► E.D.I.T.O. Du jeu coopératif sur nos tables
On parle d’eux dans la presse généraliste, on leur dédie des festivals entiers (certes, à l’époque où cela existait…), il en sort de plus en plus et pas des moindres (9 jeux sur 12 dans la toute dernière sélection de l’As d’Or) : Le jeu coopératif a depuis quelques années de plus en plus le vent en poupe. Leur augmentation en nombre n’est pas une vue de l’esprit : Il suffit de se pencher sur la base de données de BGG. Elle répertorie en 2010 seulement 147 entrées sur 3477, puis 632 entrées sur 5 000 en 2015 et 1 028 entrées sur 5 000 en 2019.
Mais comment expliquer cet entichement croissant ? Qu’est-ce que le jeu coopératif peut bien avoir de plus que les autres ? Sommes-nous face à un effet de mode ou un profond changement de paradigme ? Les titres coopératifs répondent-ils à un besoin momentané, ou à un grand retour à notre vraie nature d’êtres coopérants ? Sont-ils plus innovants que les autres ? Quels sont leurs écueils ?
Entre auteurs, chercheurs et chroniqueurs de la chose ludique, penchons-nous sur la question.
Un développement quantitatif et qualitatif
Leur nombre augmente de façon exponentielle dans la masse de la production ludique, défrichant des territoires encore inconnus, tantôt jusqu’ici restés sous l’égide de la compétition, tantôt parfaitement vierges. Bref, le coopératif a gagné du terrain. Ainsi le jeu “tous contre un” s’est progressivement mué en “totalement coopératif”. La révolution hybride aura permis à de nouvelles expériences coopératives d’émerger avec le remplacement du « grand méchant » incarné par un joueur, l’Overlord, mais aussi de nouvelles façons d’aborder le rythme et la narration.
De Sherlock Holmes Détective Conseil initialement paru en 1982 à Détective (2018) et sa base de données entièrement sur internet, sans oublier Chronicles of Crime ou Crime Zoom, le jeu d’enquête (coopératif dans sa très grande majorité) et a fortiori leurs nouveaux cousins les Escape Games (Unlock, Exit et consorts) ont tout particulièrement connu un développement extraordinaire ces dernières années.
D’ailleurs, de façon plus transversale, il est clair que dans la coopération, le narratif s’est imposé comme une composante favorisée avec force plateaux-livres (à l’instar de Near and Far ou Aftermath), scénarios (Cthulhu: Death May Die…), campagnes épiques (Gloomhaven, Altar Quest…), Legacy (Pandemic Legacy, Zombie Kidz Evolution…) et d’autres moyens (plus ou moins artificiels) permettant aux protagonistes de partager une fiction commune. Car la coopération, c’est avant tout la mise en partage de l’expérience ludique.
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En effet, on vit en même temps la même histoire, un peu comme une sortie ciné entre amis (vous vous souvenez de ça ?!). Mais ici, les héros, c’est nous. On pourra à l’avenir raviver nos souvenirs avec le même plaisir partagé. “En soi, c’est un levier assez fou de la coopération, je trouve, nous dit Mathieu Rivero, aka Umberling sur le site. Et ce, qu’il s’agisse de narration ou non. On partage les dilemmes, les coups durs, on essaie de résoudre ensemble. Au-delà de la notion de partage de moyens, il y a surtout le vécu créé ensemble, et vécu ensemble !”.
“J’aime énormément « partir à l’aventure » avec mes amis avec des jeux qui parfois flirtent avec le jeu de rôle – clairement la quintessence du jeu coopératif, nous écrit Astien, chroniqueur sur le site. Alors, il n’y a plus de table de jeu ni de personnes assises autour d’une table mais des aventurier/ières dans un monde, et une bulle se crée. Pour moi, les souvenirs qui ressortent de ce genre de sessions sont beaucoup plus marquants que lors de jeux compétitifs où gagner est toujours satisfaisant mais ne reste pas si gravé dans les annales. Alors que terrasser un monstre ou sauver une population en détresse avec mes compagnons de jeu, là c’est tellement épique ! Là, il y a du souvenir, car tout le monde le vit de la même manière, pas forcément avec la même intensité, mais les gens partagent vraiment quelque chose de commun”. C’est la force de la fiction partagée que de se créer une mythologie originale et commune.
On traversera les mêmes épreuves, et pour faire face, on progressera ensemble en partageant nos perspectives et stratégies : “Avec le coop, on fait facilement don de sa botte secrète et inversement, si on sait apprendre des autres, on s’améliore. Cela mène à des débats intéressants. C’est ce qui fait je place le coop en général au-dessus des compétitifs” nous dit Benoit, aka Groule sur le site.
Co-operare : travailler ensemble.
