Sleeping Gods – Errance au long cours

Ryan Laukat : un homme-orchestre, à n’en point douter. Illustrateur dès Dominion, mais aussi auteur et éditeur, ce petit bonhomme de l’Ohio a assis son succès par des univers chamarrés et plutôt oniriques, parés d’un charme frais et adolescent. Sleeping Gods s’échappe de l’univers d’Arzium qui servait alors de creuset à la plupart de ses créations (Above & Below, Islebound, Near and Far, Roam/Périple) mais reste fantasque. L’équipage du Manticore, un chalut tout mignon, se retrouve transporté dans un autre monde dont on ne pourra sortir qu’en accumulant les totems qui réveilleront les dieux, seuls capables d’extraire Sofi Odessa et ses sous-fifres de ce monde aux codes si différents. Les tropes de l’isekai sont bien là : autre monde, autres repères, autres coutumes auxquelles on compare les siennes…

 

Sleeping Gods devrait arriver fin novembre-courant décembre en français, et, pour ma part, je joue sur la version anglaise. Bien entendu, je limiterai au maximum les spoilers, afin de ne pas gâcher l’expérience de découverte que peut procurer le jeu.

 

Au gré des vagues 

Sleeping Gods ne se joue pas en une partie. Il se joue en une campagne, pouvant durer de dix à vingt heures. Mais vous pouvez vous arrêter à n’importe quel moment de celle-ci : il suffit de sauver votre progression, et hop, le tour est joué. Le but du jeu n’est autre qu’atteindre la fin la plus satisfaisante possible, en trouvant des totems. Mais pour ceci, il faudra guider le Manticore de Charybde en Scylla : ce monde vous étant nouveau, vous devez en découvrir le fonctionnement, petit à petit. Vous démarrez au centre des Wandering Seas, près du comptoir de Zikura. À vous de vous débrouiller après.

 

 

Pour ce qui est du système de jeu, chaque joueur contrôle une partie de l’équipage, la capitaine étant sous contrôle partagé. La prise de décision est collective, certes, mais en cas de litige, le joueur actif tranche. Vous commencez votre tour en accomplissant une action sur le bateau, vous octroyant des ressources, principalement des cartes compétence et des points de commandement, mais aussi de la santé, de la nourriture ou des pièces. Les points de commandement sont cruciaux : ils vous permettent de participer lors du tour des autres joueurs, d’activer les compétences de vos marins ou de les améliorer. Des objets et d’autres membres d’équipage viennent s’ajouter à cela, et pour bénéficier de leur présence, vous devez payer du commandement. Eh ouais.

Une fois ceci fait, c’est parti pour l’événement du tour ! Vous révélez un événement d’un paquet qui sert de timer à la partie : après trois tours du paquet, la campagne sera terminée. Ces événements sont très, très rarement positifs, autant vous le dire tout de suite.

Enfin, vous pourrez effectuer deux actions avec le navire : le déplacer, visiter un port, une boutique, ou explorer des lieux encerclés sur un atlas. Difficile de faire plus simple… et pourtant. Le monde visité n’est pas amène : il vous faudra faire preuve de pugnacité et d’intuition pour trouver les totems. Lorsque vous explorez, vous vous confrontez à un genre de livre dont vous êtes le héros pour le lieu où vous vous trouvez. Le monde, cependant, réagit à ce que vous avez fait ou voudriez faire : des cartes Quête portent des mots-clés dont vous devrez tenir compte à certains moments. Mais les quêtes vont et viennent : vous en fermerez aussi.

