Ça tourne ? ou pas !

Des jeux sur le cinéma, ça ne court pas les rues. Bien sûr, il y a des tas de jeux tirés de films, de Dune, Star Wars, Marvel aux Dents de la mer ou Aliens, là c’est la pagaille ! Mais des jeux sur l’industrie du cinéma, ou le processus de création de films, c’est un peu la dèche. C’est dans ce contexte qu’arrive Roll Camera, traduit “Ça tourne” en français de la langue de JB, un jeu coopératif de placement d’ouvriers – sous forme de dés – qui nous promet de voir l’envers du décor, de la création du story-board jusqu’au tournage, en passant par la gestion des acteurs et les réunions de prod. 

Vous allez donc incarner le réal, le producteur (d’ailleurs personnage au masculin ou au féminin grâce à des plateaux recto-verso, on apprécie), ou encore la star à l’affiche, et votre objectif, tous ensemble, sera de produire votre film coûte que coûte via une assignation de dés sur des cases action. 

 

Sortir un film, c’est déjà un bon incipit, qui change de “attirez-vous les faveurs du roi” ou autre thème éculé. Mais ce n’est pas un choix de façade. Ça tourne est un jeu qui aime son sujet, et qui veut le mettre en scène. Nul doute, son auteur sait de quoi il parle, Malachi Ray Rempen se présentant comme “game designer, illustrator, filmmaker, and cartoonist”.

C’est pour moi l’essentiel du charme de ce titre particulier : tous les petits détails qui sentent le vécu, les attentions sui generis qui respirent la passion pour sa matière, traitée non sans humour. Par exemple, le but même du jeu : sortir un chef d’œuvre… ou un gros navet – si naze qu’il en devient franchement génial. Alors vous serez plutôt La nuit du chasseur ou L’attaque de la moussaka géante ? À vous de voir ! 


Pour sortir votre œuvre, le jeu balaie les principales étapes de la production d’un film,
telles que le choix d’un scénario, le story-board, la conception des décors, le tournage en lui-même, le montage… Vous garderez un œil fixé sur votre budget et sur le calendrier car ni l’un ni l’autre ne doit être dépassé (sans quoi, game over !), et inlassablement (ou pas), vous affronterez tous les contretemps possibles et imaginables via les cartes problèmes qui surgissent de manière métronomique (au début du tour de chaque joueur). L’ingé son qui a oublié de lancer l’enregistrement, la star du film qui pète le budget avec son envie de limousine-jacuzzi incrustée de diamants, la productrice qui insiste pour que sa nièce ait un rôle dans le film, l’équipe VFX qui n’est pas trop au taquet à cause des sushis burritos pas ultra digestes, la liste des complications est aussi drôle que longue. En tout cas, elles font leur petit effet surprise quand on découvre le jeu. 


Ces cartes problèmes sont amusantes mais représentent aussi le point faible du gameplay à mon sens. C’est pas tant leur côté imprévisible et aléatoire qui me dérange que le fait qu’elles deviennent assez systématiquement une action obligatoire – nécessitant aucune coopération ni réflexion particulière – pour un joueur qui devra un peu sacrifier son tour à régler les problèmes à travers une action loin d’être passionnante en soi : en gros, défausser des dés. C’est un peu décevant en termes de résolution, car cette action-là ressemble à un pis-aller comparativement aux autres. Il y a heureusement des choses bien plus drôles et excitantes à faire dans le jeu, comme déclencher une réunion d’équipe, ou des choses plus prenantes et gratifiantes, comme construire le décor ou tourner une scène.   


Pour moi, l’une des plus brillantes idées est la réunion d’équipe de prod. Nous avons tous trois cartes
idées en main, potentiellement capables de donner un sacré coup de pouce au tournage, voire de nous sortir d’un mauvais pas. Mais pour pouvoir en jouer ne serait-ce qu’une, il faudra déjà décider de faire une réunion (c’est une des actions possibles et cela coûte un dé), histoire d’en parler en comité. Selon les problèmes auxquels vous êtes confrontés à cet instant T, vous allez devoir choisir une carte de votre main, et la pitcher aux autres, voire tenter de les convaincre que c’est la seule bonne chose à faire. Peut-être qu’elle est effectivement très utile, mais pour plus tard, on peut alors décider de la mettre de côté, mais ça sera plus coûteux de l’activer.