Le terme aurait été forgé dans la première moitié du XIXe siècle par le théoricien socialiste britannique Robert Owen pour désigner une forme d’organisation des activités humaines dans le domaine économique.
Nombreux sont désormais les ludistes à placer le jeu coopératif au-dessus du jeu compétitif. Il est vrai que c’est un réflexe assez naturel que de confronter les deux systèmes, dans un monde où le modèle général est celui de la compétition, longtemps érigé comme un dogme nécessaire et indiscutable, malgré des implications désastreuses et une incapacité manifeste à apporter la paix à l’échelle collective comme individuelle. Face à ce constat, partout la coopération gagne du galon, même dans les milieux pourtant très concurrentiels, tels que la sphère de l’entreprise où l’on parle d’“intelligence collective”, “coopératives”, “coworking” et de “désilotage”.
« D’un point de vue objectif, les êtres sociaux sont toujours collectivement plus efficaces par la coopération que par la compétition solitaire » écrivait en 2011 l’économiste Jacques Généreux dans L’autre société. La capacité à coopérer, y compris de façon ouverte et à très grande échelle, est décrite aujourd’hui par certains historiens comme ce qui a fait le succès de l’homo Sapiens face aux autres espèces, même face aux autres espèces humaines. Les Néandertaliens n’auraient par exemple jamais chassé en s’associant avec des bandes voisines tandis que Sapiens, lui, aurait vite compris l’intérêt de la coopération pour parvenir à encercler des troupeaux entiers d’animaux (et là on pense fort à l’expérience proposée par Paléo, imaginée par l’archéologue Peter Rustemeyer !). L’attrait pour la coopération serait également ce qui a poussé Sapiens, il y a des milliers d’années, à s’initier aux activités du commerce… C’est à cette même époque que l’on date les premiers objets d’art de l’histoire de l’humanité.
Sapiens t.1 – la naissance de l’humanité. p62 – Extrait du livre de Daniel Casanave, David Vandermeulen, Yuval Noah Harari Replier.
La capacité à coopérer et à communiquer de l’homo Sapiens ou les éléments clefs de la révolution cognitive.
Sans être la chasse gardée des anti-capitalistes ou des profs de gauche, la coopération serait donc un élément constituant de notre espèce, une qualité intrinsèque qui lui aurait permis bien des réalisations, magnifiques comme terrifiantes.
Pour revenir à notre hobby, coop et compét se nourrissent sans cesse l’une l’autre. Bon nombre de titres coopératifs s’inspirent et transmutent des expériences compétitives, tandis que de plus en plus de compétitifs offrent un mode coop. Et entre les deux jaillissent tous les game design “semi coop”, avec traîtres potentiels (Dead of Winter, Nemesis, Battlestar Galactica, etc), mais aussi les coopétitifs, ces jeux où confrontation et collaboration s’emmêlent (comme Co2, Crisis ou Cerbère) sans oublier enfin ce qu’on pourrait appeler les “faux compétitifs”.
Antoine Bauza (auteur de 7 Wonders, Ghost Stories, Hanabi…) nous affirme : “Moi, j’ai la conviction de n’avoir fait que des coop ou des faux compétitifs. Un faux compétitif, c’est un jeu où au final, tu te fiches pas mal de qui gagne ou qui perd. L’important, c’est le voyage (Tokaido), l’histoire qu’on se raconte ou le plaisir et la satisfaction de ce qu’on a construit (7 Wonders).”
L’autre loi de la jungle
“Quand je pense ‘coop’, je pense immédiatement ‘ensemble contre’.” nous dit Flora, aka Tiecalys sur le site. Voilà qui souligne l’origine même des compétences coopératives. En effet, à l’état naturel, plus un environnement est hostile, plus l’entraide émerge. C’est L’autre loi de la jungle, celle du plus apte : le plus fort est en fait celui qui s’adapte et coopère le mieux, contrairement à ce que certains philosophes ont essayé de faire dire aux écrits de Darwin. On le sait aujourd’hui, en observant tout l’éventail du vivant, la compétition est un luxe qui peut avoir lieu uniquement en milieu prospère. Les animaux, les plantes, même les bactéries démontrent depuis des millions d’années d’innombrables formes de coopération à l’état naturel, leur permettant un vivre-ensemble constructif et profitable, et ce tout particulièrement quand l’environnement devient inhospitalier !
Et quoi de mieux qu’une table de jeu pour simuler un environnement menaçant ? Quand on sait mettre en présence un contexte fort et un objectif commun via un système instaurant une certaine tension ou même une pression sur le groupe, rien de plus naturel, les humains s’unissent et laissent parler leurs compétences innées pour la coopération. Interconnaissance, improvisation, innovation, ajustement, échange, partage,… Les outils de nous autres Sapiens sont nombreux, fascinants, et fédèrent d’emblée tout le monde autour de la table. Et plus le défi est corsé, plus la coopération se renforce, et ce dès le plus jeune âge. Pat Broadhead de l’université de Leeds Beckett a étudié la chose auprès d’enfants d’âge préscolaire et ses constats laissent en effet penser que plus la tâche est complexe, plus la coopération s’affirme et se consolide.
