Art Moderne – Une histoire de gros sous
Ce n’est pas tous les jours qu’il nous est donné de rencontrer Nex en chair et en os. Alors que ses toiles font le tour du monde, ce vieux maître de la peinture post-symboliste se plaît dans la solitude de son cottage normand et dédaigne l’agitation des grands salons.
Ludovox : Bonjour Maître. Si votre réputation est fermement établie dans le milieu de la peinture, nos lecteurs vous connaissent surtout pour votre participation au projet Art Moderne. Vous pourriez nous le décrire, avec vos propres mots ?
Nex : Art Moderne, c’est un jeu. C’est pour ça que vous êtes là, non ? (Il rit). C’était une idée de Reiner Knizia, à la base. Il voulait rassembler quelques grands noms de la peinture contemporaine et utiliser nos œuvres comme support matériel de son jeu.
« C’est un jeu de commerce, un jeu d’embrouilles et de gros sous. Comme dans la vraie vie. »
Ludovox : Du coup dans le jeu on trouve quoi ? Des tableaux ?
Nex : C’est ça. Mais au lieu d’être affiché au mur en 2 mètres par 3, ils sont réduits à la taille d’une carte de poker. Beaucoup d’artistes ont refusé, vous savez. Ils disaient qu’en perdant leur taille ou leur matériau d’origine, leur œuvre perdait leur sens. Mais on était cinq à vouloir tenter l’expérience : moi, Darmoir, Sadland, Bahut, et bien sûr Koriko. Celui-là, il ne ratera pas une occasion de mettre son nom quelque part. (Rire) Au total, on a réuni près de 70 toiles, ce qui donne un joli paquet de cartes. Le jeu contient aussi un plateau pour évaluer les artistes, des jetons pour compter l’argent et des paravents qui figurent des galeries d’art.
Ludovox : Les joueurs sont des artistes, donc ?
Nex : Oh, ce serait drôle à voir ! Parlez-en à Reiner, tient. Mais non. Dans Art Moderne, vous jouez des directeurs de galeries qui cherchent à s’en mettre plein les fouilles. Vous achetez des tableaux, vous les exposez, et vous les revendez à vos riches clients. C’est un jeu de commerce, un jeu d’embrouilles et de gros sous. Comme dans la vraie vie. C’est ce qui m’a plu dans le projet : ça donne un aperçu du monde de l’art qu’on ne voit pas dans les brochures.
Ludovox : Et ça se passe comment ?
Nex : C’est un jeu en plusieurs manches. Au début de chaque manche, les joueurs reçoivent un certain nombre de cartes Tableau à ajouter à leur main. Je ne sais plus combien, ça varie en fonction de la manche et du nombre de joueurs. [NdR : de 3 à 5 joueurs].
Bref. À son tour, un joueur choisi un tableau de sa main et le met en vente. Il y a des enchères, et le plus offrant remporte le tableau qu’il expose dans sa galerie tandis que le vendeur récupère le montant de la vente. À la fin de la manche, tous les tableaux exposés sont revendus à la banque, et il faut espérer que vous ayez acheté vos toiles moins chères que vous ne les revendez.
« Plus un artiste a déjà vendu, plus le tableau vaut cher. »
Ludovox : Qu’est-ce qui définit la valeur d’un tableau ?
Nex : Ah ! C’est là que les choses se corsent. À l’achat, c’est à vous de vous fier à votre intuition. Il faut trouver un juste milieu entre le besoin d’offrir plus que les autres galeries, ne pas offrir trop au vendeur (qui est un de vos concurrents, quand même !) et surtout offrir moins que le prix de revente. Le prix de revente, lui, est défini par la cote actuelle de l’artiste qui a peint le tableau. Et cette cote, elle est définie par le nombre de tableaux vendus de chaque artiste au cours de la manche. Vous me suivez ?
Ludovox : Pas très bien. Du coup, le tableau lui-même n’entre pas en ligne de compte ? Je ne sais pas, sa qualité, son message…
Nex : Pas du tout. C’est là que c’est insolent : un tableau n’a de valeur que par le nom qui est signé dessus. Plus un artiste a déjà vendu, plus le tableau vaut cher. À la fin de chaque manche, on compte combien de tableaux ont été mis en vente pour chaque artiste. Celui qui arrive le premier prend une côte de 30 points, le deuxième de 20 points et le troisième de 10 points. Les autres ne gagnent rien. Les cotes se cumulent d’une manche sur l’autre, donc au début on négocie pour des cacahouètes, et en fin de partie des fortunes se jouent à chaque vente. Ça laisse le temps à de nouveaux joueurs de comprendre les subtilités du jeu avant que les choses sérieuses ne commencent.
Ludovox : Une manche se termine quand ?
Nex : lorsque le cinquième tableau d’un même artiste est mis en vente. La manche est aussitôt interrompue, on ne vend même pas ledit tableau.
Ludovox : Quel intérêt pour le vendeur, du coup ?
