L’art de la Tapestry

Parce que j’ai atteint un haut niveau de souplesse à force de Pilates, j’ai réussi à esquiver la majeure partie du buzz autour du dernier Stonemaier. Je dois commencer par avouer que je ne suis pas ce qu’on appelle une fan de Stonemaier. Si vous m’autorisez, une fois n’est pas coutume, une once de provocation, je vous dirais tout de go que Scythe est sexy surtout grâce à Jakub Rozalski, et que c’est un faux 4X plein de contraintes pénibles dans lequel je n’ai pas tant envie de revenir. Wingspan est tout à fait charmant, mais reste un jeu de construction de moteur à l’ADN classique où chacun garde le menton conglutiné sur son plateau personnel. Je ne vous ferais pas l’affront de parler de Charterstone, je ne tire pas sur les ambulances. Je sais, je sais… Ces jeux ont trouvé leur public, convaincu le monde entier à commencer par des reviewers triés sur le volet. Mais je n’en fais pas partie.

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Défaisons la tapisserie

 

Alors Tapestry…? 

Entre jeu de civilisation et jeu de construction de moteur, il réussit le tour de force de proposer un livret de règles de seulement 4 pages. C’est incroyablement court, merveilleusement court, ridiculement court. Autrement dit, on a eu recours à internet à plusieurs reprises lors de notre partie, certains éléments des cartes « Fresque » et des fiches de civilisation laissant plusieurs interprétations possibles.

 

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Un jeu Playmobil

 

Cette première marche extraordinairement peu haute, peut s’avérer un atout indéniable pour le jeu mais me laisse néanmoins un petit goût d’inachevé. C’est une volonté, celle d’amener un jeu ambitieux au plus grand nombre, quitte à ce qu’il y ait des erreurs de règles. L’édition est aux petits oignons pour ce qui est de l’esthétisme (d’ailleurs malgré le gloubi-boulga des civilisations, l’ensemble parvient à ressembler à quelque chose !), avec une qualité matérielle hyper poussée (fiches plastifiées, figurines peintes, etc). Plus de précisions et de soin dans l’accompagnement du joueur aurait été possible. Pourquoi pas avec des petites icônes pour préciser des détails sur les cartes Tapestry et les fiches de civilisation. Par exemple, les effets « one shot » ou permanents sont généralement différenciés par une icône de sablier ou de flèche. Ici rien. Autre exemple, la mer est présentée comme un terrain dans les règles, mais ne l’est pas pour la civilisation des Isolationnistes, cela aurait été bien de le préciser quelque part (à noter que ce problème-là n’apparait pas dans la version originale du jeu). Nous avons ainsi buté sur plusieurs questions et plusieurs erreurs lors de notre partie découverte. (Pourtant, nous ne sommes pas tout à fait des lapins de 6 semaines alors j’imagine des débutants qui se lancent…).

 

En piste(s) ! 

Le jeu propose un système d’actions original, agréable et facile d’accès. Au final, vous aurez une fenêtre de choix assez réduite et une question principale à vous poser (qui en amènera d’autres, rassurez-vous) : quelle piste vais-je faire avancer (militaire, technologique, sciences, ou exploration) ? Selon la case où vous arrivez sur la piste choisie, vous pourrez obtenir telle ou telle ressource et réaliser telle ou telle action. Attention, aucune case ne se répète ! La Technologie vous permet d’obtenir des cartes Techno qui peuvent être améliorées pour obtenir des effets bénéfiques. L’Exploration se concentre sur l’acquisition de tuiles terrain que vous placez pour former la carte, permettant à différentes zones de s’étendre.

 

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Explorons l’exploration

 

Le Militaire vous permet de placer des avant-postes sur des tuiles de la carte, et de piquer des tuiles aux adversaires (avec de la chance). La Science s’articule grosso modo autour d’un dé qui vous aide à progresser sur les autres pistes. 

 

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Un plateau tout propre

 

Ce système-là, avec ses 4 voies à visiter, a un côté frais et fun (non, on ne se croit pas dans un jeu de l’oie expert), surtout au début, quand on les découvre. Par la suite, cela pourrait comporter une certaine monotonie, d’avoir ces actions toutes tracées dans un ordre décidé pour vous à chaque partie. Heureusement, un certain nombre d’éléments vont bousculer ce potentiel train-train. Le jeu se repose sans hésiter sur l’aléatoire pour assurer sa variabilité et son dynamisme comme nous allons le voir. Quoi qu’il en soit, ce système d’actions (et les synergies que l’on va tenter de mettre en place entre les pistes) est tout à fait brillant. 