À la rencontre d’un vaste public
D’ailleurs, puisqu’on parle d’eux, le jeu coopératif serait tout particulièrement adapté aux plus jeunes d’après plusieurs études. Non pas qu’ils soient incapables d’apprécier un jeu compétitif, mais les recherches tendent à démontrer que les éléments de compétition ont tendance à leur passer un peu au-dessus de la tête étant donné, entre autres, leur capacité de mémoire de travail (Priewasser, Shmidt). Résultat : on pourra soit leur proposer un jeu compétitif très simple soit un jeu de société coopératif qui pourra être plus complexe. En outre, il est intéressant de souligner qu’une autre étude de 1994 (Bay-Hinitz) démontrait que les enfants étaient moins agressifs et plus enthousiastes après des jeux coopératifs qu’après des jeux compétitifs !
D’autres recherches expérimentales suggèrent que le jeu coopératif encourage la générosité (Toppe, 2019). Le jeu coopératif pourrait également contribuer à renforcer la confiance entre les joueurs, enfants comme adultes (Blake, 2015, Keil 2017). Prendre position, écouter, peser les arguments, le pour et le contre, trouver le chemin le plus efficace, et parvenir à une décision commune sont des habiletés renforcées dans le cadre coopératif (Domberg, 2016, Strom et Barolo 2011) exactement comme le mentionnait l’ami Groule en début d’article.
De quoi fortement intéresser parents et pédagogues, mais pas que ! “En tant qu’autrice, dès que je veux faire un jeu pour enfant, je me dirige systématiquement vers le coopératif. Je pense qu’offrir aux enfants un maximum de situations coopératives peut contribuer à former des mentalités moins individualistes, plus ouvertes, tolérantes et solidaires. Accessoirement, ce type de jeu permet aussi d’apprendre à l’enfant à accepter de perdre, la défaite partagée est tellement moins frustrante ! Et enfin, pour moi, c’est un plaisir de développer un jeu coopératif car c’est très souvent un challenge intéressant au niveau de l’équilibrage.” nous dit Annick Lobet (autrice de Zombie Kidz/Teenz Evolution).
Bien sûr, au-delà du public enfant, toutes les qualités inhérentes au coopératif en font un tremplin de choix pour découvrir les plaisirs du hobby. “Le coopératif va naturellement dans le sens de l’ouverture du jeu de société au plus grand nombre. Parce qu’on peut jouer avec tous types de joueurs. Parce qu’on peut enseigner les règles en jouant. Parce qu’on peut être plus facilement flexible pour que tout le monde les intègre bien, ce que ne permet pas tellement la compétition. En général quand je propose une session de jeux à des non-gamers, ils choisissent plutôt des jeux coop, j’ai remarqué ça,” nous confie Cyril E (aka CyrilCyrilCyril sur le site).
Même sentiment pour Christian Lemay, fondateur de la maison d’édition Le Scorpion Masqué, qui compte à son catalogue des coopératifs de renom comme La chasse aux monstres, Zombie Kidz Evolution ou Master Word. Non seulement le coopératif a un côté engageant, rassurant, mais il permet surtout de séduire de nouveaux profils, un argument de poids pour toute maison d’édition. “Au-delà de tout ce que tu as déjà pensé ou entendu sur « la peur » que certaines personnes ont de la compétition (d’avoir l’air idiot, de pas être à la hauteur, etc), et donc que les coop leur permettent de passer outre leur crainte de mal paraître sur un jeu compétitif – j’en ai rencontré ! –, le jeu coop permet de varier les plaisirs, apporte un nouveau souffle et donc peut rejoindre de nouvelles sensibilités.” nous dit-il.
Richesse des propositions
Et vous aurez aujourd’hui l’embarras du choix question pression à mettre sur votre groupe, quelles que soient vos attentes et affinités. Pandemic vous propose de sauver le monde, Gloomhaven de grandir ensemble à travers l’exploration de donjons mal fréquentés, TIME Stories de vous la jouer mission Code quantum, The Crew de communiquer à travers vos combi d’astronautes dans le vide intersidéral, Robinson Crusoe de ressembler au Tom Hanks de “Seul au monde”, Aeon’s End de combattre une redoutable nemesis magique, The Mind de lire dans l’esprit de vos compagnons, Sherlock Homes Détective Conseil de résoudre un crime holmésien, Kosmopoli:t de gérer un restau où personne ne parle la même langue au moment du coup de feu…
“Pour moi, le coop a commencé avec le Seigneur des Anneaux de Reiner Knizia. La partie après quelques défaites où on a enfin jeté l’anneau au Mordor, et où le groupe a vaincu, m’a presque procuré le même effet libérateur que lors de la lecture du livre.” nous dit Natosaurus.
