Sagrada – draftons et prions
Le jeu abstrait thématisé fait partie des grandes tendances ludiques depuis quelques années. On pense par exemple à Patchwork, Photosynthesis, Topiary, Tao Long, Onitama, Android: Mainframe, Dragon Castle, Ninja Camp, Lumens, Ekö… Quoi ? Vous vous attendiez à d’autres noms ? Bien sûr ! Le haut du panier est tenu d’une main ferme par deux titres qui, en peu de temps, ont réussi à se faire une place de choix : Azul et Santorini (l’un Spiel des Jahres, et l’autre recommandé au même Spiel des Jahres). Tant et si bien qu’une nouvelle manne paraît s’ouvrir du côté des jeux abstraits, en parfait pied de nez à la grande vague narrativiste qui ne semble pas vouloir se modérer.
Sagrada, sorti initialement en 2017 et localisé ce mois-ci chez nous tandis qu’une extension arrive aux US* (ce qui est plutôt bon signe pour la carrière du jeu), Sagrada, disais-je, vient donc se placer dans cette grande mouvance abstraite, cherchant lui aussi à atteindre le graal des long-sellers. Et il a quelques arguments pour lui.
*prévue aussi en français chez Matagot
Padre nuestro, que estás en el cielo
N’oubliez pas mes très chers frères, élever une cathédrale, c’est rendre hommage à Dieu. Autant dire que le thème pourrait rebuter les plus anti-cléricaux d’entre nous. Après la faïence du palais de Manuel 1er dans Azul, l’art du vitrail ici est celui du Temple Expiatori de la Sagrada Família, le lieu le plus visité d’Espagne, gros-oeuvre encore en cours (dans le quartier du même nom) imaginé par Antoni Gaudí.
Vous êtes donc en compétition pour créer le plus beau vitrail, chaque tesson de verre étant représenté par un dé.
Comme dans Azul, à chaque manche, vous allez sélectionner successivement (draft) ces éléments préalablement tirés au hasard pour construire votre oeuvre.
Comme dans Azul, vous aurez à placer ces éléments sur votre plateau perso en respectant quelques règles de pose et en essayant de poursuivre des objectifs de scoring.
Comme dans Azul, vous pourrez essayer de prendre les éléments qui vous intéresse pour vous avantager ou prendre ceux que briguent les autres pour les désavantager (contre-draft), mais ici suivre les objectifs de vos adversaires est nettement moins lisible. Et pour cause : chacun a un plateau différent, avec ses propres contraintes, en plus d’un objectif de pose particulier tenu secret (une couleur qui vous fera des points bonus).
À cela viennent s’ajouter d’autres objectifs, les trois publics tirés aléatoirement en début de partie (ex : avoir des paires de 1 et 2, avoir une variété de couleurs, ce genre de choses), sans oublier l’objectif premier : remplir votre vitrail au maximum (chaque case vide vous vaudra une pénalité).
Reste un dernier élément à mentionner : les jolis jetons Faveur. Monnaie, ils rapportent des points si vous ne les avez pas dépensés durant la partie dans l’utilisation des cartes Outils. Ces Outils-là sont des pouvoirs ; trois sont tirés au hasard en début de partie, et ils permettent de contourner les règles de pose (déplacer deux dés sur votre plateau, changer une valeur, relancer les dés, etc).
Entre les cartes objectifs publics, privés, les Outils, les patterns (12 x 2 cartes Motif à insérer dans notre plateau) le jeu se promet rejouable tout en étant d’office un peu moins spontané à mettre en place que son confrère portugais.
Au final, les 10 manches passent assez vite. On prend un dé, on utilise un Outil ou non, et c’est au joueur suivant. Mais attention, les contraintes de pose s’accumulent : règle d’adjacence (on ne peut pas poser n’importe où mais à côté d’un autre dé) + pas deux couleurs ni deux valeurs identiques à côté + notre plateau Motif à respecter. Ensuite, comme on tâche de remplir des objectifs (privé ou publics ou les deux, c’est mieux) les erreurs arrivent vite si l’on n’est pas bien concentré. Et elles se paient ! Un dé placé là où il n’aurait jamais du être est retiré tout simplement du jeu. Or, vous perdez un point par emplacement vide à la fin. T’avais qu’à faire gaffe et arrêter de regarder ton smartphone, mec !
L’ordre du tour est original, un peu déstabilisant au départ : au lieu de tourner dans le sens des aiguilles d’une montre comme on le fait traditionnellement, on procède à un aller-retour, c’est-à-dire joueur A -> joueur B -> joueur C, puis re-joueur C (qui joue donc en dernier mais deux fois de suite), joueur B et joueur A (qui a donc le premier choix mais ensuite le dernier, le plus restrictif). Malin ! Même si on s’y perd parfois un peu, surtout quand un joueur sombre dans les méandres de son analysis paralysis. Heu… J’ai pas regardé mon smartphone, mais on en était où déjà ?
Le plus gros argument de Sagrada reste sans doute cette envie qu’auront les esthètes de remplir leur motif parfaitement, cette soif de beauté abstraite, souvent étanchée en fin de partie quand tout le plateau est abreuvé de couleurs, devenu parfaite mosaïque de dés. L’espace d’un instant bref comme un haïku, nous apprécions notre création, avant de remettre les pieds sur terre pour compter nos points. Chaque vitrail aura sa personnalité, celle de la partie jouée.
