Réflexions d’auteurs autour de la portée du jeu

Parlons de jeu, mais sous un autre angle pour une fois. Des auteurs se sont réunis en novembre dans la Drôme lors d’une résidence. Ce genre de réunion commence à se répandre depuis quelques années. La réunion de ces neuf personnes avait un but différent : prendre du recul sur la création et s’interroger sur la place du jeu dans la société. Le jeu vecteur politique, reflet de la société, le jeu comme un art, ou comme un facilitateur de développement de la personne. Parmi les participants réunis par Julien Prothière et Antonin Boccara, plusieurs d’entre eux répondent à nos questions pour cerner la portée de leurs réflexions. 
 

Quelle est la particularité de l’approche de ce collectif ?

“Habituellement, les collectifs ont pour principaux objets l’entraide à la création de prototypes et le partage d’informations pratiques sur le « métier » d’auteur de jeu”, nous dit Agnès Largeaud. “Lors de cette résidence, nous avons voulu prendre du recul sur notre activité en échangeant sur différents aspects qui nous tiennent à cœur tels que le jeu en tant qu’objet politique, le jeu en tant que facilitateur du développement de la personne, le jeu en tant qu’art, et la création de jeux qui, en conséquence, doit pouvoir s’affranchir des contraintes commerciales. »

Initiateur de cette résidence avec Antonin Boccara, Julien Prothière nous explique l’historique et le contexte : “Après une première rencontre à cinq auteurs en juin où nous avons défini ce qu’il y avait de commun entre nous, nous avons voulu prolonger la réflexion en ouvrant le groupe et en invitant chacun à proposer un contenu pour alimenter les échanges et la réflexion. Ensuite, il a fallu trouver un lieu pour nous accueillir et c’est assez naturellement que j’ai pensé à l’association Ludicoop qui m’héberge à l’année dans son local. Je savais que l’association, sous l’impulsion de son président Olivier, avait envie depuis plusieurs années d’accompagner une résidence d’auteurs, afin d’élargir encore davantage son champ d’accompagnement du jeu en tant qu’objet culturel. Tout est ensuite allé très vite, Olivier étant sur la même longueur d’ondes que nous sur le partenariat à inventer entre les auteurs et l’association.”

 

 

Pour Antoine Tissot, “ce qui a rassemblé ces neuf auteurs et autrices, c’est, notamment, l’idée que les jeux de société, influencés par leur environnement social, politique, économique, etc., peuvent eux-mêmes, en retour, produire un discours sur l’environnement dans lequel ils s’inscrivent, avec leur propre langage.”

“Pour mettre en pratique cette idée, chaque participant a animé un atelier qu’il avait préparé en amont de la rencontre et portant sur un aspect particulier de nos réflexions, précise Henri Kermarrec. Ces ateliers ont pris différentes formes : exposé théorique, débat mouvant, exercice créatif ou simple présentation d’un concept. Chaque atelier a évidemment donné lieu à des débats où les points de vue se sont confrontés joyeusement. Pas de cours sur la plomberie du game design donc, mais plutôt des questionnements sur la portée de nos œuvres, les liens entre le jeu et l’individu… ou la société”.

“Le collectif a ainsi débattu, entre autres, sur le jeu comme reflet de son époque à travers l’histoire, sur les liens entre jeu et psychanalyse, sur le jeu et sa critique, sur le jeu comme vecteur de compétences et de valeurs, ou encore sur l’impact neutre ou positif des jeux sur le vivant”, détaille Antoine Tissot.

Parallèlement à cette résidence, les auteurs et autrice ont pris part au projet « Adopte un jeu » organisé et animé par l’association « Ludicoop ». Dans le cadre de ce projet, ils sont allés à la rencontre de classes du primaire et du secondaire pour présenter leur travail de création ludique, évoquer les problématiques actuelles de l’industrie et animer des sessions de jeu.”

 

Qui prend la photo ?