Le Seigneur des Anneaux du docteur Knizia, publié en 2000, a en effet ouvert cette fantastique brèche, et influencé un nombre conséquent d’opus par la suite. On y trouve la Communauté qui tente d’atteindre la Montagne du Destin et de détruire l’Anneau et cette forte imprégnation scénaristique, avec la fameuse phase d’événement suivie d’une phase d’action des joueurs… Bon nombre de jalons sont déjà posés, pour beaucoup repris et twistés par la suite.
Cela dit, il aura fallu du temps pour que de nouveaux titres majeurs s’imposent dans son sillage et pour que le coopératif démontre tout qu’il avait sous le pied. Il faut dire qu’à l’époque, le jeu de société avait un rythme de parution beaucoup moins frénétique qu’aujourd’hui ! C’est donc cinq ans plus tard, que Les chevaliers de la table ronde (avec son potentiel félon et les limites sur la communication) et les Rory’s Story Cubes commencent à ouvrir de nouvelles portes. Puis, 2008 fut sans nul doute une année charnière pour la coopération : la première édition de Pandemic, de Matt Leacock, arrive aux US cette année-là, en même temps que Space Alert, la même année, sans doute moins mainstream mais ô combien fun avec sa bande son (par Vlaada Chvatil, bien sûr), sans oublier le génial Ghost Stories (Antoine Bauza), l’un des premiers tower defense coopératifs ré-édité dernièrement sous le nom de Last bastion. Difficile de citer tous les coopératifs qui ont compté, mais difficile d’écrire un article sur la coopération sans mentionner ceux-ci. Et pour être plus exhaustive, cette sacrée année 2008 aura aussi vu naître un monument culte de la “semi-coopération”… Battlestar Galactica et son atmosphère paranoïaque souvent imitée, rarement égalée !
“Je suis assez fâché avec le terme de jeu semi-coop, jeu avec félon, où nous sommes à l’opposé de la coopération, où la méfiance est de mise. Bien sûr, ces jeux peuvent être très bons, mais il ne s’agit pas du tout de coopération à mon sens, bien au contraire,” nous dit Julien Prothière, auteur de nombreux jeux coopératifs (Kréus, Dream On, Roméo & Juliette, La marche du crabe, Kosmopoli:t). “Un jeu coop, c’est pour moi un jeu où les joueurs cherchent ensemble des solutions. Ils sont invités à penser que l’autre, la relation à l’autre est indispensable à la réussite. Il ne doit pas y avoir de doute là-dessus, les joueurs ont un objectif en commun et ils donneront tout pour l’atteindre.”
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Quand le jeu de société moderne coopératif est-il né ?
Les premiers jeux de société modernes coopératifs naissent aux US.
Si l’on remonte le temps, c’est encore une fois… le Monopoly qui apparaît ! Ou plutôt The Landlord’s Game, qui en est en quelque sorte son prototype.
Connu aujourd’hui de tout le monde, souvent honni par les ludistes, ce jeu initialement imaginé en 1903 est d’abord exploité commercialement par Parker Brothers qui rachète les droits originaux à son autrice, Elizabeth Magie, en 1936. Cette dernière les cèdera pour une bouchée de pain, ne souhaitant pas faire d’argent avec sa création, mais avant tout diffuser son message, une vive critique politique de la société : « c’est une démonstration pratique du système actuel d’accaparement des terres avec tous ses résultats et conséquences habituels », a-t-elle écrit dans un magazine politique.
Mais le saviez-vous ? Le jeu avait deux règles à l’origine : un gameplay compétitif et un… coopératif.
Ce dernier, fidèle à la philosophie de son autrice, était un outil pédagogique destiné à démontrer que la coopération était moralement supérieure à la compétition.
En 2010, on comptait 275 millions d’exemplaires du Monopoly écoulés à travers le monde via la société Hasbro. Ce n’est évidemment pas sous le gameplay coopératif que le jeu a été commercialisé, comble de l’ironie pour la progressiste Lizzie Magie qui le pensait supérieur. Une autrice militante longtemps rayée de l’histoire de cette folle success story au profit de Charles Darrow qui s’attribuera durant des années les crédits (dans tous les sens du mot) du jeu…
Dans les années 50, paraissent outre Atlantique des versions coopératives de jeux télévisés : Beat the clock et I’ve Got a Secret.
