tout particulièrement cocasse, absurde, ou représentative de quelque chose, c’est alors un peu magique. Sympathique, il vous est possible de partager le Sens Caché de vos parties sur le site web de l’éditeur et de découvrir ceux des autres : 

      
Tomber sur un livre à regards raccourcis   

Dommage que les marque-pages (et surtout leurs jolies illustrations, de Jeanne Landart) soient un peu petits. Bien sûr, le jeu y gagne en thématique avec l’idée du marque-page, mais peut-être que des grandes cartes façon Dixit n’auraient pas démérité. En tout cas, les illustrations sont réussies d’autant qu’elles livrent souvent plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation (souvent on ne voit pas les mêmes choses de près ou de loin) ce qui donne du grain à moudre aux joueurs. Il arrive aussi que le choix soit vraiment difficile, tantôt car chaque illustration détient un élément de l’extrait lu, tantôt car aucune n’en contient, il faut y aller à l’instinct… ou au pif, ce qui peut être frustrant.    

En tout cas, l’édition (par Olibrius Editions) ne se contente pas de s’endormir sur les lauriers d’une bonne idée de départ : la règle vient avec quelques modules qui permettent de varier sensiblement la physionomie des parties. La difficulté et la durée de la session variera selon le livre choisi, le nombre de lettres en jeu et de pages à parcourir, puis viennent les Péripéties (mentionnées ci-dessus), les Personnages aussi (chacun joue avec un pouvoir unique), et le challenge peut toujours se corser avec le module IV qui ajoutent encore quelques règles.

Au total, on a un jeu d’association d’idées avec un livret de 20 pages tout de même ! Sans doute aurait-il été possible d’avoir la main plus légère. Rien n’est totalement mal venu dans cet ensemble, mais cela pourrait décourager certains qui n’aiment pas lire… les règles, pour commencer (bon, vous pouvez toujours regarder le Ludochrono ;)).

 

“Qui veut se connaître, qu’il ouvre un livre.”

Le jeu narratif est ultra tendance depuis quelques années, et le livre comme objet sert régulièrement de base à des jeux, dont la plupart reste directement inspirée des Livres dont vous êtes le héros. C’est paradoxalement en faisant ce pas de côté, vers cet objet mineur mais indissociable qu’est le marque-page, que ces Contrées (signées Germain Winzenschtark) parviennent à formuler un hommage à la Littérature recelant quelque chose d’inédit et de personnel, quelque part entre l’interprétation, l’échange et le gag. Il réside dans ce regard une sorte de poésie qui se fait trop rare dans nos ludothèques mais qui a le bon goût de ne jamais se prendre au sérieux.  

C’est avant tout une Contrées que l’on aimera faire découvrir à ses amis, car sa fraîcheur surprend et enthousiasme. Si le dispositif n’est sans doute pas ce qui se fait de plus universel (j’observe généralement que celui qui connaît le jeu gère les règles pour les autres), la proposition affiche une force d’âme, porteuse d’une intention, facétieuse et partageuse, qui commence par donner une belle envie d’oublier son smartphone 5 minutes pour aller ouvrir des livres. On a connu pire, comme incipit. 

 

 

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6 Commentaires

  1. ocelau 12/01/2022
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    Très bel article qui me donne un nouvel éclairage (l’aspect émotionnel de partage de lecture) sur un jeu que j’appréciais déjà beaucoup. Merci

  2. CaribouUltime 13/01/2022
    Répondre

    Je possède ce jeu, je l’apprécie et je suis d’accord sur le fait que c’est original de jouer avec un livre. Mais je trouve que l’on en fait trop autour (overrated comme on dit). En substance, il s’agit d’un Dixit-like avec contrainte, sans créativité (puisqu’ici on lit un passage, plutôt que d’inventer et d’imaginer quelque chose à dire soi-même) et avec des cartes trop petites. Le jeu en lui-même n’est pas réellement original : il s’agit de mécaniques existantes et éprouvées, appliquées sur le fait d’utiliser un livre pour jouer (ce dernier point étant original en soi, je ne remets pas cela en cause et je lui je reconnais ce mérite là). Mais chaque partie me donne toujours ce sentiment d’un jeu développé trop vite sur la base de cette bonne idée de départ qui selon moi n’a pas été exploitée à fond. Notamment l’idée de trouver le « sens caché » du livre est intéressante, mais la manière d’aller le trouver en fin de partie est très décevante, et ne peut effectivement mener qu’à des résultats très aléatoires et généralement tout aussi décevants.

    • Shanouillette 14/01/2022
      Répondre

      Je comprends qu’il puisse tomber à plat.  Après, à mes yeux, le « sens caché du livre » c’est un peu la pirouette finale, dans l’esprit du jeu qui se veut facétieux, mais ça reste anecdotique.  Le côté « sans créativité », j’en parle un peu dans l’article, je ne suis pas tout à fait d’accord, car il y a une façon de mettre de soi dans la manière de lire et de donner à entendre un livre, il y a aussi une façon de l’entendre, de le retenir, de l’interpréter à travers les images aussi… Mais oui, par rapport à un Dixit, c’est différent. Après, pour être honnête je trouve cela un peu contradictoire de lui reprocher à la fois d’être trop comme Dixit et de pas faire pareil ;p  pour moi c’est justement dans ces différences-là qu’il dégage quelque chose qui lui est propre. On peut y être réceptif ou pas, ce que j’entends tout à fait. Cela dépendra des sensibilités des joueurs, comme pour n’importe quel jeu au final.

  3. Umberling 13/01/2022
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    Pas surkiffé ici : l’appareil ludique est lourd pour ce qu’il apporte. C’est rigolo un temps, c’est louable en termes d’intention, mais le plaisir de jeu s’est vite étiolé.

  4. alikhturba 18/01/2022
    Répondre

    Je trouve l’article de Shanouillette tout à fait exhaustif, merci à elle!

    Personnellement, je suis un grand fan de ce jeu, il a la poésie d’un jeu d’illustrations (très belles d’ailleurs bien que petites, mais bon ce sont des marque-pages), et la facétie des jeux d’ambiance autour de lettres. Je l’ai essayé avec des publics différents en terme d’âge et de profil ludique, cependant je ne le fais pas jouer à des joueurs tournés sur l’optimisation et la gagne (vous savez le pote qui prend dix minutes à chacun de ses tours pour repenser sa stratégie).

    Le fait de jouer dans des livres différents n’est pas anecdotique, cela change complètement l’expérience, et nous fait même parfois découvrir nos livres sous un angle décalé. Pour ce qui est du sens caché, je rejoins l’analyse de la « pirouette ludique », ça ne tombe pas toujours parfaitement, mais ce n’est pas du tout l’essence du jeu, seulement un petit bonus sans trop de sérieux.

    Après, tout le monde ne peut pas y adhérer c’est un objet culturel…

    Curieux de nature, je me suis intéressé à l’éditeur Olibrius et j’ai le sentiment que leur volonté est de faire des jeux déroutants, tout en délivrant un travail sur le matériel et la jouabilité de très grande qualité, ce qui le cas de Nouvelles Contrées. Je garderai donc un œil sur leurs futurs projets, tout en espérant que celui-là trouvera son public.

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