En dehors de la réunion, vous n’avez pas le droit de dire autre chose que “j’ai une super idée qui pourrait nous aider !”. En tout cas, à l’instar des cartes problèmes, les idées sont bourrées d’humour : “Et si on montait les décors sur des roulettes de caddies de courses pour pouvoir les déplacer plus vite ?”, “Demandons aux acteurs qui ne tournent pas aujourd’hui de tenir les perches et les projo !”, “Bon, on manque d’argent, mais je connais quelqu’un moi, qui est peut-être hum un peu suspect, mais qui pourrait nous aider…”. 


L’aspect construction de décor est aussi un point surprenant, plus tricky qu’il n’y paraît. Les décors sont des tuiles sur lesquelles vous allez placer les dés avec les symboles demandés par la carte scène que vous voulez tourner. Un véritable casse-tête quand on essaie d’optimiser en anticipant nos différentes scènes dans l’espoir d’éviter les dépenses inutiles (et une idée très thématique quand on sait comment les décors de cinéma sont de fait réutilisés).  


Qu’on se le dise, Ç
a tourne est souvent bien moins facile qu’il n’y paraît. Vous êtes globalement toujours à court d’argent et/ou de temps. Mais la difficulté n’est pas toujours présente de la meilleure manière. On doit se battre contre la montre et le budget, certes, valider nos scènes en suivant certaines contraintes, mais par moment, tout le tirage (cartes scènes, problèmes, dès, tuiles décors…) semble nous en vouloir. Avec une combinaison cruelle, les choses tournent au vinaigre sans qu’on ait grand contrôle. À l’inverse, si tout s’imbrique parfaitement de ce côté-là, on roule sur le jeu sans grande impression de mérite. 

   

On ne peut pas évoquer Ça tourne sans faire mention de son matériel. Tout a été ultra brossé dans le sens du thème. La boîte qui se referme comme un clap de cinéma, les règles et leur pur look de script, le thermo en forme de bobine, une générosité qui se retrouve aussi sur le verso du plateau qui permet d’élaborer une intrigue en suivant la trame narrative d’Hollywood, les cartes story board (recto) qui deviennent (au verso) les scènes du film passant de l’esquisse à l’illustration couleur… 

L’auteur est illustrateur, ça se voit, il a une vision originale de son jeu, c’est indubitable. Mention spéciale à la petite double-roue qui permet à la fois de gérer budget et planning, de régler la difficulté en prenant en considération le nombre de joueurs, et sert d’aide de jeu ; elle pourrait presque servir le café que ça ne nous surprendrait pas.

 

Autre détail assez fun, vous pouvez jouer de votre personnage pour imposer un petit délire – aussi inutile qu’amusant – à tous les joueurs, ce qui amène Ça tourne à regarder du côté party game de la chose. Genre, le chef décorateur peut demander aux autres de porter un vêtement ou un accessoire, selon sa guise. La réalisatrice peut exiger que l’on s’exprime de manière plus théâtrale. La star appellera les autres au silence, etc. Ça ne change pas l’issue du jeu, mais nous ramène à sa matière première de façon légère.

 

Ça tourne a le mérite de prendre son sujet au sérieux mais avec humour. Dommage que le gameplay soit un peu répétitif (apparition du problème, assignation des dés, next), et certaines actions plus faibles que d’autres en termes d’impact ou d’intérêt. La difficulté est réelle, parfois un peu injuste, parfois un peu trop coulante, selon les tirages. Allergiques au hasard, changez de film. Reste un coopératif joliment édité, ultra attachant, séduisant par son approche thématique et indubitablement original… mais chez nous, l’envie d’y retourner est un peu restée au muet. Cela n’empêche pas l’éditeur (Keen Bean Studio – la VF étant signée Lucky Duck) de trouver son public et d’avoir même des extensions dans sa besace : Super Hero Story Pack, B-movie Expansion, Murder Mystery… Ça tourne bien pour eux manifestement. 

   

 

 

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3 Commentaires

  1. morlockbob 24/08/2023
    Répondre

    Très bonne surprise que ce coopératif, difficile mais amusant, qui joue avec son thème.

    mais qui est ce JB ?

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