Dans les années 70, une grande mode de jeux coop voit le jour. L’enseignant Jim Deacove publie le jeu coopératif Together en 1971, jeu dans lequel les enfants travaillent ensemble pour résoudre les problèmes mondiaux, environnementaux, politiques et relationnels présentés de manière simplifiée. Jim Deacove fonde Family Pastimes en 1972 à Perth, en Ontario, en se concentrant exclusivement sur les coopératifs. Family Pastimes en édite plus d’une centaine, y compris le jeu populaire de Max the Cat où les joueurs sont des souris qui tiennent à distance un chat agressif en lui offrant du lait et d’autres sources d’apaisement. L’entreprise détient également la trademark de l’expression “jeu coopératif”.
En parallèle, naît bientôt un autre jalon majeur de l’histoire ludique moderne et source d’inspiration fondamentale pour le jeu de société : le jeu de rôles bien sûr, qui a imaginé un gameplay narratif et coopératif avec maître du jeu dès les années 70 avec la première parution de Dungeons & Dragons en 1974 par les américains Gary Gygax et Dave Arneson (photo ci-dessous).
En 1976, Ken Kolsbun et Jann Kolsbun fondent Animal Town en Californie et imaginent des jeux coopératifs tels que Save the Whales où les joueurs sauvent huit baleines menacées d’extinction par des marées noires et autres bateaux de pêche, mais aussi Nectar Collector et Dam Builders (photo ci-dessous).
Les années 80 : de l’ambition narrative
The Wreck of the B.S.M. Pandora est un coopératif publié par Simulations Publications Inc en 1980 qui simule la course contre la montre des membres de l’équipe de recherche biologique pour réparer leur vaisseau spatial endommagé avant que le système du vaisseau ne s’arrête net (un avant-goût du futur Space Alert ?). La même maison édite cette année-là également Time Tripper un jeu pour 1 à 4 joueurs dans lequel chaque joueur contrôle un GI américain de l’époque de la guerre du Vietnam qui manipule de façon erratique le flux temporel et se voit transporté vers une bataille importante dans le passé ou le futur… Des jeux SF qui peuvent aussi se pratiquer en solo salués par les magazines spécialisés de l’époque.
Puis, Sherlock Holmes Détective Conseil de Gary Grady, Suzanne Goldberg et Raymond Edwards fut sans doute un des premiers titres coopératifs très marquant de l’histoire moderne du jeu de société. Les joueurs doivent résoudre des énigmes criminelles en compétition bienveillante avec Sherlock Holmes himself. Paru aux États-Unis de manière confidentielle en 1981, puis de manière plus large en 1984 chez Sleuth Publications, le jeu sera distribué en français par les Éditions Descartes dès 1985.
L’année suivante, on notera aussi l’édition de Le Verger, le fameux, chez Haba, encore pratiqué aujourd’hui, sorti initialement en 1986.
Dans les années 90, le coop tente de nouvelles choses. Minion Hunter est un jeu de société publié à l’origine en 1992 par Game Designers’ Workshop en conjonction avec leur jeu de rôle Dark Conspiracy. Star Trek : The Next Generation Interactive VCR Board Game se déroule dans l’univers de Star Trek comme on pourrait s’en douter (1993). Lui aussi fera penser à Space Alert mais pour d’autres raisons puisqu’il se base sur une cassette vidéo qui tourne en permanence pendant la partie, déclenchant des événements qui se combinent avec le jeu. La vidéo elle-même contient des séquences originales filmées sur les véritables plateaux de Star Trek : The Next Generation aux studios Paramount !
N’oublions pas le fameux Warhammer Quest, un jeu de plateau d’aventure et de donjons publié par Games Workshop en 1995. Lui succèdent HeroQuest et Advanced HeroQuest (1989) qui se déroulent dans le monde fictif de Warhammer Fantasy.
Quelques années plus tard (2000) viendra celui que tout le monde citera : Le Seigneur des Anneaux de R. Knizia !
Les écueils du coop
Bien sûr, le genre a aussi ses détracteurs. Qui dit coopération dit souvent dosage de la difficulté. Trop facile, un coopératif ne donnera pas ce petit goût de reviens-y si essentiel. Trop difficile, il pourra décourager. C’est pourquoi on trouve souvent dans les coop une difficulté ajustable : le plus satisfaisant reste sans doute de gagner, oui, mais sur le fil. Un arc de tension-résolution pas toujours évident à mettre en place !
Autre obstacle : ceux qui n’aiment pas les coopératifs préfèrent en général avoir à faire à une réelle intelligence humaine pour se challenger. Plus riche, potentiellement moins prévisible, elle donne lieu à plus de satisfactions, quelle que soit l’issue. “Ce que je préfère dans les compétitifs c’est la possibilité de monter une stratégie en secret et le sentiment d’accomplissement quand l’adversaire l’a pas vu venir et qu’elle réussit. Mais c’est valable pour l’adversaire aussi, le fait de pas voir venir et quand enfin, on tilte sur ce qui est en train de nous tomber sur la binette, et se dire, ouille je vais morfler, est-ce que j’ai encore un moyen d’éviter ça, ou au moins de minimiser les dégâts, etc” témoigne Cyril E.