 

On dirait que vous n’avez pas beaucoup joué durant ces trois jours, mais que la réflexion collective pour que la démarche de création de jeu soit réfléchie comme culturelle, sociétale, engagée a pu avancer. Avez-vous pu définir des socles communs ?

L’un des constats qui a émergé au fil des ateliers et des échanges, c’est que le jeu, à travers son matériel, sa thématique ou ses mécaniques, est un reflet de l’époque dans laquelle il s’inscrit, nous dit Antoine Tissot. “Cela s’observe depuis les tout premiers jeux, et naturellement notre époque ne fait pas exception, même si le fait d’en être contemporains ne rend pas ce constat évident.”

Si l’auteur est conscient que le jeu qu’il crée est un reflet de son époque, il peut alors jouer sur cette réflexivité pour produire un discours maîtrisé sur la période qu’il traverse. Pour cela, il doit dans sa démarche créatrice interroger la grammaire propre au jeu de société : quel est le sens des actions des joueurs dans le contexte donné par la thématique ? quelle est la signification symbolique du matériel qu’ils manipulent ? quels sont les affects qui seront stimulés par la mécanique ? C’est en articulant ce langage de manière lucide que l’auteur peut, via la spécificité de son médium, porter un propos sur un sujet donné et afficher sa position sur ce sujet.

Ainsi, à titre d’exemple, si l’on ajoute sur les cartes « Bâtiment » et sur les plateaux « Merveille » de 7 Wonders une valeur représentant le coût humain de leur construction et que l’on précise dans la règle que le coût humain total est retiré du score final, alors le jeu peut, en tant que jeu, questionner les motivations et les conséquences d’édifications architecturales démesurées, qui ne sont pas exclusives à l’Antiquité. »

“Parmi les neuf auteurs et autrices, on n’a pas tous le même avis sur tout, reconnaît Henri Kermarrec, et tant mieux – c’est ce qui a pu donner lieu à des échanges intéressants, et des remises en question de part et d’autre. Les positions communes sont donc plutôt larges, elles se fondent actuellement sur deux grands axes : d’abord, que le jeu est un objet politique, et qu’il faut le garder à l’esprit dans notre démarche de création ; l’autre aspect qui été évoqué, c’est l’expérimentation. Le jeu de société doit pouvoir acquérir sa maturité culturelle en produisant des œuvres qui ne sont pas forcément destinées à être vendues, mais plutôt à être jouées en tant qu’œuvre, pour le seul moment vécu. Ça permettrait de produire des expériences procédurales étranges, qui remettent en question, et qui seraient présentées comme des jeux sans qu’elles soient forcément du domaine du divertissement. Casser les codes du jeu de société permettrait d’en élargir la définition.”

 

Ça fait penser à de l’intelligence collective mise en jeu, juste pour l’expérience. Mais il y a encore du travail de la part de la SAJ pour faire reconnaître le statut d’auteur (comme artiste d’état ?) et que la création puisse être juste offerte, sans but commercial.

« Juste pour l’expérience », Henri Kermarrec poursuit  » finalement c’est assez proche de la raison pour laquelle on va voir des pièces ou des films qui ne sont pas intrinsèquement « amusants » ou  « intéressants », c’est pour vivre des émotions surprenantes, positives ou négatives. D’ailleurs, d’autres artistes se sont déjà emparés du jeu pour produire ce genre d’expérimentations : le surréalisme, les boîtes de George Brecht, le mouvement Fluxus, l’Oulipo, les pièces de théâtre interactives… mais il s’agissait d’artistes qui à la base travaillaient sur un autre media. Qu’est-ce que ça pourrait donner si des auteurs et autrices de jeu s’emparaient des mêmes intentions, pour entre autres questionner leur propre média ? Avec le jeu de société moderne, on a acquis une palette extrêmement large de mécaniques et de de matériels, et on est plus à même de ciseler des expériences ludiques qualitatives qu’un peintre ou un écrivain, puisque c’est notre métier. Il nous manque seulement l’intention de créer des jeux dédiés à autre chose qu’au divertissement – beaucoup pensent encore que c’est la fonction première d’un jeu, voire que ça le définit. Des budgets culturels permettraient de rendre ce genre de création viable économiquement, mais on peut déjà commencer à explorer. Les auteurs et autrices de jeu ont de toute façon l’habitude de ne pas pouvoir vivre de leur métier, même en produisant des objets commerciaux… »

