As2Pik : boutik atypik
Dans le parcours d’un joueur, il semble y avoir trois envies récurrentes :
- Marcher dans les allées d’un gros salon (Cannes, Essen, etc)
- Créer son prototype
- Monter sa boutique
La troisième m’a toujours intrigué. Un peu comme ces gamins qui adorent jouer à la console et qui rêvent de devenir programmeurs de jeu vidéo. Une connaissance infographiste m’a rapidement refroidi en m’expliquant ce que travailler dans le monde du jeu vidéo voulait dire. Mais peut-être que dans le monde du jeu de société c’est différent.
J’ai profité d’un jour de pluie pendant mes vacances dans les Landes pour en discuter avec Manon et Benoît qui ont ouvert la boutique As2Pik à Parentis-en-Born fin 2013.
Ça fait plusieurs années que je vais en vacances dans le coin et l’arrivée de cette boutique m’a autant fait plaisir qu’intrigué. Dans la région des lacs on rencontre surtout des familles avec de jeunes enfants ce qui donne un public plutôt éloigné des core-gamers attendus. L’an dernier j’ai poussé la porte de la boutique pendant le marché local en abandonnant femme et enfants 5 minutes. J’ai pris un bain de belles boîtes de jeux et fait mon offrande à Tom Lehman en achetant The City. Petite boite idéale pour les vacances vu son format (petite et en métal), le matériel (des cartes) et ça m’a permis d’initier mon aînée à Race for the Galaxy dans cette version simplifiée au thème plus abordable [NDLR : L’auteur de cet article est responsable d’un guide stratégique pour RFTG, ça ne s’invente pas].
Cette année j’y suis retourné avec la ferme intention d’en savoir plus.
La feuille de personnage
En 2006 Benoît quitte Paris et met de côté ses études après un DEUG de Droit et une licence Science de l’éducation pour lancer une activité de VPC. Il installe sa société As2Pik à Biscarosse Plage. Les joies du stock à la maison, la création du site marchand avec un ami. Et à côté de ça, il anime des séances de jeux de société dans les campings du coin et signe même en 2008 une convention avec Campéole (propriétaire de nombreux campings en France et même ailleurs). À cela se rajoutent des soirées jeux dans les bars une fois par semaine.
Il reprend finalement le chemin des études en 2010 avec une licence professionnelle Gestion et animation ludothèque à Bordeaux. C’est là qu’il rencontre Manon et qu’ensemble ils créeront leur ludothèque en 2012. Pendant tout ce temps, les joies du stock à la maison se poursuivent mais le site internet est finalement arrêté. Ils se recentrent sur les animations. Elles s’enchaînent avec un gros turn-over des joueurs ce qui entraîne fatalement une certaine lassitude à toujours présenter les mêmes jeux. Mais la ludothèque tourne bien.
Petit à petit As2Pik s’associe à d’autres structures : associations parentales, maisons de retraite, service sociaux. La ludothèque consiste en une camionnette remplie de jeux puisés dans le stock de la maison et qui navigue parfois loin de son port d’attache pour des animations ludiques.
L’antre du dragon
À aucun moment ils n’ont envisagé une boutique qui représente l’extrême inverse de leur mode de fonctionnement jusqu’à présent.
Malgré tout pour chaque pancarte « À louer » ils appellent pour rire du loyer demandé. Mais ce jour-là, pour ce local à Parentis, ils n’ont pas rit. Ils vont même jusqu’à visiter les lieux. Cette visite va leur suggérer un « Pourquoi pas » inattendu chez tous les deux. Le local s’y prête particulièrement avec de quoi faire une arrière salle pour les sessions jeux sur place.
En octobre 2013 Manon devient conjointe collaboratrice de Benoît et As2Pik devient une boutique de jeux.
Ils sont solidement ancrés dans le tissu associatif local et leur expertise est toujours demandée pour des animations. Le bouche-à-oreille bat son plein et la boutique est rapidement adoptée. Au point de se poser la question de la réouverture du site de VPC.
Aujourd’hui, contre les pronostics de certains esprits chagrins, la boutique est toujours bien ancrée dans la région, au milieu de la rue Saint-Barthélémy à Parentis. Si vous êtes dans le coin n’hésitez pas à faire un tour vous serez accueilli par Manon ou Benoit qui sauront vous conseiller et répondre à toutes vos questions. C’est le moins qu’on puisse attendre d’une bonne boutique de jeux, mais leur approche par l’animation et le lien social leur donne ce petit supplément d’âme qu’on ne rencontre pas toujours dans les boutiques plus traditionnelles.