 

Le fonctionnement de Sleeping Gods est si fluide et si plaisant qu’il est difficile de s’interrompre dans la partie : un peu comme le trio franchouillard du mouvement perpétuel pain/vin/fromage vous inciterait à toujours consommer plus, les actions de navire donnent des ressources que l’on consomme vite, les explorations demandent le rafraîchissement offert par celles-ci… et vous jouez vite quelques heures, pour peu que vous ayez le temps. On notera tout de même que les actions de navire ne sont pas équilibrées et que les événements servent surtout à faire dépenser des ressources à l’équipage : la gestion de bateau prend parfois le pas sur l’aventure et l’exploration. Parfois, le changement de rythme est bienvenu, mais à la longue, il s’avère lassant car la boucle semble trop artificielle, trop répétitive. Indigestion de gestion.

 

Étant donné la part de lecture non négligeable dans le jeu et le degré d’interaction assez faible pendant le tour des autres, j’ai l’impression que le jeu est plus recommandable en solo ou à deux qu’à trois ou quatre. Plutôt que degré faible d’interaction, je dirais même qu’il est simplement plus impliquant de jouer une plus grande partie de l’équipage.

 

Le temps du voyage

Le temps qui s’écoule est primordial à Sleeping Gods. Pour peu que vous jouiez en mode normal et non en mode brutal, la réduction du Manticore en miettes ou la mise hors de combat de l’équipage signifie perdre six cartes du paquet de temps, soit un neuvième de campagne en moins : autant dire qu’on a envie d’éviter.

Étrangeté, au tiers de la partie, le jeu nous demande d’effacer un pan de notre progression et ce, sans nous en avertir. Je comprends en partie pourquoi : un événement crucial est mis en place et cela met les joueurs ayant échoué cet événement plus en retard que ceux qui l’ont réussi : dommage de ne pas tirer les joueurs ayant échoué par le haut.

Ce temps qui s’écoule inexorablement donne aussi un sentiment d’urgence face à l’exploration. Difficile de ne pas avoir d’angoisse vis à vis des actions d’exploration : on se pose la question de ce qu’il nous en coûte à chaque fois, on se sent floué d’avoir mis un coup dans l’eau, on a peur de tomber sur un événement trop punitif si jamais on tente de voyager au hasard.

 

L’équipage commence nu ou peu s’en faut, tout comme les joueurs, qui n’ont aucune connaissance de l’univers dans lequel ils ont débarqué. Mais à force de compétences, de recettes de cuisine, d’objets glanés ça et là, on gagne en solidité, on gagne aussi en repères narratifs. Un itinéraire de fortune se trace et au petit bonheur la chance, on navigue avec plus de maîtrise… et cette progression, à l’instar de celle d’un Tainted Grail, change la dynamique de jeu petit à petit.

 

Mieux ou pire, les équipements s’amoncellent au fur et à mesure de l’aventure, à tel point qu’en fin de campagne, ils prendront la moitié de la place sur la table. Et l’économie des points de commandement, permettant de les utiliser, deviendra cruciale. À tel point qu’ils peuvent trivialiser certaines parties de l’aventure, offrant tant de petits bonus que certains combats paraîtront anodins, ou donner trop d’une certaine ressource. Au bout du compte, on touche les limites du système de Sleeping Gods en fin de campagne, et la surcharge d’information pourra être désagréable. Imaginez neuf membres d’équipage avec deux level ups, deux compétences et une arme chacun, six recettes différentes, des totems, de l’équipage supplémentaire… On est vite sur une cinquantaine d’effets activables, de capacités spéciales, à retenir tous au moment où cela est nécessaire. Pas des plus élégants, d’autant que souvent, il y a de la redondance.

 

Wanderlust

Visiter les Wandering Seas est une merveilleuse invitation au voyage, ou plutôt une invitation au voyage merveilleux : qu’est-ce qui se cache derrière les obélisques au nord de Zikura ? Pourquoi Pig Ribs s’appelle Pig Ribs (côtes de porc) ? Quelle est cette structure à demi-construite ? Le monde respire de petits détails, à droite et à gauche, et il vous appartient de le découvrir puis de le décrypter.