Au final, mon plus grand regret dans Sagrada vient probablement du fait que l’on prend le seul dé qui remplit parfaitement toutes nos conditions, de façon semi-automatique, par élimination. Et si rien ne fonctionne, on jette un regard aux Outils pour voir quelles nouvelles perspectives peuvent s’ouvrir. Il y a un peu de planification, un peu de chance, et l’utilisation des Outils permet de la variation sur le thème. Mais l’exercice est assez solitaire (d’ailleurs les règles proposent un mode solo) et presque machinal, on trouve le « bon coup » pour son vitrail sans vraiment surveiller ou embêter les autres. Cette succession de choix, s’ils sont, en soit, plutôt satisfaisants “pour nous”, ne sont pas tellement fun “pour le jeu”. L’extension propose un pool de dés privés pour chaque joueur mais je peine à voir comment cela permettra de s’ouvrir plus à l’interaction, au contraire.
Par sa présence à la table (plateaux ajourés sur lit de couleurs chatoyantes), Sagrada a vraiment de quoi attirer l’attention. Il est de ces façades qui donnent envie de pousser la porte ! Pourtant je me plains : oui j’aurais bien aimé des dés un peu plus gros pour faciliter les manipulations et éviter que certains ne tournent au passage d’une main ou d’un avant-bras. Des mini bourdes surviennent facilement et nuisent au bon déroulé. Peut-être la raison du 14 + sur la boîte ?
Par son propos mécanique, en forme de puzzle sous objectifs, Sagrada s’avère tout à fait stimulant. Mais il peine à relever la comparaison face à la mécanique dépouillée et bien huilée de son principal concurrent, le grand prêtre Azul, plus interactif (contre-draft plus possible) et plus épuré (côté objectifs et contraintes, et moins de mise en place). Sans devenir byzantin, Sagrada soulève un peu plus de questions de règles que son concurrent.
Sagrada répond néanmoins aux canons abstraits actuels ; il n’aura pas à faire pénitence mais ne connaîtra pas l’ordination ludique suprême pour autant, celle qui donne une effusion particulière de l’Esprit, qui configure l’ordinand dans sa triple fonction de titre Ludique, Original et éternellement Fun, selon les degrés respectifs du sacrement. Et je cesse les références religieuses tout de suite, promis.
Sublime repoussoir à daltonien, Sagrada est tout à fait jouable à partir de 8-10 ans, avec un peu de précaution et de conseils pour les moins pratiquants (ah, zut, j’avais promis…).
Reste à savoir, la vraie question qui se pose : vous êtes plutôt basilique espagnole ou palais portugais ? Allez, confessez-vous…
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Maximilien B 26/07/2018
Pour ma part, ce qui défini le mieux Sagrada c’est un matériel de folie (90 dés, plateaux à deux épaisseur, etc), magnifique et d’excellente qualité. Un grand bravo pour le travail d’édition.
Je suis d’accord en ce qui concerne le contre-draft très compliqué : en général on joue d’abord pour soi avant d’essayer d’embêter les autres, mais peut être qu’après pas mal de parties quand on connaît mieux les « modèles », c’est éventuellement jouable…
Un autre reproche serait les objectifs privés que je trouve trop simplistes et pas assez variés.
Le thermofromage, même si celui-ci est parfait pour le moment (enfin pour un thermofromage), il deviendra inadapté pour l’extension arrivant, extension qui semble être de plus en plus nécessaire.
En bref, un jeu magnifique qui fait envie mais qui ne me semble pas être suffisamment travaillé d’un point de vue objectifs.
A quand la possibilité de créer ses propres « modèles » de vitraux ?
Zuton 26/07/2018
Un des rares jeux de ma ludo que je peux jouer avec Madame ! Il sort très souvent surtout en début ou fin de soirée, plait souvent et je ne m’en lasse pas après une 15aine de parties. Le seul hic du KS : avoir proposé en récompense un 5ième plateau dispensable puisque sans les dés supplémentaires qui auraient permis de jouer à 5 ! L’extension corrigera le tir et proposera même la possibilité de 6 joueurs.
Perso, les petits dés ne me dérangent pas trop si même que je dois avouer qu’il est arrivé de déplacer par mégarde des dés déjà posés…
Dans le même style mais en plus riche et dans un autre thème, je conseille Roll Player (lire le Just Played) qui lui a de plus gros dés !
powerwis 20/10/2018
Tiens Zuton, tu l’as ce plateau de 5ème joueur ? si oui, je suis prêt à te le racheter 🙂
merci d’avance !
TheGoodTheBadAndTheMeeple 26/07/2018
C’est plus familial qu’Azul tout simplement. J’aime les 2. Sans preference.
morlockbob 26/07/2018
Roll Player plus riche ? Sagrada plus familial qu ‘Azul ? je trouvais Sagrada plus fin justement …comme quoi.
miky 16/09/2018
bonjour y aura t il une extension 5/6 joueurs en francais ?
atom 16/09/2018
Normalement oui l’extension doit sortir en français. (source Matagot sur facebook).