[ITW] Thibaud de la Touanne : Des nouvelles de Triton Noir

Triton Noir est un studio assez remarquable par sa nature, loin des standards habituels : Société indépendante à taille humaine, la maison d’édition n’a sorti que deux titres depuis 2013 (V-Sabotage et Assassin’s Creed), néanmoins très fournis en extensions, et surtout entièrement développés en interne, par Fabrice Lamidey et Thibaud de la Touanne.

Après une année 2021 difficile à cause des difficultés de livraisons liées au Covid, l’accueil très enthousiaste des joueurs pour Assassin’s Creed: Brotherhood of Venice s’est avéré très motivant pour l’équipe.
Maintenant que l’essentiel a été livré, les Tritons recommencent à respirer et commencent à s’impatienter de dévoiler leur prochain projet…

Prenons donc quelques nouvelles avec Thibaud de la Touanne, ce vétéran de l’industrie du jeu vidéo à la tête de Triton Noir. 

 

Fabrice, narrative designer, et Thibaud de la Touanne

  • Triton Noir représente combien de personnes aujourd’hui ?

Nous sommes 4 salariés à temps plein et 1 personne à temps partiel qui gère notre communication (réseaux sociaux, RP…). A cela s’ajoutent des freelances (illustrateurs, sculpteurs de figurines, traducteurs, relecteurs, etc.) selon les périodes. Je suis content que le studio ait grandi depuis la campagne d’Assassin’s Creed: Brotherhood of Venice® et je trouve que nous formons une bonne équipe. À titre de comparaison, pour V-Sabotage (anciennement connu sous le nom V-Commandos), j’étais principalement seul, avec l’aide de Fabrice Lamidey sur certains sujets ponctuels, et ce n’était pas tout repos ! 

 

Shannon, Graphic designer

 

Ceci dit, nous tenons absolument à rester à taille humaine et à conserver notre indépendance. Je ne vois pas Triton Noir dépasser les 10 personnes ni passer sous le contrôle d’investisseurs. Nous restons hors norme : nous avons sorti seulement 2 jeux depuis 2013  (avec 8 extensions tout de même !) et nous créons tous nos titres en interne avec Fabrice. Nous refusons systématiquement les projets d’auteurs externes, parce que c’est pour créer et développer des jeux que j’ai monté Triton Noir.

  • Comment marche la boîte au jour par jour ? 

Certaines personnes ont un job bien défini, comme Laurence (qui gère le SAV, les commandes, une partie de la compta et les salons) ou Shannon, notre graphiste. Avec Fabrice, nous gérons des tâches très diversifiées (gestion de la communauté hors réseaux sociaux, de la logistique, de la boutique en ligne, de l’entreprise, des campagnes Kickstarter, des Pledge Managers, etc) en plus de créer les univers et le gameplay de nos jeux. C’est cette dernière partie qui nous anime et nous aimerions beaucoup pouvoir y consacrer davantage que 5-10% de notre temps ! Nous sommes en télétravail depuis décembre 2020 à cause du Covid.
Auparavant, nous partagions des locaux avec un autre éditeur local : le Scorpion Masqué. On a vécu une période très enrichissante et agréable avec eux.

  • Tu parlais de projet, peux-tu nous en dire plus ? 

Nous travaillons sur un nouveau titre depuis 2 ans environ, mais il est encore un peu tôt pour l’annoncer. Ce que je peux vous dire à ce stade, c’est que ce sera un nouveau système de jeu mêlant tactique (tuiles et figurines), deck building et jeu de rôle dans un univers original créé par Fabrice. Notre taille ne nous permet pas de travailler sur plusieurs projets en parallèle. Le bon côté, c’est que quand on travaille sur un jeu à la fois, on y est à 100%.

 

Manuel Sanchez, directeur créatif qui a supervisé la création des figs 

  • Un mot sur le financement participatif : KS ne deviendrait-il pas de plus en plus compétitif et contraignant ? (hausse des coûts, concurrence très forte…)

C’est sûr qu’il y a de plus en plus de projets et qu’il devient donc de plus en plus difficile de se faire remarquer. Les projets présentés sont de plus en plus aboutis, il faut arriver avec des projets les plus proches possible de l’état final, ce qui demande beaucoup d’investissement en amont. Pour la campagne KS d’Assassin’s Creed: Brotherhood of Venice® par exemple, nous avons dépensé 300.000 $CA avant la campagne, une partie sous forme d’emprunt (banques et amis), le reste avec les fonds de Triton. Le risque est de plus en plus important et il est parfois difficile d’équilibrer toutes ces dépenses avec les revenus finaux.
Cela dit, le financement participatif reste un formidable tremplin pour des éditeurs indépendants !