 

 

Julien Prothière ajoute « Nous avons aussi dans le paysage ludique des éditeurs qui sont prêts à prendre des risques pour soutenir cette expérimentation. Elle ne doit pas forcément se faire en dehors du champ commercial. À titre d’exemple, et parce que je connais bien, les Jeux Opla ont travaillé pendant 4 ans sur la création du jeu [kosmopoli:t] sans se demander dans un premier temps si le jeu aurait intérêt à être édité. Et finalement, cet élan créatif a plutôt été un succès commercial parce que je crois que le public a reconnu l’authenticité de la démarche. Avec les jeux Opla, nous travaillons à nouveau sur un projet du même type autour de la transition énergétique. Ce jeu, In Extremis, sortira prochainement après 3 ans de création associée à celle d’un spectacle vivant. Nous avons effectivement des risques qu’il soit perçu par certains prescripteurs comme trop engagé ou pas assez ciselé dans les standards du moment. Et dans le même temps, d’autres prescripteurs, soucieux de défendre le jeu d’une manière plus large que du simple divertissement, nous attendent sur ce sujet. Nous ne sommes ni à l’abri d’un flop, ni à l’abri d’un succès. Je crois pour ma part que nos créations expérimentales ont tout à fait leur place dans le paysage ludique édité. »

 

Ces échanges et débats vous ont sans doute poussé à revisiter vos créations actuelles. Au titre de votre collectif ,la réflexion est menée depuis un moment et continue à se propager. Avez-vous l’intention de semer des graines pour faire germer des prises de conscience de la portée culturelle et politique du jeu chez d’autres créateurs et créatrices ?

Dans un premier temps, l’idée a d’abord été de s’interroger entre nous, de se renforcer mutuellement sur nos postures de création vis à vis des enjeux socio-politiques qui nous sont chers”, répond Julien Prothière. “Quand je vois que mes collègues sont d’accord avec moi pour dire que le jeu à nos yeux ce n’est pas que de la rigolade, c’est déjà beaucoup pour un milieu qui, je trouve, revendique souvent la légèreté de son média. Néanmoins, il ne s’agit pas d’être exclusif. Les jeux ont besoin d’être joyeux, positifs, bons enfants tout autant que sérieux, engagés, surprenants. Nous nous défendons donc d’être donneurs de leçon, même vis-à-vis de nous-mêmes. Il s’agit davantage d’une envie d’aller explorer le jeu dans des domaines où il est moins présent, de découvrir de nouveaux espaces où le fait « jouer » est pertinent.”

 

 

Henri Kermarrec ajoute : “Il me semble qu’à Rennes, on se pose ces questions depuis quelques années déjà. Depuis deux ans, le festival Rennes en Jeux a mis en place le prix Lizzie Magie, qui récompense l’engagement social, politique ou environnemental mis en œuvre lors de la création, la fabrication ou la diffusion de jeux de société. Dans Cartaventura, BLAM et Thomas Dupont (du GRAL, collectif d’auteurs rennais) ont choisi de présenter des personnages et des situations pas toujours consensuelles, ou en tout cas qui permettent de questionner des enjeux de société contemporains. Dans le collectif, la plupart d’entre nous créent du jeu de divertissement (et c’est très bien, il en faut !), mais ça ne nous empêche pas d’avoir régulièrement des débats en interne sur les sujets évoqués plus haut, entre deux tests de protos. Mais ce qu’on a fait lors de cette résidence, sous cette forme très particulière, oui j’ai envie de le reproduire avec mon collectif ou d’autres auteurs et autrices, pour avoir d’autres débats et des avis différents, et voir ces réflexions se développer plus largement dans notre petit milieu. »