La horde
J’ai assouvi d’une certaine manière ma curiosité avec cette histoire mais d’un autre côté je me dis que ce parcours n’est pas le plus typique. Malgré la licence pro Gestion et animation ludothèque… J’aurais probablement besoin d’en discuter avec d’autres boutiques de jeux pour finalement comprendre le processus. On est face à des gens aussi passionnés que le sont les bouquinistes par exemple, à ne pas compter leurs heures et à avoir toujours le bon conseil selon le client et à connaitre leurs articles sur le bout des doigts. Même si je n’ai pas vu une seule boîte de Race for the Galaxy dans la boutique, mais la prochaine extension arrive en fin d’année si tout va bien. Je repasserais vérifier l’été prochain.
Bon, mais la question qui m’intéresse maintenant, et qui m’intriguait déjà l’an dernier, concerne les hordes de touristes l’été face aux quelques (je suppose encore à ce stade) habitués.
Comment une boutique peut-elle répondre à la fois à ce public clairement familial avec des affluences monstrueuses les jours de marchés et tout de même importante les autres jours (même le dimanche), et en même temps tenir avec des habitués moins nombreux hors saison.
Concernant les vacanciers, Manon et Benoît ont l’expertise des animations en camping et autres structures. Des tables hautes dans la rue, des jeux à disposition et ils naviguent entre les tables pour expliquer rapidement les règles et permettre aux gens de se lancer. Ils s’adressent principalement à des non-joueurs et à un jeune public accompagné de leurs parents. Mais les vacanciers des alentours sont très souvent disposés à prendre le temps, c’est probablement les forêts de sapin qui veulent ça. Ou alors les cubis de rosé…
Une fois la saison terminée le repos est le bienvenu et commence une période plus propice aux jeux plus évolués. Enfin c’est moi qui dit ça avec un gros à priori, parce qu’il semble que d’années en années les jeux vendus tendent à glisser vers du familial + et au-delà.
Benoît a derrière lui un peu de compétition au JCC Magic the Gathering. La période d’étude à la fac et le fait d’habiter la région parisienne lui ont largement permis d’en profiter. Mais à Parentis c’est moins facile. Petit à petit, le noyau de fidèles qui se forme autour de la boutique basculera de Yu-Gi-Oh ! à Magic the Gathering. L’éditeur Wizard of the Coast (pas fou) aidant les boutiques à organiser des tournois réguliers toute l’année. Un tournoi chaque vendredi pour plus de 150 numéros DCI crées depuis l’ouverture de la boutique, c’était pas évident. Le tout dans un esprit convivial, c’est pas la compète ici, môssieur. Juste le plaisir de jouer, d’évoluer et de discuter en tapant le carton.
A côté de ça, ils organisent des soirée jeux suivant différentes formules. Actuellement c’est une fois par mois le jeudi soir. Mais ils ne se privent pas de changer de plan selon l’affluence. La communication se faisant directement sur facebook. Le plus dur étant à chaque fois de trouver le thème qui donnera sens à la playlist sélectionnée ou inversement.
Là ça devient sérieux
Nous avons beaucoup parlé avec Manon et Benoît et je n’ai pas retranscrit l’intégralité de ce qui a été dit. Un sujet en particulier était passé à la trappe, tout ça avant que Shanouillette l’évoque dans son édito du 9 septembre :
« Et oui, on n’en parle pas si souvent sur nos sites de passionnés, parce qu’on est un peu entre nous, faut pas se mentir, mais le jeu comme vecteur de communication et de rencontres transgressant toutes catégories sociales, les ludothécaires et autres animateurs de festoches pourront vous en parler des heures ! »
Quand As2Pik n’accueille pas les hordes bienveillantes de vacanciers l’été, la boutique tourne autour d’un noyau de fidèles et de clients locaux occasionnels. Sur le stricte plan relationnel c’est le jour et la nuit. On ne crée pas facilement de complicité en quelques jours de vacances. Par contre, le reste de l’année on tisse des liens avec ces personnes qu’on voit revenir régulièrement. Les tournois en particulier sont l’occasion de « taper le carton » mais aussi de « taper la discute ».
Certains viennent en famille et puisque le jeu s’adresse à tous sans distinction on retrouve les difficultés que peuvent rencontrer de plus en plus de familles en période de crise. Les services sociaux tentent avec leurs moyens de détecter ces difficultés pour mieux les prévenir. Mais les entretiens formels ne sont pas toujours le cadre idéal pour s’exprimer. C’est là que le jeu de société intervient. Avec ses différentes formes (coopération ou confrontation, chacun pour soi ou en équipe, tour par tour ou simultané, gestion ou baston, etc) et ses nombreux thèmes, le cadre est plus propice à des mises en situation déstabilisantes avec malgré tout l’assentiment des joueurs. Le fait de s’asseoir à une table de jeu implique qu’on se soumet à une règle. Ainsi des choses impossibles à verbaliser font corps dans la manière dont on va mener notre partie et selon le cadre dans lequel on évolue. Quelqu’un se retrouvera dans une situation de leader dans laquelle il ne se sentait pas capable à priori et mènera ses troupes à la victoire. Un autre aura des remords à achever un ennemi à sa merci ou au contraire montrera une animosité féroce dans chaque escarmouche, même les moins décisives.