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L’autre option, si vous n’avancez pas sur une piste, c’est de collecter vos Revenus. Cela, vous le déciderez uniquement 4 fois* dans la partie. Le cœur du moteur consiste à gagner des ressources vous permettant de continuer à payer pour vos actions. Oui nous sommes dans ce que j’appelle un moteur de ressources à réinjection (ça veut rien dire mais ça pète) : je gagne des ressources qui me permettent de jouer des actions, qui me font gagner des ressources, qui me permettent de continuer à jouer des actions, qui me font ga… Ok, ok, vous avez compris l’idée. Tout sera question de rythme. Soit vous essayerez de repousser ce moment du Revenu le plus tard possible – quitte à risquer l’asphyxie – pour réaliser un max d’actions avec peut-être, parfois, des mouvements moins pertinents. Soit vous déciderez de passer plus tôt, afin de reprendre du souffle et de vous mettre en capacité de payer les vraies actions qui vous font rêver.
Bien sûr, au milieu coulent les Points de Victoire, ponctuant ici ou là, telle ou telle décision. Mais c’est surtout au moment des Revenus que l’on en banque un max, selon la voie que vous aurez décidé de suivre (et votre capacité, à chaque ère, à rentabiliser vos avancées). 

*(je ne compte pas la 1ere phase Revenus, celle qui ouvre la partie, puisqu’on ne la décide pas)

C’est là que Tapestry est bien goûtu. Les voies de la victoire sont tavelées de petites combo gratifiantes (au-delà même du moteur à réinjection). Les cartes Fresque (qui ne font pas tapisserie, si vous me permettez l’expression), à l’exception des embuscades présentes en nombre notable, sont toutes différentes. Certaines actions des pistes permettent d’aller piocher des Fresque, grand bien vous fasse : plus votre main sera garnie, plus vous aurez de chances de trouver “la” (“the” en VO) carte idéale pour votre développement à vous. Le petit boost qui fait la différence, qui synergise avec votre pouvoir de civilisation, qui installe le doute chez vos voisins (rho c’est cheaté, il va gagner de ouf !). 

 

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Une fresque de Fresques

 

« Une civilisation à l’échelle de l’individu »

Nous avons tous choisi une civilisation (la boîte en propose 16, ce qui laisse entrevoir un chemin différent à chaque partie). Ce choix est certes impactant mais aura une portée très variable : certaines civilisations offrent des petits bonus à moindre effort, d’autres nécessitent plus d’investissements mais pourront rapporter gros. Par exemple, les Dirigeants permettent d’avancer gratuitement sur une piste à chaque tour de Revenus. Sympa, surtout si vous souhaitez vous développer rapidement. Les Militants vous rapportent des bénéfices quand vous conquérez un terrain. Voilà qui vous engage sur une voie peu pacifique. Les Alchimistes, plus joueurs, vous proposent de lancer un dé, et avec un mini-jeu de stop ou encore, vous gagnerez des avancements sur les pistes. Etc. Rusher sur le développement, s’étendre ou s’isoler sur la carte, conquérir, miser sur la construction de bâtiments, les Techno, tenter de jouer sur sa veine… Le départ asymétrique est ici bien prononcé, de sorte à satisfaire une grande diversité de profils de joueur. (D’aucuns n’hésitent pas à remettre en question l’équilibrage des civilisations, je m’en garderais bien après une partie).  

 

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Méli-mélo de Civ

 

Nous parlions bâtiments. En effet, chaque joueur débute avec un petit plateau annexe, sa “Capitale” (asymétrique également, mais cela me semble assez anecdotique), qu’il vous faudra tenter de remplir de figurines de bâtisse. Cela tombe bien, vous avez un certain nombre de petites figurines bâtiments sur votre plateau personnel. En effet, ce dernier comporte 4 mini-pistes (marché, maisons, fermes, arsenaux) qui au départ sont remplies de petits monuments. Un peu comme dans Scythe, à chaque fois que vous parvenez à retirer un de ces éléments d’une piste (grâce à une action), vous dévoilez un bonus appréciable, de l’huile pour votre moteur.

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Ces petits bâtiments une fois retirés vont donc se positionner sur votre plateau Capitale. Celui-ci a la simplette vocation à être remplie, par colonne, par ligne ou par quartier (cela vous vaudra des PV/ressources). Cet aspect-là du jeu m’a semblé un peu moins heureux, un peu plus plat (bien que pouvant être tout à fait payant en termes de points). C’est pourtant là que les gros Monuments entrent en jeu : les fameuses grandes figurines peintes qui ont tant fait couler d’encre.