Antoine Tissot complète : “ Il y a sans doute plusieurs autrices et auteurs qui se posent les mêmes questions sur la portée politique des jeux de société (comme le montre par exemple l’interview de Frédéric Serval par Polgara) (NDLR: nous avions produit et partagé une interview de Fred Serval par El Duderino sur ces mêmes questions), mais qui n’ont peut-être pas le temps ou l’opportunité de se réunir en résidence pour partager leurs idées sur le sujet. Si cette envie existe, il nous semble que les solutions locales sont tout indiquées. Les collectifs d’autrices et auteurs, déjà très précieux pour échanger autour du game design, pourraient ainsi offrir à celles et ceux qui le souhaitent une opportunité pour débattre localement sur le sens politique de la démarche créatrice.

Les participants de la résidence de Bourg de Péage vont d’ailleurs poursuivre cette discussion dans leurs collectifs respectifs. L’idée, c’est effectivement de mettre en commun tout ce qui a pu émerger de la résidence, dans l’intérêt collectif. »

 

 

« J’ai deux prototypes de jeux loin d’être aboutis que j’ai clairement envie de retravailler en profondeur suite à nos échanges », poursuit Agnès Largeaud. « Ainsi, dans un prototype sur les soyeux de Lyon dans lequel des négociants devaient faire fructifier au mieux leurs affaires, j’avais déjà intégré la possibilité que les canuts se révoltent ; maintenant, j’ai très envie de renverser l’angle d’attaque du jeu pour placer les joueurs dans la peau d’un canut plutôt que dans celle d’un négociant ou du moins pour faire sortir les canuts de leur statut de simples ressources et pour que leur révolte ne soit pas perçue seulement comme un événement fâcheux. Bien sûr que nous souhaitons semer des graines et je suis confiante dans le fait que ces réflexions vont se propager car les échanges et discussions que nous avons eus vont alimenter d’autres échanges et discussions et parce qu’un média ludique de renom 😉 s’intéresse à notre démarche et la relaie. »

« Si on peut inspirer des gens ce serait super » espère Pierre Buty. « Mais nous n’inventons pas la poudre. Les créateurs de tous les pays ne nous ont pas attendus pour imaginer des jeux artistiques ou porteurs de valeurs. Par contre, il y a un discours défendu par des professionnels de l’édition (comme par certains auteurs établis) selon lequel le jeu ne doit pas faire ça et doit rester du divertissement tout court. Si ça leur plaît de ne faire que ça, tant mieux pour eux, mais cette vision ne doit pas limiter les aspirations des autres. Notre mouvement donne de la voix à ceux qui souhaitent plus de diversité. S’il y a débat, plus de gens seront amenés à se poser des questions et peut-être que ça ouvrira des horizons. »

 

Poursuivre dans les collectifs c’est une belle façon de diffuser. Est ce qu’il y a une action à mener à la SAJ (Société des Auteurs de Jeu) ?

« La SAJ n’a pas vocation à se positionner sur l’intention des auteurs et autrices au sein de leurs créations personnelles » nous dit Juan Rodriguez, « mais il est vrai qu’elle milite activement pour la reconnaissance de l’acte de création ludique comme un acte artistique qui s’insère dans la production culturelle actuelle. Donc la SAJ en toute logique, mais comme tout le secteur d’activité devrait le faire, va avoir une sympathie, une attirance vers les jeux qui ont du sens et une portée culturelle et sociale, sans pour autant dédaigner des créations plus légères au niveau de leur intention, plus divertissantes. Celles-ci sont de toute façon utiles et attendues et sont créées par des auteurs et autices tout autant méritants à être défendus par leur syndicat professionnel. Par contre je ne suis pas sûr que la SAJ mette en place quelque chose de spécifique pour la diffusion de nos réflexions. Mais c’est une association et les décisions sont collectives… »