  • Comment Triton noir vit-il l’évolution de la situation avec le Covid avec les coûts de fab et de shipping en hausse ? 

Nous avons dû augmenter nos prix de 10% comme la plupart des autres éditeurs. Les coûts du transport maritime restent très élevés. Nous regrettons qu’il soit devenu si compliqué de participer à des salons et d’aller au contact des joueurs. Plus difficile d’organiser des tests aussi… On fabrique plus de protos à faire tourner, ce qui est une bonne chose car nous souhaitions développer davantage les tests en aveugle.
Côté activité, on a été très affectés financièrement par le covid mais les ventes d’Assassin se passent bien, alors on peut dire qu’on a de la chance malgré tout.

 

  • Comment la société a-t-elle vécu ces deux dernières années avec les nouveaux challenges imposés par la crises ?

Nous nous sommes posé pas mal de questions (ce qui est toujours une bonne chose !). Par exemple, est-ce toujours judicieux de faire fabriquer en Chine ? Et à la réflexion, oui, pour nous en tout cas (notamment à cause des figurines). Quand tout augmente (coût des matières premières, fabrication, transport, …), nous n’avons malheureusement pas vraiment d’autre choix que d’augmenter les prix de nos jeux. Finalement, il n’y a pas eu de réel changement de process de notre côté.

 

 

  • Concernant votre choix des règles et de leur format tutoriel dans AC Brotherhood of Venice®: quelle fut la réception ? 

Très bonne dans l’ensemble, surtout chez les joueurs plus occasionnels. Je voulais autant que possible éviter une frustration éventuelle de la part de joueurs fans du jeu vidéo mais moins familiers avec le jeu de plateau. Ça a été un gros travail de mettre en place ce système, travail qui n’a que peu de valeur concrète pour les joueurs avertis, mais qui a porté ses fruits d’après les retours.
Certains nous ont même dit que le système de numéros (sur les cartes, pions ou dans les livrets) renvoyant à un point de règle devrait devenir un standard 🙂

  • AC toujours : quelle était la pertinence d’avoir une figurine répétée 12 fois ? Pas de remords d’édition de ce côté là (échelle plus petite…) ?

Lors de notre première rencontre avec Ubisoft, on s’est mis d’accord pour faire un jeu collector hors norme pour les fans de la licence et donc une campagne Kickstarter car ce jeu ne pourrait probablement pas arriver en boutique. Faire plus de variété de poses pour les figurines aurait fait augmenter sensiblement le prix du jeu, la sculpture des figurines représentant une part très importante du budget (entre 800 et 1500 euros par sculpture selon les pièces) notamment parce que nous avons fait appel à des sculpteurs qui sont, je pense, parmi les meilleurs au monde. Le budget pour les moules des figurines aurait lui aussi augmenté (les moules coûtant déjà plusieurs milliers de $).
D’un point de vue pratique, je pense aussi qu’avoir plusieurs poses pour un même type de personnage nuit à la lisibilité du jeu car il devient plus difficile d’identifier le type de chaque figurine.

Nous ne regrettons pas ce choix et les ventes sur notre boutique en ligne, même à plus de 200 euros pour la boîte de base, semblent confirmer que c’était un bon pari. 

Nous travaillons en ce moment sur une version boutique du jeu. L’idée est de conserver exactement le même gameplay, mais de remplacer la plupart des figurines par des standees et de faire quelques ajustements pour arriver à un prix qui fasse plus de sens pour tous les acteurs de la chaîne.