Nex : Et bien il décide quel sera l’artiste en haut du podium ! S’il a déjà plusieurs de ses toiles dans sa galerie, ça peut représenter une grosse plus-value. Mieux encore : s’il a plusieurs de ses toiles encore en main, il fait ainsi monter la cote de l’artiste et donc le prix à partir duquel lancer ses enchères aux manches suivantes.
Ludovox : Ça fait un peu du qui gagne gagne, non ? Si un artiste commence à bien vendre en début de partie, il va continuer à bien vendre par la suite, et ceux qui ont ses tableaux en main partent gagnants.
Nex : Ce n’est pas si simple. Le nombre de tableaux n’est pas infini. Pour partir sur le chapeau des roues, il vaut vendre beaucoup du même peintre dans les premières manches. Si vous faites ça, vous videz votre main et vous n’avez plus rien à vendre, donc vous travaillez pour les autres.
Ensuite, vous diminuez les chances de trouver encore des tableaux de l’artiste vers la fin de partie, donc tout le monde sait que sa côte ne montera plus. Il y a un équilibre très fin à trouver. Il faut avoir plusieurs poulains. Il faut motiver les autres joueurs à miser sur le même peintre que vous, et ça implique souvent de partager ses toiles. Non, vraiment, ce n’est pas simple.
« Au début on négocie pour des cacahouètes, et en fin de partie des fortunes se jouent à chaque vente. Ça laisse le temps à de nouveaux joueurs de comprendre les subtilités du jeu avant que les choses sérieuses ne commencent. »
Ludovox : Une dernière question. Vous avez joué au jeu. Vos impressions ?
Nex : Je le recommande vivement. Les règles sont très simples. Si j’ai pu les comprendre, tout le monde peut ! (rires). Les parties durent moins d’une heure, les négociations sont tendues et il faut un moment avant d’en maîtriser toutes les subtilités, c’est pour ça que les premières manches d’apprentissage sont si appréciables. Et puis il faut dire ce qui est : le jeu est superbe. Il y a mes tableaux à l’intérieur, après tout !
Non, ce qui m’impressionne à chaque fois, c’est la diversité de comportement des gens face aux négociations. Certains sont avares comme tout, n’achètent rien et se contentent de vendre au prix fort. D’autres ont du flair pour les bonnes affaires. D’autres dépensent sans compter. Et tout ça peut marcher, en fonction de la conjoncture ! J’en ai même vu qui achetaient des toiles plus chères qu’ils ne pouvaient espérer les revendre, juste parce qu’ils ne supportent pas de perdre une enchère ! Bon, ceux-là, ils ne gagnent pas souvent.
Mais voilà : ce jeu peut plaire à tout le monde. Il passe très bien en famille, il passe très bien avec des joueurs affutés. Tant que vos amis ne sont pas allergiques à l’art moderne, ils aimeront ce jeu.
>> La fiche de jeu (test, ludochrono…)
Un jeu de Reiner Knizia
Edité par Matagot
Pays d’origine : Allemagne
Date de sortie : 01/01/2009
De 3 à 5 joueurs , Optimisé à 4,5 joueurs
A partir de 10 ans
Durée moyenne d’une partie : 60 minutes
Thèmes : Art, Bourse & finances
Mécanismes : Enchères
Types de jeu : Jeu de plateau
Complexité du jeu : Amateur
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TheGoodTheBadAndTheMeeple 17/07/2015
Excellente interview ! Merci beaucoup.
Art moderne c’est une espèce de jeu de la vie oui ! Moi ça me rappelle trop la réalité alors j’y joue peu, mais je comprends totalement le point de vue de l’artiste ! Et mêler peinture et jeu de société est une vraie bonne initiative surtout quand c’est signé Knizia !
Antony 20/07/2015
Intéressant tout ça.
Pour ma part, je trouve ici beaucoup de similitudes avec un autre jeu que j’apprécie et qui se nomme : Bioutifoul, aussi bien dans le thème que dans son fonctionnement.
Ceux qui ont déjà pu jouer à ces 2 jeux peuvent-ils me dire si je me trompe ? Merci.
El Cam 20/07/2015
Le thème est exactement le même, oui. Mais les mécaniques sont très différentes. Bioutifoul m’a l’air d’un jeu de gestion, avec assez peu d’interaction entre joueurs mais beaucoup de contrôle sur ses assets, alors qu’Art Moderne est un pur jeu de négoce (il n’y a littéralement pas d’autre action possible que décider quoi vendre ou acheter et pour quel prix).
Antony 22/07/2015
Ok ! Donc, d’après ce que je comprends, alors que dans Bioutifoul, l’achat et la vente des tableaux se font uniquement au près de la réserve commune, ici, ces actions s’effectuent directement entres les joueurs, c’est ça ?
El Cam 22/07/2015
C’est exactement ça. Tous les tableaux sont vendus une première fois depuis la main des joueurs, et à la fin de la manche tout est revendu automatiquement à la banque.
Dans Bioutifoul, tu as également des actions pour influencer la côte des artistes (ce qui revient à négocier avec la banque pour les prix d’achat et de revente) ou pour monter des expositions. Art Moderne n’a pas ça, tout est compris dans l’acte d’acheter un tableau.