Ce voyage organique est une ode à l’errance, mais les petites histoires vécues ça et là manquent de maillage, de finesse ; l’ambition démesurée de Sleeping Gods et ses mécanismes convaincants propulsent une envie de vertige aussi de ce côté-là. Pas que l’exécution soit totalement mauvaise : la narration écrite par Malorie Laukat, Ryan Laukat et Brenna Asplund est fonctionnelle, mais c’est plutôt la vision créative, le monde et ses grands enjeux, qui sont en peine. Les histoires se répondent sans jamais être très profondes, ni très impactantes. On glisse un peu sur l’univers, ou plutôt, l’univers glisse un peu trop sur nous avec son parti pris naïf. Le monde est un peu trop décousu, un peu trop naïf, même si on remarque du mieux vis-à-vis des titres précédents. On est loin de la cohérence tangible proposée par un Detective, un Tainted Grail (qui pourtant a ses moments flottants) ou un The Dark Quarter.

Pour autant, le mot d’ordre n’est pas si commun : plutôt que de valoriser un personnage comme dans un dungeon crawler, c’est ici l’équipage au total qui est sous les spotlights. Pour voyager efficacement, c’est l’équipage au complet qu’il faut, et pour combattre ou pour explorer, aussi. Le cast se veut inclusif et très égalitaire, mais, isekai oblige, un personnage prend la dragée haute : Mara « Mac » Johnson. Mac a vécu quinze ans sur les Wandering Seas avant que notre groupe ne la rencontre et sa connaissance des us et des gens prend le pas. En conséquence, le reste de l’équipage, y compris la capitaine Sofi Odessa, est un peu pâle… car, finalement, pas grand chose ne les différencie, narrativement parlant. Dommage, car, en termes de gameplay, il y a un vrai effort pour que le groupe soit mis en avant, avec les individualités de chacun. Mais… pas assez loin. Certains passagers ont leur petit arc (un personnage que l’on doit soigner, par exemple), mais, là encore, tout cela n’est que superficiel.

 

Les possibilités de la carte

L’édition Kickstarter propose des donjons, qui ne sont autre que des explorations à la livre dont vous êtes le héros avec des possibilités de camper. Si le changement de rythme est agréable pour couper entre deux voyages, et constitue une petite note de fraîcheur, l’ensemble n’a que peu d’intérêt. 

Sleeping Gods propose également des modules pour épicer les règles quand certaines fins sont atteintes. Mais est-ce que j’ai vraiment envie de refaire une campagne ? Certes, je n’ai effleuré que deux tiers du contenu, mais est-ce que le début un peu scripté va me passionner à nouveau ? Me happer ? Rien n’est moins sûr. Au final, ce n’est qu’un ajustement de difficulté ou une micro-variante à essayer ; l’expérience de jeu est seulement effleurée par ces ajouts ou modifications de règles.

Il existe également une extension, Tides of Ruin, qui allonge le côté Sud de la carte de quelques doubles pages d’atlas supplémentaires. Je ne l’ai pas essayée, et donc ne puis donner mon avis, sinon un a-priori qui me fait dire que j’aurais préféré un “autre” voyage que celui du Manticore ? Ou alors… avec toute la magie dont est capable l’univers, le trajet d’un Manticore alternatif qui arpenterait les Mers Errantes ?

 

Vents contraires

La finalité du voyage de Sleeping Gods est ténue. Une fois lancés dans l’aventure, les joueurs comprennent vite que ce qui compte, ce n’est pas de rentrer chez soi, ni d’incarner un personnage. Ce qui compte, c’est de récupérer ces totems. Et ceci se fait par des quêtes FedEx vous amenant d’un point de la carte à l’autre. Vous êtes bloqués ? Allez à la ville la plus proche, la taverne vous donnera bien une quête. Et au bout des quêtes, si vous avez de la chance, des totems.