 

 

  • On voit bien que vous portez un soin très particulier à vos figurines, est-ce que tu pourrais nous raconter un peu les différentes étapes et intervenants pour arriver à ce résultat final ou c’est secret défense ? 🙂 

Pour les figurines, je pense que beaucoup de facteurs sont entrés en jeu. Tout d’abord il y a Manu Sanchez, le Directeur Artistique du Scorpion Masqué, qui a collaboré avec nous pour les figurines. Manu travaillait il y a fort longtemps chez Kraken Édition qui développait le jeu Alkemy. Il a aussi travaillé avec Days of Wonder et Asmodée plus spécifiquement pour de la figurine et du décor. Il a été de bon conseil pour sélectionner les sculpteurs, mais aussi pour leur attribuer les persos. « Lui, il est très bon pour les armures », « lui est excellent pour faire des poses dynamiques », etc. À propos de la recherche des sculpteurs, ça n’a pas été de tout repos, notamment parce que nous avions des délais très serrés. Nous n’avons cependant fait aucune concession en sélectionnant des sculpteurs que je trouve exceptionnels. La plupart travaillaient en 3D, mais Stéphane Simon sculptait à la main, il a réalisé la toute première figurine, la « Brute », qui nous a totalement bluffés ! Tenir dans tes mains la version physique d’un personnage que tu as passé tant d’heures à affronter sur un écran a quelque chose de magique 🙂

 


 

  • Quel regard portes-tu sur le secteur actuel et les multiples rachats des géants, toi qui viens du jeu vidéo ?

Le monde du jeu de société ressemble de plus à d’autres secteurs plus conventionnels, il devient de moins en moins artisanal. J’ai vécu le même genre de situation il y a 30 ans avec le jeu vidéo.

Quand j’ai commencé à développer des jeux vidéo en 1993, c’était vraiment très artisanal. Le premier jeu sur lequel j’ai travaillé (Superski 3) a été fait à deux personnes en seulement quatre mois. 20 ans plus tard, j’ai quitté ce secteur, devenu alors une véritable industrie où pour créer un jeu ambitieux, il faut une équipe de plus de 1000 personnes, répartie dans plusieurs studios à travers le monde et au moins 4 ans de développement. J’ai réalisé que les métiers et les compétences requises ont changé du tout au tout.
Les rapports humains aussi, tout comme l’ambiance et la motivation à créer des jeux. Certaines personnes sont adaptées à ces grosses structures, au fil des ans ils deviennent des experts dans un domaine très précis. Ils vont par exemple passer 2 ans à créer des voitures en 3D ou à programmer une mer la plus réaliste possible. D’autres, généralement plus “touche à tout”, vont plutôt se tourner du côté de la scène indépendante.

La différence avec le secteur des jeux vidéo, où les petits éditeurs manquent de moyens pour créer des jeux ambitieux, c’est qu’avec Kickstarter il n’y a pas vraiment de limite pour créer des jeux de plateau extrêmement ambitieux et hors norme comme nous l’avons fait par exemple avec Assassin et notre petite équipe. Peut être que ça ne durera pas, difficile à prévoir…

 

 

  • Avant de conclure, un dernier mot : que pensez-vous du panorama médiatique actuel ? 

On sent encore qu’il est animé par des passionnés amateurs pour la plupart (ce qui n’a rien de péjoratif à mes yeux). Ils sont importants dans l’écosystème du jeu de société, particulièrement pour faire sortir de l’ombre des jeux portés par des éditeurs indépendants. Certains font vraiment un travail remarquable !

Le marché du jeu de société grandissant chaque année, je suppose que la tendance aux rachats / investissements d’une partie des médias va continuer, qu’ils vont devenir plus gros et se transformer comme les éditeurs.

Il restera certainement certains médias indépendants qui tireront leur épingle du jeu avec un ton différent et probablement une plus grande liberté d’opinion et de parole ce qui est toujours souhaitable.

 

  • Merci pour votre temps ! Que peut-on vous souhaiter pour la suite de 2022 ? 

De continuer de créer des jeux aussi longtemps que possible 🙂 !

 

LUDOVOX est un site indépendant !

Vous pouvez nous soutenir en faisant un don sur :

Et également en cliquant sur le lien de nos partenaires pour faire vos achats :

acheter assassin-s creed: brotherhood of venice sur espritjeu

1 Commentaire

  1. Le vendeur masqué 02/02/2022
    Répondre

    « La différence avec le secteur des jeux vidéo, où les petits éditeurs manquent de moyens pour créer des jeux ambitieux, c’est qu’avec Kickstarter il n’y a pas vraiment de limite pour créer des jeux de plateau extrêmement ambitieux et hors norme »

    Et la planète ?

    C’est pas une limite ?

    Pas un début de réflexion sur le sujet (à part sur l’augmentation des coûts de transport) ?

Laisser un commentaire