Et donc As2Pik joue parfois ce rôle de révélateur en organisant des séances de jeu en groupe – voire en famille. Pour les observateur de type CAF ce n’est que du pain bénit. As2Pik reste dans son rôle d’animateur de jeux, tout en étant au service de ces familles et des services sociaux en leur apportant un cadre d’échange original avec leur expertise de ludothécaire.
Je reprend les mots de Benoît quand je lui ai proposé d’approfondir cet aspect de son travail :
« Nous intervenons en tant que ludothécaires et non en tant qu’assistantes sociales ou psychologues, que l’on comprenne bien que même si As2Pik créé du lien social et est obligé de le faire pour survivre dans un bled de cette taille, que nous n’empiétons pas sur le boulot des autres et que nous ne nous amusons pas à jouer aux apprentis sorciers. On se contente de faire jouer, ce que nous savons faire et c’est bien de ces situations de jeux que des choses peuvent ressortir, mais notre rôle quand on intervient pour la CAF en tout cas s’arrête à inviter les gens à jouer. »
Le jeu de société est une chose trop grave pour être confiée à des enfants.
Vous n'y croyez pas ?
Si vous en voulez encore, allez en 40
Petite référence aux Livres Dont Vous Etes Le Héros (article à lire ici) et au numéro du département des Landes, bande d’incultes !
Finalement, tenir une boutique de jeux de société c’est pas du tout ce qu’on peut imaginer.
Et ce n’est pas la première fois que j’entends quelqu’un m’expliquer son parcours atypique pour en arriver là. La passion ne suffit pas, c’est un travail de tous les jours. Non, je n’ai pas lu ça dans « Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus ». ^^
Comme Benoît aime à le rappeler sur le site de la boutique :
« À force d’entendre « arrête de jouer et va travailler ! », mon sens de la contradiction fortement développé m’a inéluctablement poussé à faire du jeu mon métier pour pouvoir répondre « je ne joue pas, je travaille ! »
Pour eux le jeu est un vecteur favorisant le dialogue et les rencontres. Mais c’est aussi un moyen de se mettre dans des situations inhabituelles qui mettent parfois à jour des choses inattendues. Ce qui explique pourquoi ils interviennent autant auprès d’enfants à travers les associations de parents, dans les maisons de retraite ou auprès des services sociaux.
Pour d’autres ce sera une vitrine avec en tête l’envie de monter un groupe de figurinistes dans l’arrière-salle. Et finalement chaque boutique a son esprit propre, sa propre vision de ce qu’elle veut véhiculer. C’est ce qui fait qu’en poussant la porte d’une boutique j’ai toujours un regard vers le boîtes mais aussi un regard vers les gens qui sont là.
Platon a dit :
« On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation. »
Perceval aurait répondu :
« C’est pas faux ! »
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atom 03/10/2015
Je me suis régalé a lire ton reportage Embedded :). C’est une belle histoire, avec des humains derrière, des affects, a force de parler d’optimisation, de stratégie on oublie le mot société dans jeux de société. J’ai fait le tour des boutiques Toulousaines, j’ai rencontré des personnes, pas des gestionnaires. dans des ludothéques aussi ou la municipalité supprime des subventions (pour mettre des caméras) alors que ce sont des ludothèques qui permettent de faire du lien, ce sont des organisations qui pour moi sont d’intérêt social et public. malheureusement ça se quantifie pas a la calculatrice. Dans ton reportage c’est aussi cela que l’on ressent, beaucoup d’humanité. Refaire société autour d’un jeu c’est presque rendre le monde meilleur, surtout dans un monde ou l’on se referme sur soi. ^^
Amiral 03/10/2015
Bel article qui donne envie d’aller visiter cette boutique et rencontrer ses propriétaires.
je tire toujours mon chapeau á ces passionnés qui font le grand saut.
Quand je vois le travail et le temps que cela demande, et la concurrence qui existe par les sites de vente en ligne, je dis bravo.
Shanouillette 05/10/2015
+1
c’est vrai que ça donne vraiment envie de les rencontrer ! Merci Djinn pour cette super découverte.
Thierry Lefebvre 04/10/2015
Bravo pour ce bel article qui donne envie de jouer et de partager.
Hannibal 08/10/2015
Merci pour cet article!
Petit bémol, nous n’avons pas de traces de cette citation qu’on attribue faussement à Platon -> http://www.guichetdusavoir.org/viewtopic.php?f=228&t=44987&classement=dossier
Djinn42 08/10/2015
Ah crotte, j’ai participé à un Hoax antique.