L’univers s’offre, généreux mais superficiel. Vaste, mais radin. Car, perdu dans cet océan de dieux et de destinées, on n’a pas tellement d’informations sur Ohmlude, Orfash, Meecra et les autres dieux. Des menaces existent, mais sont manichéennes. Le jeu, à vouloir être trop ouvert, enivre d’une liberté difficile à mener à bien ! L’exploration elle-même se ternit quand on se rend compte qu’on ne jouera “que” cinquante tours de jeu : au final, si le but est de récupérer des totems en un temps limité, il y a de la pression à être efficace. Adieu l’errance joyeuse, bienvenue l’optimisation forcenée : on est déçus d’une quête qui ne se conclut pas d’une acquisition de totem, on laisse les petites histoires du moment couler sur nous. Il y a bien quelques arcs qui traversent faiblement l’ensemble (le peuple des Pann qui a défié les dieux et qui est condamné au nomadisme, par exemple), mais tout se déroule presque sans jamais aborder de question importante. Pourquoi vénérer ou abhorrer ces dieux ? Personne ne semble les adorer, et tout le monde les craint, sans jamais rien faire pour remédier à leur crainte. Les totems sont surpuissants en jeu, et sont un des leviers de progression majeurs du groupe ; pourquoi personne n’en fait usage dans le monde ? Pourquoi cette personne de peu d’importance voudrait renverser le pouvoir des dieux ? Quelle organisation sociale ont les Mers Errantes ? Pour peu que l’on se penche d’un peu trop près sur ce que veut raconter l’histoire, le papier mâché du décor apparaît.

Si le gameplay et l’histoire racontée au sein d’une rencontre ou d’un combat sont satisfaisants – très ! –, c’est l’ensemble qui sonne creux ; le prétexte, l’encadrement et l’exécution manquent de maturité. À trop vouloir faire du bac à sable, Sleeping Gods oublie de mettre de l’enjeu dans sa narration.

Je retiens de Sleeping Gods une impression inégale : sur le moment, chaque défi fonctionne, mais c’est lorsqu’il faut prendre du recul que le bât blesse, que le monde cesse de respirer. Le fait que les petits moments soient très réussis rehausse l’envie de voir les grands mouvements du jeu avoir le même soin. Je crois que j’aurais préféré que l’expérience soit plus contenue, quitte à ce qu’elle semble plus scriptée, au profit d’un travail plus méticuleux sur chaque aspect de la narration.

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5 Commentaires

  1. Nissa la belle 22/11/2022
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    Critique complète, intéressante et constructive qui se conclut comme bien souvent pour les jeux KS, avec une pointe de regret au regard d’un manque de finition / ajustement / équilibrage…

  2. Morlockbob 22/11/2022
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    C est pour moi la marque de cet auteur, ce petit goût d inachevé , ce presque parfait ..

  3. Nissa la belle 23/11/2022
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    Tu parles d’une marque. Il devrait s’en délester rapidement, s’il souhaite faire des jeux appréciés durablement

    • Umberling 23/11/2022
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      Alors Laukat n’en est pas à son coup d’essai, il a des dizaines de jeux derrière lui. Je pense effectivement qu’on peut parler d’une marque. Maintenant, comme dit dans l’article, tout n’est pas à jeter ; et il y a un attrait très fort sur le pitch, sur la promesse du gameplay, et c’est indéniable. J’irais à l’encontre de Morlock sur le goût d’inachevé : je pense que c’est achevé, mais surtout un développement rushé pour être fini dans les temps. Laukat a beau être un homme à tout faire, il ne fait pas tout tout seul, et ne peut probablement pas se permettre de prendre trop de retard (salaires à payer, backers à livrer, l’usuel tracas des boîtes qui font du financement participatif). Je pense cependant qu’avoir un narrative designer chez Red Raven aiderait bien. 😉

  4. -Nem- 23/11/2022
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    Très chouette JP joliment écrit. J’attends mon exemplaire avec hâte, mais grâce à toi je vais éviter de partir avec certaines attentes qui risqueraient d’être déçues.

    Petite question, c’est jouable à partir de quel âge ?

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