 

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Parce qu’elles sont grosses, elles recouvrent plus d’espaces, et vous aident considérablement à emplir votre plateau Capitale. Toutes différentes, chacune peut être construite qu’une fois. Autant dire qu’un petit effet concurrentiel de course aux Monuments peut se mettre en place assez vite. Pour les débloquer, il vous faudra soit être preums’ sur certaines cases des 4 pistes centrales (militaire, technologique, sciences, exploration) ; soit les décrocher via les cartes Technologies. 

Ces dernières se piochent surtout en avançant sur la piste Techno, tout bêtement, et comme elles donnent des bonus de plus en plus puissants au fur et à mesure des phases de Revenus, on aura intérêt à en attraper au moins une dès le début de partie.

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Joue, on te regarde

Bref, vous le voyez : le jeu offre de nombreuses “pistes” (sans jeu de mots), plus ou moins imbriquées, qui vous donneront envie de tout faire. Mais vouloir être bon partout est une mauvaise idée, a priori du haut de mon unique partie (attendez, je prends mes petites pincettes) celui qui vise à être bien placé partout ne parviendra pas à sortir du lot. Non, il faudra faire des choix, quitte à se spécialiser, s’adapter aux opportunités et aux retournements de situation tout en respectant les tenants et aboutissants propres à votre cas. Stratégie et tactique font bon ménage, de façon élégante. Selon la capacité de votre moteur, et le nombre d’actions que vous aurez réussi à vous donner, votre fin de partie n’arrivera pas forcément au même moment que les autres joueurs. C’est notable. Aucune civilisation avance à la même vitesse, pourquoi pas. Mais le joueur qui continue de jouer 20 minutes tout seul avant qu’on puisse déterminer qui l’emporte, c’est, un peu, hmm, pittoresque, dirons-nous. 

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Nous le disions, sachez que le game design ne tourne pas le dos au facteur chance. Cela, en soit, ne me dérange pas, mais ici on peut le regretter, dans une certaine mesure, et ce pour une simple raison : la partie peut durer. Notre partie à 5 joueurs a duré plus de 3H. Quand on s’investit aussi longtemps dans une stratégie, on n’a pas envie de dépendre d’un coup de bol ou de déveine. Voilà notamment pourquoi je ne pense pas rejouer à plus de deux ou trois joueurs. S’activer sur la piste Science, c’est lancer un dé (ce doit être les découvertes par sérendipité ?). Partir à la conquête d’un territoire adverse peut se retourner contre vous si votre camarade à une carte Embuscade cachée dans sa manche (certaines civilisations qui doivent miser sur la conquête sont ainsi plus à la merci du tirage de leurs adversaires). Conquérir un territoire, c’est lancer 2 dés et bénéficier des bonus indiqués. Explorer, c’est tirer des tuiles au hasard. Sans parler des Fresques et des Techno qui peuvent tomber à point nommé comme être parfaitement inutiles.

 

Hey, j’ai un tank en pierre taillée !

Qui dit jeu de civilisation dit souvent 4X (explore, expand, exploit, exterminate) avec des empires qui interagissent entre eux par des discussions, des alliances, des combats très frontaux. Et qui dit civilisation dit aussi, souvent, arbres de technologies. Tapestry tend à cocher toutes ces cases-là, mais au crayon gris. Le “combat” par exemple. Il existe, oui, il est possible, mais il est très limité (jouable une seule fois par territoire) d’ailleurs les règles ne sont pas franchement en faveur des attaquants (si l’attaqué à une carte embuscade, c’est lui le grand gagnant !) ce qui encourage plutôt l’immobilité, ou du moins la prudence. La diplomatie : elle est suggérée dans les règles au détour d’une phrase, qui précise bien que “rien de tangible ne peut être échangé”. Seule une carte Fresque peut permettre une alliance imposée, contractuelle, et éphémère (sur une ère). Bref : là encore, ce n’est pas impossible, mais franchement secondaire.

Autre exemple, assez symptomatique, les progressions technologiques : elles sont certainement bien présentes dans le jeu, mais elles se posent de façon très plaquée. Vous pouvez avancer sur la piste Militaire au point de débloquer des “armes nucléaires” tout en étant à l’âge de pierre sur la section “Techno”. Et c’est sans parler des cartes Fresque et Techno qui vont débouler sans ordre logique (vous êtes en train d’explorer l’espace et vous tirez la carte “Age de la navigation” avec un beau voilier façon Santa María).