Mais le principal reproche qui est le plus souvent formulé à l’encontre des coop, c’est évidemment l’effet leader (cf la BD de Nem). Qu’en pensent les game designers ? Petit tour de la question…
Pour Annick Lobet, “effectivement, pour qu’un jeu coopératif prenne toute sa saveur, il faut un groupe assez homogène où chacun va pouvoir apporter sa pierre, où personne ne va être tenté de prendre le contrôle du jeu et imposer ses décisions. Mais n’est-ce pas un défaut imputable aux joueurs plutôt qu’au jeu lui-même ? Personnellement, je ne cherche pas systématiquement à contrer cet effet lorsque je crée un coopératif mais ça pourrait être une excellente contrainte de base pour réfléchir à un mécanisme !”
Pas d’effet leader dans Yokai puisqu’on ne communique jamais directement
“En réalité, un écueil important selon moi du jeu coopératif est que les joueurs ne comprennent pas l’intention du jeu.” précise Julien Prothière. “En fait dans cette histoire de joueur alpha, on a surtout une question de jusqu’où l’intention d’un jeu peut s’écrire dans une règle, qu’est-ce qu’en tant que joueur je veux/peux accepter pour vivre l’expérience du jeu la plus poussée possible. Dans un jeu compétitif, nous n’avons pas ce problème car l’autre qui est mon adversaire me surveille et m’empêche d’interpréter la règle à ma manière.”
Pour Antoine Bauza, le problème du leader, c’est 50% une question de joueur, 50% une question de jeu. “Bien sûr, faut y penser mais ton boulot de game designer c’est pas de dire “je ferme toutes les barrières”. Pour moi, c’est une règle tacite, quand tu joues, t’es là pour que tout le monde s’amuse ; dans un compétitif on écrit pas dans les règles « même si vous avez déjà perdu, faut jouer le jeu jusqu’au bout s’il vous plaît ». Bien sûr, tu peux donner réponse à ce problème en termes de game design pour le limiter. Dans Ghost Stories, c’est par le niveau de complexité et surtout par l’aléa. On voit tout, on a toutes les infos, c’est pourquoi l’aléa des dés est si essentiel car, sans lui, tu peux tout planifier et t’as plus qu’à dérouler,” explique-t-il.
Selon Manuel Rozoy, “l’effet « leader » n’est pas un problème en soi, car dans ce cas, cela reviendrait à dire que l’être humain est le problème. Il y a des comportements « leader », c’est donc à prendre en compte dans un design. Et c’est justement ce qui est intéressant dans le design de jeu de société : parvenir à embarquer des joueurs dans un micro-système, un monde miniature pendant lequel ils devront se plier à certaines règles, pour parvenir à prendre du plaisir ensemble. Certains vont avoir « naturellement » des comportements de leader, il faut donc donner à d’autres le pouvoir de s’exprimer autrement. Il existe pas mal de petits mécanismes pour pallier cet effet : changer de premier joueur à chaque tour demeure le plus simple. Et puis si le jeu n’arrive pas à limiter les comportements trop envahissants d’un joueur, c’est peut-être le signe que la personne est tout simplement lourde et qu’il serait bon de trouver un partenaire de jeu plus à l’écoute ! ;-)”
Cachez ce solo que je ne saurais voir
À battre en brèche ou à exploiter, l’effet leader était déjà pointé du doigt dans Collaborative games: Lessons learned from board games de Zagal, José; Rick, Jochen; Hsi, Idris (paru en mars 2006).
Ces chercheurs (qui s’étaient tout particulièrement penchés sur le cas du Lord of the Rings de Knizia, considéré comme la quintessence du jeu de société coopératif – cf image ci-dessous) avaient établi que pour qu’un jeu coopératif soit satisfaisant il fallait surmonter trois difficultés : faire en sorte que les joueurs s’investissent dans le résultat final et que ce résultat soit satisfaisant (l’échelle de scoring finale n’est à ce titre pas toujours très excitante) ; faire en sorte que l’expérience varie et que le défi évolue (on peut voir venir les jeux à scénarios et autres expériences Legacy !), et surtout, éviter que l’expérience du groupe dégénère en une session où un seul joueur décide des actions de tout le monde.