« La SAJ fait déjà énormément pour la reconnaissance du jeu de société en tant qu’objet culturel » ajoute Henri Kermarrec. « Lorsque ces démarches aboutiront, des subventions publiques (à tous niveaux – national, régional, municipal…) pourront permettre que des projets non-commerciaux de voir le jour, et à leurs auteurs ou autrices d’être rémunérés pour leur travail. La SAJ a sa raison d’être au niveau national en tant qu’organisme fédérateur, mais les collectifs se sont formés et fonctionnent de manière hyper organique, au niveau local, en comptant seulement sur l’humain. À mon avis ce type de résidence doit se reproduire tout aussi naturellement : il faut juste que les auteurs et autrices aient envie de se poser ces questions et d’y réfléchir ensemble. »

« On peut aussi investir les festivals pour échanger sur ces sujets avec le public lors de table ronde par exemple » poursuit Julien Prothière, « on peut inventer des interventions dans l’espace public, créer d’autres résidences, etc. Il y a plein de possibles ! »

 

Antoine Tissot – Henri Kermarrec – Pierre Buty – Gaspard Fontanille – Laurent Escoffier.                                                                                                                                    E Antonin Boccara – Julien Prothière – Agnès Largeaud -Juan Rodriguez

 

 

Pour conclure, avez-vous envie de nous citer quelques jeux qui vous ont touché par leur engagement, leur angle culturel, leur portée politique, ou par les émotions qu’ils ont suscité ?

Pierre : Legacy of Dragonholt de Nicky Vale, Unusual Suspect de Paolo Mori sont pour moi de bons exemples de jeux qui allient parfaitement l’aspect de divertissement d’un jeu et discours sociétal.

Henri : Le premier exemple de proposition ludique forte qui va dans ce sens, c’est à mon sens Train, de Brenda Romero. Dans Train, les joueurs tâchent d’optimiser le placement de passagers (de petits pions jaunes) dans des wagons. Une des cartes d’objectif piochée pendant la partie révèle aux joueurs que la destination des trains est un camp de concentration. À partir de ce moment là, la fin du jeu reste ouverte, les joueurs pouvant réagir de manière très différente : certains arrêtent de jouer, d’autres trichent pour cacher des pions, d’autres encore font de l’anti-jeu pour sous-optimiser, ou encore considèrent qu’il s’agit d’une expérience de second degré, et prennent la fin de partie avec légèreté. Train est une réflexion sur la complicité induite par la soumission à l’autorité (ici, la règle du jeu), proche de l’expérience de Milgram. Le jeu n’existait qu’en un seul exemplaire et l’autrice assistait à chaque partie, ce qui montre bien qu’il s’agissait pour elle d’un moment vécu unique dont elle s’estimait responsable, à la manière d’un happening artistique. Le jeu n’a aucune rejouabilité et n’a clairement pas été créé pour le divertissement – il fait d’ailleurs partie d’une série de jeux intitulée The Mechanic is the Message.

 

Train

 

Un autre exemple de jeu expérimental avec un propos fort, c’est l’installation de Yoko Ono « All White Chess Set », renommée plus tard « Play It By Trust ». Il s’agit d’un jeu d’échecs dont toutes les pièces et les cases sont blanches. Lors de sa première installation, il était indiqué sur une plaque de cuivre sur la table où le jeu pouvait être joué « Jeu d’échec pour jouer tant que vous pouvez vous souvenir où sont toutes vos pièces ». Yoko Ono était un fervente militante contre la guerre du Vietnam. Le matériel du jeu met au premier plan ce qui nous unit fondamentalement (notre humanité) : à moins d’un effort de mémoire conséquent (et qui paraît absurde), le conflit se retrouve très vite vide de sens. Enfin, un dernier exemple plus proche du milieu du jeu d’édition : il s’agit du jeu Les Foufounes, créé et publié en 2020 par le collectif Cool Muses. Mécaniquement il s’agit ni plus ni moins d’un jeu de memory, où les joueurs et joueuses doivent retrouver des paires de vulves identiques parmi des cartes face cachées. S’il a pu être présenté comme un jeu d’apéro adulte graveleux, il s’agit surtout d’un jeu destiné à dénoncer l’invisibilisation du sexe féminin (dans l’éducation, entre autres). Le système de jeu des Foufounes n’est absolument pas innovant, et ce n’est pas grave : il s’agit d’une puissante métaphore mécanique du propos porté par les autrices, et c’est ça qui est intéressant.