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Toujours garder une embuscade au chaud !

 

Notez bien que cela ne nuit pas au plaisir global de jeu, cela fera surtout dire aux habitués qu’il s’agit plus d’un jeu avec un thème civilisationnel qu’un vrai jeu de civilisation avec toute l’interaction et l’immersion que ce type de jeu induit habituellement. Au final, le plaisir dans Tapestry est celui proche d’un puzzle game. On veut avancer sur les diverses voies en optimisant chaque dépense, en rythmant au mieux ses Revenus, on cherche les effets “boule de neige” qui permettent de s’envoler sur la piste de score (300 PV constitue un très joli score). 

Ce Stegmaier est un beau jeu. Le seul vrai point noir pour moi demeure le décalage entre la promesse et la réalité concernant la durée (1-5 joueurs pour 90/120 minutes). J’imagine qu’annoncer “30 minutes environ par joueur” serait plus réaliste. J’y rejouerais volontiers, mais pas à plus de 3 participants. Au-delà, les tours s’allongent et l’aléatoire peut devenir rabat-joie. 

 

—- MàJ 27/11/2019 —-
L’éditeur a publié une errata pour ajuster les pouvoirs des civilisations : 

Tapestry-Civilization-Adjustments-191121-1024x791

 

 

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13 Commentaires

  1. jbbarbar 19/11/2019
    Répondre

    Twilight Imperium 4e édition, le vrai 4X par excellence !!!

    Merci pour cette critique intéressante.

  2. znokiss 19/11/2019
    Répondre

    Excellent article, comme d’habitude.

    « Les voies de la victoire sont tavelées de petites combo »

    « où chacun garde le menton conglutiné sur son plateau »

    J’ai du rechercher ces 2 termes que je connaissais pas, et j’adore ça, c’est parfait, de la belle ouvrage.

     

    Sur le fond, bel aperçu de ce jeu en soulevant ses qualités et défauts. A titre perso, il m’en a touché une sans faire bouger l’autre, sympa mais pas inoubliable, je l’ai désigné comme mon premier « Ok-game expert ».

     

  3. nefisil 20/11/2019
    Répondre

    « Ce doit être les découvertes par sérendipité ? » N’est pas mal non plus…

  4. Fendoel 20/11/2019
    Répondre

    Très cool cet article ^^

  5. Shanouillette 21/11/2019
    Répondre

    Merci les gens !! 😀

  6. acariatre 21/11/2019
    Répondre

    Fan de cet article : ça c’est de la critique ludique subjective, constructive, érudite et agréable à lire, chapeau !

  7. Astien 21/11/2019
    Répondre

    Merci pour ce bel aperçu :).

    Ça me réconforte dans ma non envie de l’acquérir.

    Par contre tu as attisé ma curiosité à m’installer autour de ce jeu pour voir ce qu’il propose comme sensations.

  8. Metadna 22/11/2019
    Répondre

    Je possède Scythe et je ne prend plaisir à y jouer qu’avec les extensions officiels (plus mes propres extensions), le côté jeux à demi-pétri des titres Stonemaier suivie d’extensions rustines m’ont dissuadé d’investir dans d’autres titres de leurs productions.

    Note: Stonemaier à publié un patch correctif pour Tapestry.

    https://stonemaiergames.com/wp-content/uploads/2019/11/Tapestry-Civilization-Adjustments-191121-1024×791.png

     

     

    • Shanouillette 22/11/2019
      Répondre

      J’ai entendu qu’un correctif avait été publié en effet, merci pour le lien !
      Oui je comprends que cela puisse décourager, clairement ça fait un tôt après la parution du titre et ça donne l’impression qu’un peu plus de beta-testing aurait pu éviter ça. Un gros thread sur l’équilibrage du jeu en anglais à lire par ici !

    • fouilloux 22/11/2019
      Répondre

      Ah oui? première fois que j’entends ça. C’est quels aspects de Scythe que tu ne trouves pas finis?

  9. MICHEL 26/03/2020
    Répondre

    Bonjour à tous,

    J’ai une question au niveau des règles concernant la capacité de la civilisation des « historiens » du jeu Tapestry /

    Peuvent-ils défausser plusieurs tuiles en même temps sur une même phase de revenu pour donner plusieurs cubes à la fois ?

    Merci de votre réponse.

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