À ce titre, le fait qu’un coopératif donnera forcément un bon jeu solo est un autre a priori assez courant. Pour Groule, grand amateur de la chose solo et de coopération, c’est pourtant tout le contraire : “Les jeux coop donnent en général de moins bons résultats lorsqu’ils sont joués en solo, en comparaison aux jeux compétitifs. La raison principale de ce manque d’intérêt selon moi est la suppression de l’interaction, qui fait bien sûr le charme des jeux coopératifs. On se résigne souvent à simuler deux joueurs, en mode « bouh, je n’ai pas d’amis ». La mention « 1 à X joueurs » sur la boîte est bien souvent une formalité marketing. On gribouille une réglounette vite fait pour le solo, et ça ne tient pas la route plus d’une partie. Pour moi, ils manquent clairement d’innovation ou d’investissement sur le game design à ce niveau-là. Cela dit, beaucoup de gens apprécient le « two handed solo ».”
D’ailleurs, pour l’auteur David Turczi, passé maître dans l’art du mode solo (Trickerion, Teotihuacan…), seul un type bien spécifique de coopératif donnera un matériau favorablement déclinable en solo : “En coopération, il y a les jeux de coordination/communication (The Mind, Hanabi), en temps réel (Kitchen Rush, Space Alert), ou tous les jeux sur la physicalité qui sont amusants parce que vous interagissez avec d’autres personnes à travers des limitations inhabituelles. Si certains peuvent être adaptés en solo, la plupart nécessitent d’autres personnes pour en profiter pleinement.
Il y a les jeux à agencement unique (comme Pandemic, Kingdom Rush, Robinson Crusoé) où les joueurs contrôlent « une équipe », mais où techniquement n’importe qui peut contrôler n’importe quel nombre de pions, ou prendre la décision pour tous les joueurs. Ces jeux sont en fait meilleurs en tant que jeu solo si vous êtes là pour la réflexion et non pour l’aspect « discuter avec d’autres personnes de la stratégie ».
Les jeux de coopération multi-agencement sans traître(s) (Spirit Island, Mage Knight, Gloomhaven) ont tendance quant à eux à bien s’adapter entre le multijoueur et le solo, puisque le joueur solo peut manipuler les pièces de tout le monde (ou utiliser un seul pion), mais dans un environnement multijoueur, les joueurs sont tous guidés et encouragés à gérer leur propre puzzle en interne tout en coopérant vers un objectif à long terme.”
À lire : Solo is beautiful
Conclusion
Si la coopération prend de plus en plus de place dans le paysage ludique qualitativement et quantitativement depuis quelques années, son ADN plonge en réalité ses racines au cœur d’une longue histoire fondamentalement humaine. On a pu voir comment la coopération éveille en nous des compétences naturelles. De fait, elle sait capter instinctivement les enfants, mais aussi bien au-delà de ce public. Du Seigneur des Anneaux de Knizia aux Escapes Games, il est indéniable qu’elle a ouvert les portes du hobby, à l’assaut d’un auditoire grandissant en quête d’autres sensations. Entre le puzzle game qui joue sur l’optimisation des actions, le gameplay qui vous pousse à repenser la communication ou la coordination, ou celui qui, petit cousin du jeu de rôles, est avant tout là pour vous plonger dans une fiction interactive (et toutes les combinaisons possibles entre ces trois grandes familles), la coopération n’a de cesse de proposer de nouvelles expériences de plus en plus variées et ambitieuses.
Si l’effet leader est souvent le contre-argument principal, on s’aperçoit qu’il peut facilement être rendu caduque dès lors que l’intention du jeu est bien saisie par tous à la table – si tant est que le jeu ne règle pas le problème de lui-même (communication limitée, etc). Malgré tout, d’aucuns préfèrent la compétition à la coopération, qui seule leur permet de se surpasser pleinement. Cela dit, il serait dommage de penser que l’un exclut l’autre tant les deux peuvent se nourrir dans la pratique comme dans la théorie. On l’a dit, avoir questionné le système compétitif tout en s’enrichissant de ce qu’il avait imaginé permet bien souvent à la coopération d’arborer une dimension créative (révolution hybride…). Du reste, les échanges réciproques entre les deux systèmes et les deux logiques donnent aussi lieu à un terreau particulièrement fertile pour la recherche de gameplays inédits (coopétitif, etc).
Les tables de jeux de société font partie de ces trop rares bulles où la coopération est pleinement nommée et encouragée, à la fois en tant que principe et en tant que valeur, avec cette promesse d’impliquer tout le monde jusqu’au bout de la partie. Dans un coopératif, l’hétérogénéité autour de la table est nécessairement accueillie voire exploitée. Célébrant les complémentarités, la coopération facilite les échanges et génère un climat propice à la création de liens. Sans aller jusqu’à dire que son avènement est le signe de lendemains heureux pour une société plus humaine (même si nous aimerions bien pouvoir y croire !), il nous rappelle que l’apprentissage de la coopération dans un système compétitif dominant reste un moyen concret d’éprouver cette possibilité, qui n’est ni utopique ni contradictoire avec notre nature profonde.