Juan : J’ai bien envie de citer Les Poilus ! Rassurez-vous, je n’ai pas oublié que j’en suis le coauteur avec Fabien Riffaud, je reste toujours ému quand j’y joue, et même quand j’accompagne les parties d’autres joueurs. Ce jeu dégage quelque chose qui me dépasse et je ne crois pas que ce soit la tragédie qui l’accompagne, ça participe mais il y a autre chose que je ne sais pas nommer. Depuis longtemps déjà, je cherche à créer des jeux avec du sens, de l’émotion, de l’implication politique ou sociale. La réflexion et les questionnements de ces quelques résidences, et peut-être début de mouvement, m’ont permis de voir l’évidence : ces aspects sont pour moi essentiels, aussi bien en tant que personne, qu’en tant qu’auteur. Énoncer clairement et collectivement ce que l’on sent profondément sans avoir réussi individuellement à mettre des mots dessus est une vraie libération. Et je m’efforcerai dorénavant de créer en conscience pour une création plus innovante, pertinente et lucide dans son temps. Comment ne pas citer aussi Secret Hitler. C’est un jeu qui éclaire et qui fait comprendre comment la politique peut mener au pire.

 

 

Agnès : Ce n’est pas un jeu qui me vient à l’esprit, mais plutôt un éditeur de jeux : Les Jeux Opla (scandale, encore eux !), pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la démarche d’écoconception et écofabrication en France dès ses débuts en 2010. Elle est d’autant plus forte qu’Opla n’autorise l’exploitation des licences de ses jeux à « l’export » qu’à la condition expresse que l’éditeur intéressé fasse fabriquer localement les jeux. Ensuite, parce que de nombreux jeux abordent des thèmes liés aux sciences (généralement la nature), sont conçus en collaboration avec des spécialistes du domaine et sont accompagnés d’un livret explicatif, le tout en procurant de vrais moments de plaisirs ludiques, preuve que la culture et le jeu peuvent faire bon ménage. Enfin, parce que j’adore la symbolique de leur événement « Green friday » qui met en exergue la folie consumériste de notre société (j’avoue néanmoins que je n’achète pas de jeux chez Opla ce jour-là : ils coûtent 30% plus cher que d’habitude).

 

Une mission de Résistance

 

Antoine : “Résistance !, de Trevor Benjamin, Roger Tankersley et David Thompson, est un jeu qui dit beaucoup de choses avec peu de matériel : qu’est-on prêt à sacrifier quand on s’engage dans la lutte contre un oppresseur ? Les choix proposés au joueur sont déchirants. À mes yeux, c’est un jeu qui se hisse au niveau d’œuvres comme l’Armée des ombres de Melville ou Les Justes de Camus, en posant les mêmes questions, mais avec son propre langage. Par ailleurs, c’est aussi un jeu qui résonne de façon assez inquiétante avec l’actualité politique…”

Merci de faire avancer la réflexion des molécules qui composent nos jeux sensibles de demain, merci pour vos réponses.

 

-Même si tous les participants de la résidence ne se sont pas exprimés directement dans cette interview, il sont néanmoins complètement en accord avec les concepts et intentions exprimés.-

 

Pour en savoir plus sur la SAJ, un format vidéo DLV par ici.

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3 Commentaires

  1. morlockbob 15/01/2024
    Répondre

    J’aime beaucoup ces articles qui sortent le jeu de son cadre basique. Bonne continuation à eux

  2. acariatre 15/01/2024
    Répondre

    Merci pour l’éclairage sur cette initiative ! Je rejoins complétement les analyses et les espoirs des propos reportés. On signe où ?

  3. Christelle – Les Dragons Nains 22/01/2024
    Répondre

    Très belle initiative. 100 % en accord également.

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