► QUELS SONT LEURS COOP PRÉFÉRÉS ?
Nous avons interrogé quelques auteurs et autrices de renom !
Antoine Bauza : “The Mind, le plus fort game design des dix dernières années. Pour moi, il enterre Hanabi, on y retrouve l’expérience que je voulais faire, mais ici, il y a vraiment une règle et avec des choses encore plus fortes à la table, c’est un jeu comme tu en as pas souvent !”
Elizabeth Hargrave : “Je n’aime pas choisir des favoris, mais les personnes qui aiment mes jeux sur le thème de la nature devraient absolument découvrir Endangered de Joe Hopkins. Les joueurs travaillent ensemble pour sauver des animaux en voie de disparition comme les tigres et les loutres de mer. Le jeu fait un excellent travail de tissage d’informations sur les menaces très réelles auxquelles sont confrontés ces animaux, tout en laissant le jeu passer en premier. Le fait de lancer des dés pour savoir si vous devrez retirer des animaux de la carte génère un sentiment de tension accru !”
Mat Leacock : “J’aime beaucoup Magic Maze. J’aime le fait qu’il commence de manière assez simple et qu’il présente un long chemin sans heurts de difficulté croissante. À la fin, les défis sont incroyables.”
Marie Fort : “Time stories. C’est un des seuls jeux qui me fait lâcher prise, et où je ne réfléchis pas au pourquoi du comment ils ont créé ça ou encore ça (défaut professionnel ?! ^^). C’est une immersion totale où je me plonge et où je me laisse guider. Bref, une magnifique œuvre narrative que j’ai plaisir à partager avec Wilfried et des amis de longue date.”
Jerry Hawthorne :“Mon jeu coopératif préféré de tous les temps a été jusqu’à présent Clank Legacy Acquisitions Inc.
J’adore le Clank normal, mais la version Legacy est tellement bonne !”
David Turczi : “Space Alert et Spirit Island sont mes choix, pour aller dans des directions complètement différentes. Tous deux sont assez lourds et complexes, mais l’un me donne l’impression d’être plus malin que les gros Euros compétitifs, mais dans un cadre coopératif, tandis que l’autre me fait vivre sa narration frénétique de manière parfaite et innovante grâce à l’aspect planification en temps réel.”
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À lire aussi :
- Cooperative board games for kids (www.parentingscience.com)
- Mémoire professionnel : Influence des jeux coopératifs et de leurs mises en commun sur les représentations des valeurs de coopération, de respect et de responsabilité chez l’enfant (Céline Aymon & Sophie Perroulaz)
- La coopération dyadique entre enfants de 5-6 ans : effets de la complexité cognitive et de l’activité motrice sollicitées par les situations de résolution de problème (Dominique Herbé, Hélène Tremblay, Pascal Mallet) cairn.info
- Mécanique du jeu : coopération totale par Umberling
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Groule 28/04/2021
ça se boit comme du petit lait. Merci 🙂
Il y a tant à raconter sur le sujet !
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Les coop’, c’est la vie…
Shanouillette 29/04/2021
Merci 🙂
Flemeth 28/04/2021
Un autre effet néfaste du jeu coopératif, en plus de l’effet leader, est l’ostracisation possible d’un joueur au sein du groupe, parce qu’il a fait un choix considéré comme mauvais. Il m’est personnellement arrivée de me faire pourrir par mon groupe dans un The Crew, parce que je jouais moins tactique que les autres. Ce n’est pas très agréable et ça peut prendre des proportions désastreuses, notamment dans un groupe d’enfants, dans lequel un petit joueur se fera montrer du doigt et outrageusement critiquer par les autres… tout l’inverse donc de l’effet attendu d’un jeu coopératif et -normalement- bienveillant.
Shanouillette 29/04/2021
The Crew est pensé pour un public suffisamment expérimenté pour s’y retrouver dans les conventions de jeux de plis, ce qui n’est pas quelque chose d’inné, c’est l’une des raisons pour laquelle il a été placé en catégorie Expert au spiel comme à l’As d’Or. Pour aider, il a été pensé avec des missions graduelles histoire que le groupe apprenne ensemble à jouer. On en revient ici pleinement à la notion de compréhension/acceptation par tous de l’intention du jeu.
Fredovox 29/04/2021
Remarque très pertinente en effet
Flemeth 29/04/2021
Complètement d’accord avec toi sur The Crew. Sur un jeu enfant, voir des petits camarades se jeter la pierre est plus gênant. Je suis très fan des jeux coopératifs mais je n’aurais jamais imaginé une telle situation avant d’en être témoin. C’était juste une petite remarque que je trouvais pertinente.